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Full text of "Le Magasin de librairie : litterature, histoire, philosophie, voyages, poésie, théatre, mémoires, etc., etc"

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LE  MAGASIN 


DE  LIBRAIRIE 


Paris.  —  Imprimerie  de  P. -A.  BOURDIBH  etC,  SO,  me  Maiarine. 


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^^j'CX*!  . 


LE  MAGASIN 

DE  LIBRAIRIE 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE,  PHILOSOPHIE, 
VOYAGES,  POÉSIE,  THÉÂTRE,  MÉMOIRES,  ETC.,  ETC. 


PUBLIÉ  PAR  CHARP£]STI£R,  ÉDITEUR 

AVEC  LE  CONCOURS  DES  PRINCIPAUX  iiCRITAIHS 


TOME   DIXIÈME 


^PARIS 

CHARPENTIER,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

28,  QUAI   DE  L'ÉCOLE 

1860 

Réterfe  de  toai  droits 


G 


BRIGITTE 

PAR   M.   DE  LA   HADÉLAINE. 


A  M.  X***. 

Vous  avez  désiré  connaître  l'histoire  de  Brigitte  ;  je  vous  la  raconte 
telle  qu'elle  se  présente  toujours  à  mon  esprit,  et  sans  rien  changer  à 
ce  triste  entourage  de  choses  vulgaires  ou  burlesques,  au  milieu  des- 
quelles je  vois  toujours  rayonner  sa  douce  image.  A  ces  mille  trivialités 
du  monde  où  je  Tai  rencontrée  se  rattachent,  par  des  liens  secrets, 
mes  plus  pures  émotions.  Tous  ces  souvenirs  qui  s'appellent  mysté- 
rieusement sont  inséparables;  ils  s'enchaînent,  s'enlacent  et  m'enve- 
loppent, pour  ainsi  dire.  Je  vis  dans  ces  souvenirs  comme  le  prisonnier 
dans  sa  cellule.  Le  bruit  d'une  porte  grinçant  dans  le  lointain,  un 
gravier  qui  se  détache  de  la  voûte,  la  poussière  qui  vole,  l'ombre  qui 
passe,  toutes  ces  choses  du  dehors,  tous  ces  riens  prennent  un  intérêt 
pour  lui,  et  souvent  marquent  la  date  des  plus  grands  événements  de 
sa  vie  intérieure.  L'histoire  de  son  âme  est  écrite  sur  ces  froides 
murailles,  où  son  regard  s'arrête  sans  cesse  :  telle  souillure  du  sol,  telle 
fente  de  la  maçonnerie,  où  rampe  un  hideux  insecte,  lui  rendent  tout  à 
coup  le  souvenir,  le  sentiment  des  plus  nobles  mouvements  de  son 
esprit  ;  les  suintements  qui  tombent  sur  les  dalles  lui  redisent  lente- 
ment la  monotone  et  douloureuse  succession  de  ses  pensées,  lorsqu'il 
se  refusait  à  toute  espérance;  cette  mouche  qui  bourdonne  dans  le 
demi-jour  du  soupirail  lui  rappelle  le  premier  élan  de  son  cœur  vers 
celui  qui  délivre;  sous  ces  voûtes  obscures  resplendit  le  monde  infini 
de  ses  rêves.  En  soi,  que  sont  ces  murailles  ainsi  animées  par  la  pas- 
sion d'un  malheureux?  Rien,  moins  que  rien,  des  choses  qu'un  hasard 
a  rapprochées  et  qu'un  hasard  dispersera  ;  mais  en  elles  rien  n'est 
méprisable  si  elles  nous  racontent  les  joies,  les  espoirs,  les  angoisses 
d'un  cœur  qui  s'est  déchiré  pour  renaître,  si  c'est  là,  sur  ce  vil  théâ- 
tre, que  s'est  déroulée  la  destinée  d'une  âme  immortelle. 


BRIGITTE. 


I 


Je  suis  né  à  Lima,  mais  ma  famille  est  d'origine  française.  Mon 
grand-père  s'appelait  Perrault;  il  fut  mêlé  activement  aux  luttes 
politiques  de  son  pays,  et  je  retrouve  son  nom  cité  souvent  daçs  les 
journaux  des  dernières  années  de  la  Révolution.  U  a  laissé  sur  cette 
époque  des  mémoires  intéressants,  complétés  par  une  sorte  de  jour- 
nal qu'il  appelait  son  livre  de  raison^  et  dans  lequel  il  notait  réguliè- 
rement ses  dépenses  de  ménage,  ses  plantations  d'arbres,  ses  impres- 
sions du  jour,  et  les  souvenirs  politiques  qui  lui  revenaient  en 
mémoire.  A  l'aide  de  ce  livre  trè&-sincère,  et  de  tout  ce  qu'on  m'a 
raconté  de  lui,  j'ai  pu  reconstruire  sa  vie  et  me  faire  une  idée  assez 
aeUd  de  son  caractère.  C'était  un  esprit  tout  à  la  fois  méthodique  et 
chiisiérique,  aventureux,  patient  et  mobile,  mêlé  fort  singulièrement 
d'indécision  et  de  témérité.  J'étais  trè^-enfant  lorsqu'il  mourut,  mais 
il  me  neste  un  souvenir  lointain  de  sa  physionomie,  de  ses  gestes,  de 
son  allure,  et,  par  un  effort  de  mémoire,  je  puis  évoquer  cette  âgfire 
noble  et  passionnée,  que  l'extrême  yieillesse  n'avait  point  àloardie, 
où  se  retrouvaient  si  vivement  encore  toute  ranimation,  l'ardeur  ef 
la  grande  élégance  du  dix-huitième  siècle. 

À  la  chute  des  girondins,  dont  il  avait  partagé  tous  les  dangers,  un 
grand  découragement  le  saisit,  et  il  émigra  en  Allemagne.  Con- 
damné à  mort;pendant  son  absence,  traqué  dans  tous  les  petits  duchés 
de  la  Confédération  qui  lui  avaient  donné  asile,  chassé  de  ville  en 
ville,  il  prit  le  parti  de  s'embarquer  À  Hambourg,  et  ce  fut  alors 
qu'il  arrangea  son  nom  à  l'italienne.  De  là  ce  nom  de  Peraldi  que 
nous  avons  toujours  porté.  Après  avoir  erré  longtemps  dans  l'Ané- 
rîque,  il  vint  se  fixer  à  Buenos-Âyres,  où  il  amassa  ane  grande  f<H:- 
tune,  qu'il  n'hésita  pas  à  engager  dans  la  guerre  de  l'Indépendanee. 
£n  1810,  au  premier  soulèvement  contre  la  métropole,  il  affranchit 
Ses  esclaves,  il  les  arma,  les  équipa  à  ses  frais,  ^t  vint  se  mettre  aux 
ordres  de  la  junte.  A  la  tête  de  son  bataillon  noir,  il  se  joignit  au 
général  San-Martin  et  le  suivit  dans  sa  première  expédition  au  Chili. 
Blessé  deux  fois  au  passage  des  Andes,  amputé  par  un  maréchal  fer- 
rant, il  guérit,  on  ne  sait  comment,  et  fit  encore  une  campagne  avec 
sa  jambe  de  bois,  dans  les  fourgons  d'ambulance,  comme  ordonnateur 
de  l'armée. 

Mon  père  avait  alors  vingt-cinq  ans.  On  lui  donna  le  commande- 


BRlGITTfi.  7 

ment  du  iAti»})oB  noir,  «t  jusqu'à  la  psdx  il  prît  une  part  glorieuse 
aux  combats  de  l'armée  indépendante.  Appelé  an  .congrès,  il  fut  le 
premier  i  'proposer  rémancipoiion  des  noirs,  et  par  ses  votes,  ses  dis- 
eours,  ses  écrila,  par  «es  voyages  dans  les  Étate  voieins,  il  fut  l'un  des 
ppemotajrs  les  plus  résolus  de  ce  mourenient  abditÂoniste  (fan  demi 
entratner  irrésistiMement  toute  rAmérique  espagnole.  En  18..,  la 
Bolivie  était  la  seule  des  nouvelles  républiques  tfui  n'eàt  pas  encore 
appelé  ses  esclaves  à  la  liberté.  Mon  père,  depuis  longtemps  en  cor- 
vespondance  très-active  avec  les  membres  les  plus  influents  du  oob- 
grès,  se  décida  à  foire  le  voyage  de  La  Paz  pour  vaincre  directement 
les  icrésolotions  de  ees  amis.  Il  partit  dans  les  derniers  jours  de  l'été; 
mon  jeune  frère  raccompagnait. 

A  quelques  lieues  de  la  firont^re,  mon  père  eut  à  s'arrêter  mm 
mstinée,  pour  un  règlement  d'afeines,  chez  un  riche  ptoteur  de  ses 
amis.  Toute  Tbabitation  était  en  lète,  le  maître  de  la  maison  mariait 
sa  "fille.  Quand  non  père  voulut  se  r^neltre  en  voyage,  on  insista 
peur  le  garder  jusqu'à  la  fin  de  la  semaine,  et  -d'une  iaçon  si  près- 
BMrie  €A  si  courtoise,  qu'il  était  impossible  de  refuser.  La  dernière 
lettre  que  nous  ayons  reçue  de  lui  est  datée  de  cette  habitation;  il 
nens  uinonçait  son  départ  pour  le  lendemain.  Le  soir  même,  il 
devait  assister  au  grand  repas  de  noces  qui  se  donnait  chez  le  plan-* 
leur*  Quelle  latelité  le  retint  dans  cette  maison  !  Pendant  la  nuit,  tous 
les  convives  moururent  en  proie  à  d'affreuses  douleurs;  ils  avaient 
élé  empoisonnés  par  les  nègres  de  service.  A  huit  jours  de  là,  ma 
mère  et  ma  sœur  étaient  emportées  subitement  par  la  fièvre  jaune. 
En  moins  de  deux  semaines,  j'avais  perdu  tous  ceux<[ue  j'aimais.  Je 
ne  puis  m'expliqner  comment  je  leur  ai  'survécu .  Sous  le  ooup  de  ces 
mdheuTS,  je  tombai  dans  une  grafude  prostration,  (ki  m'a  raconté 
que  j*étais  resAé  un  mois  au  lit,  mais  de  cette  époque  je  n'ai  gardé 
que  des  souvenirs  vagues  et  flottants;  la  notion  du  temps  s'était  effa- 
cée dans  mon  esprit  Quand  les  médecins  me  déclarèrent  guéri,  je 
jetai  -sur  eux  des  regards  de  colère;  je  rentrais  dans  la  vie  avec  un 
ébm  indictble  :  je  me  sentais  isolé,  sans  but,  sans  raison  d'être,  inu- 
tile, détaché  de  tout  «I  vraiment  <léraciné,  comme  un  arbre  hors  <hi 
sol.  Le  s^our  de  Lima  me  'devint  odieux.  J'avais  hâte  de  fuir  à 
janmis  oette  terre  fimeste  où  tous  les  miens  étaient  tombés  subite* 
UMot  dans  les  embâciies  de  h  mort.  Comment  vivre  un  jour,  une 
heure,  dans  cette  maison  désolée,  naguère  si  bruyante  et  si  joyeuse- 
ment animée,  oii  je  me  retrouvais  seul,  seul  au  monde,  environné 


8  BRIGITTE. 

des  horreurs  du  silence  et  de  la  nuit,  comme  dans  une  tombe?  Je 
partis  précipitamment  pour  Valparaiso,  où  je  m'embarquai  sans 
m*être  informé  de  la  destination  du  navire  en  partance.  I)ans  les  der- 
niers jours  de  septembre,  on  me  déposa  à  Hambourg,  et  jusqu'au 
printemps  je  voyageai  dans  le  nord  de  l'Europe,  au  hasard,  sans 
curiosité,  ne  pouvant  m'arréter  nulle  part  ni  m'intéresser  à  rien,  le 
caractère  inquiet,  l'esprit  inerte.  Je  m'agitais  dans  le  vide. 

Je  ne  sais  comment,  dans  un  si  triste  état,  je  trouvai  un  jour  la 
force  de  réagir  violemment.  Avec  une  ardeur  désespérée,  j'entrepris 
de  recommencer  à  fond  toutes  mes  études.  Pendant  deux  ans,  je  fré- 
quentai les  universités  allemandes  et  je  m'adonnai  à  la  philosophie, 
puis  je  me  mis  à  apprendre  passionnément  la  musique  et  les  sciences 
exactes.  Loin  de  me  dompter,  un  travail  si  opiniâtre  ne  fit  que  sur- 
exciter ma  sensibilité  maladive.  Cette  recherche  des  choses  abstraites 
et  des  lois  idéales  développait  en  moi  l'horreur  de  la  réalité  ;  à  chaque 
instant,  les  discordances  de  la  vie  extérieure  me  blessaient  et  m'irri- 
taient avec  une  ironie  extrême.  Je  laissai  là  les  livres,  et  je  retombai 
bientôt  dans  une  stupeur  morne,  dans  l'hébétement  de  l'absolue 
indifierence. 

Comment,  au  milieu  d'une  telle  torpeur,  le  désir  ardent  de  venir 
habiter  Paris  put-il  naître  tout  à  coup  dans  mon  esprit,  naître  et 
grandir,  et  m'entraîner  avec  une  folle  insistance?  C'est  ce  que  je  ne 
saurais  dire  ni  expliquer  en  rien,  car  je  vécus  pendant  plusieurs  mois 
sous  une  obsession  étrange  :  une  idée  fixe  et  tyrannique  me  poursuis- 
vait.  Â  diverses  reprises,  je  me  mis  en  route  pour  Paris  machinale- 
ment, en  quelque  sorte,  puis  je  changeai  de  direction,  je  revins 
ensuite  sur  mes  pas,  et,  de  nouveau  je  m'éloignai  encore  d'une  cen- 
taine de  lieues  ;  mais  toujours  une  force  secrète  me  rapprochait  de 
Paris.  Paris  m'attirait  comme  ces  esprits  des  abîmes  qui  nous  appel- 
lent du  fond  des  gouffres. 

J'avais  eu  souvent  pour  compagnons  de  voyage  de  joyeux  sans- 
soucis  qui  me  parlaient  avec  un  enthousiasme  comique  des  plaisirs 
de  cette  capitale.  Ce  n'était  pas  sur  leurs  récits  que  j'avais  conçu  ce 
persistant,  cet  impérieux  désir  qui  ine  dévorait.  J'étais  en  proie  à 
des  sentiments  bien  opposés  aux  leurs;  j'étais  poussé  vers  cette  ville 
par  une  sorte  de  fatalité  sombre  et  redoutable.  Dans  cette  fascination 
lointaine  exercée  sur  moi,  il  y  avait  un  attrait  de  souffrance  indéfi- 
nissable, étrange.  J'avais  l'intuition  d'un  Paris  où  tout,  dans  le  mal 
comme  dans  le  bien,  dans  le  bonheur  comme  dans  la  peine,  prend 


\ 


BRIGITTE.  9 

an  accent  plus  vif,  une  vibration  cruelle,  où  la  vie  s'élabore  avec  une 
intensité  douloureuse.  C'était  là  que  se  préparait  ma  destinée  nou- 
velle; je  le  devinais,  et  je  luttais  en  vain  contre  cet  inconnu  mena- 
çant. Paris  a  une  extraordinaire  puissance  d'attraction  sur  les  mal- 
heureux; toute  infortune  gravite  invinciblement  vers  ce  centre 
mystérieux  du  monde. 

Après  trois  mois  de  longues  et  inutiles  résistances,  d'hésitations, 
d'allées  et  venues  en  sens  contraire,  je  me  trouvai  transpoi^té  un  jour 
à  Paris,  cour  des  Victoires,  en  quelque  sorte  malgré  moi.  C'était  le 
4  septembre.  Cette  date  est  ineffaçable  dans  ma  mémoire,  et  le  soir 
de  mon  arrivée,  je  me  sentis  si  allégé,  j'éprouvai  un  tel  repos,  un  tel 
bien-être, . —  toute  lutte  ayant  cessé  par  ma  défaite,  —  que  j'eus  honte 
et  regret  de  m'étre  débattu  si  longtemps  contre  des  craintes  puériles. 
Les  premiers  jours  se  passèrent  ainsi  dans  un  grand  calme  ;  il  me  sem- 
blait que  j'étais  né  à  Paris,  que  je  n'avais  jamais  cessé  de  Thabi- 
ter.  Je  m'étais  installé  dans  une  maison  meublée  de  la  rue  de  Seine^ 
que  fréquentaient  mes  compatriotes  des  républiques  espagnoles.  Pen- 
dant une  semaine,  je  n'eus  aucun  rapport  avec  les  locataires;  mais 
un  matin  l'on  m'apprit  qu*il  y  avait  dans  l'hôtel  deux  étrangers, 
anciens  amis  de  mon  père,  qui  désiraient  me' voir.  Je  les  abordai  avec 
empressement;  de  leur  côté,  ils  me  montrèrent  beaucoup  de  cordia- 
lité et  me  présentèrent,  dans  leur  famille.  Aux  premières  paroles 
qu'ils  m'adressèrent,  je  sentis  se  raviver  avec  violence  toutes  mes 
peines  engourdies.  La  plaie  se  rouvrait.  Ce  langage  espagnol  que 
'  j'aimais,  et  dont  j'étais  déshabitué  depuis  deux  longues  années,  me 
blessait  cruellement.  Dans  leurs  discours,  dans  leur  accent,  je  retrou- 
vais comme  un  écho  lugubre  de  ces  voix  si  chères  que  je  ne  devais 
plus  entendre,  que  la  mort  avait  à  jamais  condamnées  au  silence. 
Leur  conversation,  leur  vue  même,  leurs  amitiés,  tout  ce  qui  me 
venait  d'eux  me  rappelait  douloureusement  un  passé  dont  j'aurais 
voulu  détruire  les  plus  doux  souvenirs.  Je  chassais  avec  amertume 
toutes  ces  images  des  choses  à  jamais  perdues  :  elles  me  revenaient 
obstinément,  plus  jeunes  et  plus  présentes.  La  fréquentation  de  mes 
compatriotes  me  devint  intolérable  ;  je  rompis  brusquement  avec  eux, 
et,  sans  avertir  personne,  je  fis  transporter  mes  bagages  à  l'autre 
bout  de  Paris,  dans  un  hôtel  du  faubourg  Saint-Honoré ,  l'hôtel 
Beau-Séjour,  qu'on  me  disait  n'être  hanté  que  par  des  Américains 
des  États-Unis.  Avec  ceux-là  j'étais  certain  de  ne  jamais  lier  amitié. 
Je  me  suis  attaché  par  les  plus  vives  sympathies  à  la  très-noble  et 


10  BRIGITTE. 

très-malheureose  race  espagnole,  mais  par  contre  je  me  sens  loo- 
jonrs  étranger  au  milieu  des  gens  de  TUnion.  Dans  leur  société,  il 
m^est  très-^fecile  de  me  créer  une  invicdable  solitude. 

Il 

CM  hôtel  Beau-Séjour  où  je  descendais  était  tenu  par  une  ilame 
sur  le  retour^  assez  jolie  «ncore,  et  qui  se  parait  <x)mme  une  jeune 
mariée.  Au  saut  du  Ut,  elle  était  déjà  dans  tous  ses  atours.  Je  ne  Tai 
jamais  Tue  cinq  minutes  oisire;  c*était  l'activiié  même,  mais  dans 
tous  ses  mouTemeets  «Ile  savait  garder  une  allure  imposante.  On 
Tadmiraît  par  .sa  belle  prestance  et  son  port  majestueux;  ses  flatteurs 
lui  disaient  fpi*elle  rappelait  mademoiselle  Mars.  Du  nom  de  son 
mari  elle  se  nommait  madame  Taliard,  mats  il  loi  était  plus  agréable 
d'être  appelée  lamilièrement  madame  Sidonie.  C'était  une  personne 
très-âyenante,  très-parleuse,  très-questionneuse,  et,  pour  me  mettre 
à  l'aise,  dès  les  premiers  jours,  elle  me  raconta  tous  les  grands  mal- 
faeilkrs  de  famille  qui  la  réduisaient  à  cette  condition  de  tenir  un 
garai.  J'appris  d'eDequ'eHe  n'était  pas  faite  pour  le  négoce,  qu'elle 
était,  du  reste,  fort  bien  posée  à  Paris,  bourgeoisement  et  richement 
apparentée,  qu'elle  avait  de  belles  manières,  ei^n  qu'elle  était  une 
femme  du  monde  accomplie.  Elle  me  parla  longuement  de  ses  douze 
robes,  de  son  saion^  de  sa  fonrrare  en  vraie  martre,  de  ses  soirées,  de 
la  société  choisie  et  variée  qu'elle  recevait  tous  les  dimanches,  de  ses 
grandes  relations  dans  le  monde  des  arts  et  de  la  finance,  et,  sans  plus 
tarder,  elle  m'invita  pe«r  le  jour  même  à  ses  réunions.  Pour  édiap- 
per  à  toutes  ces  prévenances,  je  répondis,  en  forçant  à  plaisir  n^n 
accent  péruvien,  que  la  langue  française  ne  m'était  pas  familière, 
que  je  savais  tout  juste  quelques  phrases  du  Guide,  ti  qu'il  m'était 
impossible  de  soutenir  une  conversation  suivie.  Tout  aussitôt  elle 
me  proposa  un  maître  de  langue,  cft  la  voilà  tirant  de  ses  grandes 
poches  des  adresses  de  professeurs.  Il  y  avait  à  choisir,  et  dans  des 
prix  fort  variés  :  gens  de  lettres,  universitaires,  employés  de  bureaux, 
anciens  magistrats,  et  jusqu'à  des  abbés  !  Elle  prenait  les  cartes  à 
poignée  dans  un  fouillis  de  bouts  de  fil,  de  papîâotes,  d'échantil- 
lons, de  pastilles  et  de  billets  de  loterie.  —  Loteries  pour  les  inondés, 
les  incendiés,  les  naufragés,  les  réfugiés;  sociétés  mutuelles,  pros- 
crits de  toutes  races  et  de  tous  partis,  orphelinats,  patronages, 
ouvroirs,  —  toutes  les  bonnes  œuvres  du  monde  trouvaient  en  elle 


BRIGITTE.  il 

me  iBiaitifaMe  plaoeuse  de  billets.  EXIe  avait  teujoars  les  poches 
pleines  de  ses  petits  papiers  biens,  verts,  ronges,  orange.  Ett  m'o^ 
fnnt  «es  cartes  de  pptrfessenrs,  elle  réussit  à  me  glisser  dans  les  mains 
quelques  bilkrts  pour  les  jeunes  aveugles.  Je  les  payai  au  plus  vite, 
j'enfpochai  une  douzaine  d'adresses ,  et  je  me  sauvai  dans  la  rue 
comme  im  malfaiteur. 

C'étaient  tous  les  jours  de  nouvelles  offres  de  service  ;  soir  et  ma- 
tin, i  ma  rentrée,  à  îrsl  sortie,  j'étais  sûr  de  la  trouver  sur  mes  pas, 
gracieuse,  officieuse,  empressée.  Elle  s'inquiétait  avec  sollicitude  de 
floes  goûts,  de  mes  projets,  de  ma  santé,  de  mon  passé,  de  mon  avenir  ; 
sa  curiosité  affectueuse  ne  se  lassait  pas.  Je  m'étais  tellement  désha* 
bilné  de  toutes  relations  amicales,  que  je  ne  savais  comment  répondre 
à  tuil  d'obligeance;  j'en  étais  pour  ainsi  dire  importuné.  Depuis  mon 
départ  de  Lima,  personne  ne  s'était  jamais  occupé  de  moi;  chez 
madame  Sidonie,  au  milieu  de  ces  prévenances  et  de  ces  soins  conti- 
nuels, j'en  étais  prescpie  venu  à  regretter  cette  indifférence  glaciale 
dont  j'aviait  tant  souffert  dans  ma  vie  errante.  La  bonne  dame  ne  me 
laissait  pas  xine  minute  en  paix.  Si  par  hasard  je  m'attardais  au  lit, 
^e arrivait  tout  effrayée  avec  des  tisanes.  Si  je  m'étais  avisé  de  décou- 
cher, je  «uis  irès-<;ertain  qu'elle  aurait  été  me  réclamer  à  la  préfecture. 

Ma  sauvagerie  l'intriguait  et  l'attristait.  —  Vous  vivez  comme  un 
eiirs,  me  dit-elle  un  jour,  cela  ne  vaut  rien  ^  je  vais  vous  envoyer 
Giavinart.  C'est  un  garçon  bien  amusant.  Oh  !  celui-là  n'engendre 
pas  la  mélancolie!  11  ferait  rire  un  mort;  il  vous  dégourdira. 

Ce  Chavinart  était  un  peintre  sans  ouvrage  qui  hantait  la  maison  ; 
madame  Sidonie  l'utilisait  à  toutes  fins  pour  ses  courses,  ses  achats, 
ses  soirées,  ses  procès;  elle  le  chargeait  en  outre  de  promener  dans 
Paris  les  étrangers  capricieux  et  mélancoliques  logés  à  l'hôtel  Beau- 
Séjour,  afin  de  les  civiliser,  disait-elle,  et  de  les  façonner  au  plaisir. 
—  Bonjour,  moricaud,  me  dit-il  en  arrivant  à  l'appel.  Tiens!  tu  es 
encore  pins  affreux  que  moi!  Est-il  laid!  Ah!  mon  pauvre  Péral- 
èoiart,  n'écris  jamais  dans  les  petits  journaux.  Parole!  tu  manques 
-et  gaieté. 

Madame  Sidonie  s'évertua  à  lui  démontrer  que  je  m'appelais  Pé- 
raldi,  et  qu'il  n'était  pas  bienséant  de  déBgurer  mon  nom  de  fiimille. 
-^  C'est  comme  moi,  dit-il,  de  mon  vrai  nom  d'Auvergnat,  je  m'ap- 
pelle Chavin,  •*—  Chavin,  artiste,  et  par  contraction  <^havinart.  Quoi 
de  plus  simple?  on  ne  saurait  trop  s'enlaidir. — Et,  pour  prouver  son 
dire,  il  se  mit  à  grimacer  horriblement^ 


12  BRIGITTE. 

Chavinart  ne  voulut  plus  me  quilter.  Madame  Sidonie  lui  avait 
donné  mission  de  m'égayer  et  de  me  distraire  :  il  n'y  réussissait  guère 
avec  toutes  ses  drôleries  ;  mais  mon  humeur  maussade  ne  le  rebutait 
pas,  et,  ne  pouvant  m'amuser,  il  s'amusait  de  moi.  Comme  il  était 
fort  bavard,  j'avais  essayé  de  le  réduire  au  silence  en  prétextant,  ainsi 
qu'avec  madame  Sidonie,  de  ma  grande  ignorance  de  la  langue  fran- 
çaise. —  Raison  de  plus  pour  causer,  me  répondit-il;  avec  moi,  tu 
feras  de  grands  progrès.  J'en  ai  dégrossi  de  plus  lourdauds  que  toi. 
—  Et  pour  me  rompre  à  toutes  les  finesses  du  beau  langage  parisien, 
il  me  parlait  une  sorte  d'argot  d'atelier.  Tous  les  jours  il  inventait  à 
mon  usage  des  surnoms  burlesques,  car  c'était  bien  le  plus  gai*et  le 
plus,  irrévérencieux  des  hommes  :  on  l'aurait  introduit  à  la  cour  de 
Russie  pour  peindre  de  grands  personnages,  nul  doute  que  dès  la 
première  séance  il  se  serait  mis,  sans  hésiter,  à  tutoyer  le  tsar. 

Madame  Sidonie  ne  se  mit-elle  pas  en  tête  de  me  faire  peindre  par 
son  Chavinart  !  —  Eh  I  qu'ai-je  aCTaire  de  mon  portrait?  lui  disais-je. 
Je  ne  vois  personne  au  monde  à  qui  l'offrir.  —  Elle  insista  de  plus 
belle  ;  je  refusai  net  et  par  trois  fois,  mais  elle  me  persécuta  si  vive- 
ment que  je  finis  par  céder.  En  trois  séances,  ce  fut  enlevé.  C'était 
assez  ressemblant,  quoique  fndignemcnt  flatté.  Je  ne  sais  comment  il 
était  arrivé  à  tirer  tant  d'agréments  de  ma  personne.  Le  drôle  me 
peignit  en  pied,  dans  une  altitude  romanesque,  au  milieu  d'un  vaste 
paysage  oriental.  Il  va  sans  dire  qu'on  donna  ce  tableau  à  encadrer 
au  doreur  de  la  maison.  Les  fournisseurs  de  l'hôtel  étaient  toujours  à 
mes  trousses;  ils  m'avaient  pris  à  leurs  gages.  Pour  leur  échapper, 
je  m'étais  laissé  équiper  et  vêtir  à  neuf,  mais  c'était  tous  les  jours  à 
recommencer  :  tantôt  c'était  le  chemisier  de  madame  Sidonie  qui 
venait,  bon  gré,  mal  gré,  me  prendre  mesure,  tantôt  son  chapelier, 
son  cordonnier,  son  tailleur;  il  n'était  pas  jusqu'au  libraire  qui  ne 
me  poursuivit  avec  ses  livraisons  illustrées. 

Le  doreur  de  l'hôtel  fit  les  choses  en  conscience.  Le  cadre  était  si 
haut  et  si  large,  qu'on  fut  obligé  de  l'incliner  en  biais  entre  la  porte 
et  la  croisée  ;  tout  un  côté  de  ma  chambre  en  était  obstrué  ;  les  pla- 
cards étaient  condamnés,  et  je  ne  pouvais  plus  ouvrir  qu'à  demi  les 
fenêtres.  Dans  mon  embarras,  je  suppliai  madame  Sidonie  de  me 
délivrer  de  ce  tableau  d'histoire.  —  Ohl  qu'à  cela  ne  tienne!  me 
répondit-elle  tranquillement,  rien  n'est  plus  facile;  je  vais  l'envoyer 
à  la  grande  loterie  de  nos  jeunes  aveugles.  Justement,  leur  tirage  est 
renvoyé  au  mois  prochain.  Quel  lot  magnifique  !  Ils  seront  ravis. 


BRIGITTE.  13 

Le  plaisant  de  l'affaire,  c'est  qu'elle  eut  encore  l'adresse  de  me 
glisser  à  cette  occasion  une  dizaine  de  billets  pour  cette  loterie  où 
j'allais  figurer. 

Du  même  coup,  je  me  trouTai  débarrassé  du  peintre  et  du  tableau. 
Cha^inart  commençait  à  s'ennuyer  grandement  de  moi,  et  non  sans 
raison  ;  mais  madame  Sidonie,  qui  ne  pouvait  s'habituer  à  me  voir 
seul,  me  cherchait  partout  des  compagnons  de  plaisir  :  c'était  sa 
manie  de  mettre  les  gens  en  relation.  J'avais  pour  voisin  de  chambre 
un  gros  Virginien  fort  riche,  dont  elle  voulut  à  toute  force  m'im- 
poser  Tamitié.  Elle  s'obstinait  à  l'appeler  mon  compatriote.  Quand 
je  lui  répondais  qu'entre  nous  Espagnols  et  ces  gens  de  l'Union  il 
n'y  avait  rien  de  commun  :  —  Tout  ça  c'est  la  même  chose,  me  disait- 
elle  avec  son  assurance  parisienne,  vous  êtes  tous  du  Midi!  —  Elle 
finit  par  l'installer  chez  moi.  Tous  les  matins,  il  venait  fumer  trois 
cigares  au  coin  de  mon  feu,  les  pieds  sur  les  chenets,  en  me  racon- 
tant ses  amourettes  de  la  veille  ;  après  quoi  il  se  contemplait  à  la 
glace,  rajustait  sa  cravate,  regardai!  en  souriant  ses  gros  doigts  char- 
gés de  grosses  bagues,  puis  s'en  allait  sans  me  saluer.  Mon  impoli- 
tesse systématique. ne  le  blessait  en  rien,  car,  pour  sa  part,  il  était 
fort  grossier  et  trouvait  tout  naturel  qu'on  l'imitât.  Madame  Sidonie 
le  traitait  avec  des  respects  infinis,  comme  un  de  ses  clients  les  plus 
fidèles.  Il  payait  largement  et  dédaigneusement,  sans  compter  ;  depuis 
six  ans,  il  venait  passer  ses  hivers  à  Paris,  et  jamais  il  ne  manquait 
de  descendre  à  l'hôtel]  Beau-Séjour,  dont  il  louait  à  l'avance  le  plus 
bel  appartement  :  quatre  pièces  d'enfilade  tendues  en  damas  cra- 
moisi. Chavinart  l'avait  surnommé  le  mylord  de  la  chambre  rouge. 

Madame  Sidonie  ne  cessait  de  me  combler  de  prévenances;  en  me 
voyant  si  triste,  elle  m'avait  pris  en  grande  affection,  et,  sans  se 
décourager,  elle  me  réinvitait  obstinément  à  ses  fameuses  soirées. 
Elle  ne  comprenait  rien  à  mes  refus,  et  s'ingéniait  tous  les  jours 
pour  me  distraire.  A  la  fin,  ne  sachant  plus  qu'inventer,  elle  me  mit 
dans  les  mains  du  médecin  de  la  maison.  Ce  brave  homme  me  déclara 
incurable  et  refusa  par  conscience  de  continuer  ses  visites. 

III 

J'étais  depuis  six  semaines  à  l'hôtel  Beau-Séjour,  et,  par  ces  petits 
événements  sans  importance,  l'on  peut  voir  que  rien  n'était  venu 
justifier  les  craintes  extraordinaires  que  m'avait  inspirées  ce  voyage  à 


14  BRIGITTE. 

Park.  Auflsi  m'est-U  iinposBible  d*expUquer  peurquoi  tout  à  coup,  et 
moA  raison  aucune,  je  retombai  sous  Tobsession  des  pressentiments 
les  plus  douloureux.  Je  vivais  de  nouveau  dans  une  sorte  d'aaxiété 
inoompréhensible,  au  milieu  des  apprébensions  les  fbm  ehknériqties, 
sous  la  menace  d'un  naalbeur  inconnu  et  prochain.  Un  matin,  à  mon 
réveil,  je  fus  agité  si  viol^nment  par  ces  inquiébides,  qpie  jie  résolus 
de  fuitter  définitivement  Paris.  Je  fis  mes  malles  à  la  bâte  et  je  montai 
chca  naadame  Sidonie  pour  lui  annoncer  que  j'étais  décidé  à  partir  k 
jour  même  pour  Nice,  où  je  ccHitçtaiâ  passer  Tbiver.  Je  m'attendais 
à  hà  voir  déployer  toutes  ses  babiletés  pour  me  retenir  à  rbétd 
Beau-Séjour;  il  n'en  f»t  rien.  —  Nice,  me  répondit-elle  tout  natur- 
rellement,  voiture  de  Marseille,  onae  beures  et  demie  du  matin,  cour 
des  Victoires.  Ne  vous  occupez  pas  de  ces  amuyeux  préparatifs  de 
v&yage  :  pour  les  adresses,  les  bagages,  les  places,  les  visa ,  laissez 
faûre  Cbavinart  :  il  se  chargera  de  tout.  —  Elle  appela  le  peintre  et 
l'envoya  aux  messageries. — Oui,  vous  avez  riaison  de  partir,  reprit-elle 
en  m'offrant  un  siège  à  ses  côtés,  notre  climat  ne  vous  vaut  rien,  cher 
ami.  Le  docteur  e^  certain  que  vous  avez  le  mal  du  pays.  Espérons 
qne  le  soleil  d'Espagne  vous  remettra.  Elle  me  retint  à  déjeuner  et 
me  fit  ses  adieux  très-cordialement.  Elle  avait  les  larmes  aux  yeux,  et 
je  partageais  son  émotion  ;  jie  commençais  à  lui  être  sincèrement  atta- 
ché, car  elle  était  vraiment  bonne  et  dévouée,  et  tout  en  servant  très- 
subtilement  ses  propres  intérêts,  elle  était  très^oUigeafite. 

Au  dessert,  Cbavinart  nous  arriva  avec  un  passe-port  en  règle,  des 
bulletins  de  voiture,  des  paquets  de  Guides  et  de  journaux.  J'avais 
l'habitude  de  porter  sur  moi,  dans  un  portefeuille,  un  petit  médaillon 
de  ma  sœur  auquel  je  tenais  beaucoup;  en  me  remettant  mes  papiers 
de  voyage,  le  zélé  Cbavinart,  qui  voulait  m'aider  en  tout,  me  tira  si 
brusquement  le  portefeuille  des  mains,  que  le  médaillon  tomba  à 
terre  et  fut  trë&-endommagé.  Tout  aussitôt  il  se  mit  soigneusement 
à  restaurer  cet  ivoire,  mais  ce  travail  minutieux  dura  jusqu'à  midi, 
si  bien  que  je  manquai  la  voiture.  Il  fallut  attendre  b  diligence  de 
minuit.  Que  faire  jusqu&-]à?  Ma  chambre  était  déjà  occupée  par  un 
nouveau  venu.  Rien  d'ennuyeux  comme  ces  longues  journées  de  départ 
manqué  :  douze  heures  d'incertitude  et  d'oisiveté,  à  errer  sans  but 
au  hasard  !  Jusqu'à  la  nuit,  je  me  laissai  promener  par  Cbavinart,  qui 
s'était  emparé  de  moi.  Vers  huit  beures,  nous  nous  retrouvâmes 
devant  Thôtel  Beai>-Séjour.  J'étais  harassé  de  fatigue  et  d'inertie;  il 
pleuvait  à  verse.  —  Entrons,  me  dit  Cbavinart.  —  Il  me  poussa  dans 


BRIGITTE.  tô 

le  Testibttle.  Du  haut  de  Tescalier,  madame  SLdo&ie  nous  avait  déjà 
aperçus;  elle  avait  le  don  d!être  à  la  fois  partout,  à  ses  soirées,  k  sa 
cuiâiie,  à  son  bureau  :  elle  Vint  à  nous  en  courant,  me  prit  la  main 
et  m'introduisit  dans  son  salon* 

C'était  jour  de  grande  réception;  j'espérais  passer  inaperçu  au 
milieu  de  cette  foule  d^arrivants  qui  se  pressaient  à  l'entrée,  mais  en 
cherchant  une  place  dans  un  coin,  j'entendis  ce  menteur  de  Cbavif- 
nart  qui  me  signataU  aux  mères  de  iamiUe  comme  un  gentilhomme 
portugiûs  fantasque  et  prodigue,  immensément  riebe.  Il  leur  par- 
lait avec  emphase  de  mes  vassaux,  de  mes  titres,  de  mes  quatre  cents 
nègres.  Comme  j'étais  en  habit  de  voyage ,  il  leur  afOi^mait  que  e'&« 
taîi  par  bizarrerie  que  Je  me  présentais  ainsi,  que  j'étais  connu  dans 
tout  Paris  pour  mes  excentricités,  à  tel  point  qu'on  m'avait  rencontré 
aux  bals  de  la  cour  en  costume  de  planteur*  Ces  belles  inventions  eiiN- 
culèrent,  et  déjà  toutes  les  mères  me  couvaient  des  yeux.  L'assem** 
blée  était  assez  nomlH^use.  Il  y  avait  là  une  quarantaine  d'hommes 
entre  deux  âges,  étrangers  la  plupart  et  locataire»  de  Tbôtel,  fort  eo»- 
SBS,  vains,  importants  et  trè&-mal  élevé»  :  ils  se  promenaient  autour 
des  dames  comme  dans  un  lieu  publie,  le  binocle  sur  le  nez.  An 
fond,  tout  autour  du  piano,  on  se  pressait  entre  deux  rangées  de 
dames  très-parées;  elles  étaient  escortées  chacune  de  deux  ou  trois 
filles.  Il  parait  que  foutes  ces  demoiselles  étaient  musiciennes,  car  en 
passant  au  milieu  des  mère»  je  n'entendais  que  ces  phrases,  chucbcH 
tées  vivement  aux  oreilles  des  filles  :  A  toi!  à  toil  tiens-toi  prête!... 
Ton  grand  c^Mricel  voici  le  moment....  Ta  fantaisie  brillante!  — .ta 
Fédoral  —  ton  Amandal  ta  Follette  l  —  ta  Bédam^elkl  —  C'est  ton 
tour,  vite,  tes  Dahlias  I  -^tes  Camellias  ! — UAnge  f£am&ur  1^—  Un 
Rayon  de  tes  yeuxl  Pas  de  sotte  timidité,  au  moins, — n'attend»  pas 
qu*on  t'invite.  —  De  tout  côté  on  voyait  sortir  des  rouleaux  de  papier 
notés,  caché»  sous  les  écharpes  et  les  maniilles,  et  bienlM  le  concart 
éclata.  Quelle  musique!. «•  Sans  trève^  coup  sur  coup,  à  la  file,  elles 
accouraient  au  piano  armées  de  leur  romance,  de  leur  caprice,  de 
leur  fantaisie  brillante,  et  toute»  avec  des  minauderies  irritantes, 
toutes  avec  les  même»  langueurs  prét^ieuses  dan»  la  voix,  le  jeu , 
les  airs  de  tête.  A  bout  de  patience,,  jie  me  levai  brusquement  et  je 
gagnai  la  porte.  —  Mais  il  fait  un  temps  affreux!  me  dit  Cfaavinart;, 
entend»  l'orage,  on  ne  jetterait  pas  un  créancier  à  la  rue  !  —  Il  vou-- 
lut  me  retenir,  mais  quoi  qu'il  fit,  je  ne  l'écmUai  pas.  Pour  échap- 


16  BRIGITTE. 

per  à  œ  cbaimri  de  petites  pensumnaires  ^Tamteoses,  je  me  serais 

jeté  à  la  Seine. 

Dans  Fescalier,  j'entendis  une  Toix  qai  me  frappa  par  sa  noblesse 
et  son  accent  pathétique.  Je  rentrai  an  salon.  Une  jeane  fille  chantait 
an  piano  ;  elle  était  en  grand  deuil,  et  des  parures  de  jais  ornaient  ses 
beaux  chereux  noirs.  Chavinart  me  dit  qu'elle  était  orpheline  et  que 
cet  enfant  de  douze  ans  qui  raccompagnait  aTec  tant  de  retenue  et 
de  certitude  était  son  frère.  Jamais  je  n*ai  entendu  si  parfaite  har- 
monie entre  la  Toix  et  l'instrument.  L'union  de  leurs  deux  âmes  se 
révélait  dans  la  beauté  de  cet  accord.  Elle  récitait  un  grand  air  de 
Gluck,  les  Adieux  dAdmète  :  son  chant  pur  et  sévère ,  dédaigneux 
de  tout  artifice,  traduisait  simplement  et  respectueusement  la  pensée 
du  maître.  Le  sérieux,  l'éloquence  de  cette  noble  diction  tranchaient 
si  fortement  sur  ce  fond  de  sottise  que  je  venais  d'entendre,  elle  était 
si  recueillie,  si  pénétrée  de  son  art,  que  je  ne  pouvais  m'expliquer  sa 
présence  en  pareille  cohue.  Je  la  contemplais  avec  une  sorte  d'admi- 
ration mêlée  de  respect  et  d'inquiétude.  Son  chant  si  grave,  son 
chaste  profil ,  sa  modestie,  tout  annonçait  en  elle  l'amour  du  vrai,  la 
droiture  et  le  goût  de  la  sagesse.  Par  quel  hasard  se  trouvait-elle 
transportée  dans  ce  monde  équivoque? 

Madame  Sidonie  s'approcha  d'elle  avec  son  obUjgeance  accoutumée 
et  lui  dit  très-amicalement  :  —  Ah  !  chère  petite,  vous  êtes  incor- 
rigible. Pourquoi  vous  obstiner  à  ces  vieilleries?  Vous  tenez  donc 
bien  à  n'avoir  jamais  aucun  succès!  Au  théâtre,  cela  serait  fort  beau  ; 
mais,  puisque  décidément  vous  refusez  de  débuter  à  TOpéra ,  il  faut 
bien  se  plier  au  goût  du  monde.  Laissez-moi  de  côté  ces  antiquailles, 
sinon  je  ne  pourrai  jamais  vous  trouver  une  élève.  Allons,  vite,  met- 
tez-vous au  piano  pour  prendre  une  revanche,  et  jouez-leur  quelque 
chose  de  plus  amusant.  —  Sans  se  faire  prier,  la  jeune  orpheline 
s'assit  au  piano  et  nous  donna  un  morceau  de  Haydn,  vieillot  d'al- 
lure, limpide,  aimable  et  rempli  d'innocence.  Elle  en  rendit  très- 
doucement  toutes  les  grâces  et  toute  la  bonhomie,  avec  un  tact,  une 
douceur,  une  science  extrêmes.  Elle  retrouvait  vraiment  l'accent  du 
dernier  siècle.  Son  jeu  était  fin,  ingénu  et  discret.  Elle  tirait  de  son 
instrument  des  sons  d'une  ténuité  si  claire,  elle  dessinait  tous  les 
motifs  d'un  trait  si  délié,  si  spirituel,  que  c'était  à  croire  qu'elle  jouait 
sur  le  clavecin  du  maître,  à  Eisenach ,  en  plein  dix-huitième  siècle, 
sous  les  yeux  de  Haydn  lui-même.  Tous  les  auditeurs  bâillaient 
d'ennui.  Lorsqu'elle  se  leva,  le  mylord  de  la  chambre  rouge  vint  lui 


BRIGITTE.  n 

ofiBrir  la  main  en  lui  parlant  familièrement  à  l'oreille  ;  elle  le  repoussa 
avec  hauteur  et  prit  le  bras  de  son  jeune  frère.  L'adolescent,  irrité, 
serrait  les  poings  et  relevait  la  tête  d'un  petit  air  vaillant  dont  s'a- 
musa beaucoup  le  gros  homme.  —  Oh  !  la  sotte  !  dit-il  tout  haut  en 
revenant  s'asseoir,  les  mains  dans  les  poches  ;  elle  ne  sait  pas  ce 
qu'elle  refuse.  — «■  J'étais  outré  de  colère  ;  je  m'approchai  de  l'Amé- 
ricain ;  mais  la  foule,  refluant  de  mon  côté,  nous  sépara  brusque- 
ment. Les  étrangers  étaient  fort  mécontents  de  ce  qu'ils  venaient 
d'entendre  ;  pour  les  remettre  en  gaieté,  madame  Sidonie  se  hâta  de 
leur  faire  entendre  des  chansonnettes  du  Palais-Royal.  Nous  vîmes 
arriver  derrière  le  pupitre  un  petit  blondin  pâlot,  coiffé  d'un  chapeau 
exigu,  qui  nous  débita  d'un  grand  sérieux  toutes  sortes  de  balivernes 
et  de  polissonneries.  Par  moments ,  il  se  démenait  à  outrance,  avec 
des  gestes  figuratifs  tout  à  fait  saugrenus.  Il  avait  une  manière  de 
grimacer  si  habile  que,  sans  user  de  ses  mains,  par  des  contorsions 
de  visage,  il  arrivait  à  faire  tourner  son  chapeau  d'une  oreille  à  l'au- 
tre. C'était  alors  de  tous  côtés  des  rires  fous. — Est-ce  un  acteur?  dis- 
je  à  Chavinart.  —  Tiens,  quelle  idée  !  me  répondit  le  peintre;  lui , 
acteur  !  Elle  est  bonne,  celle-là  !  Tu  ne  reconnais  donc  pas  Chagny  ? 
D'où  sors-tu  donc?  Mais  c'est  Chagny,  il  n'y  en  a  qu'un  au  monde... 
Regarde-le  bien,  nous  en  ferons  un  sous-préfet. 

Quand  ce  futur  magistrat  eut  montré  tout  son  talent,  le  piano  fut 
occupé  par  une  grande  demoiselle  tout  de  bleu  habillée,  roide,  évi* 
dée,  anguleuse.  Je  ne  sais  trop  ce  qu'elle  exécuta,  car  son  jeu  net, 
sec  et  pointue  m'agaça  tellement ,  que  je  fis  de  grands  efforts  pour 
regagner  la  porte;  mais  le  salon  se  remplissait  de  nouveaux  venus  ; 
l'entrée  était  obstruée,  il  fallut  tout  entendre.  C'était,  du  reste,  irré- 
prochable, d'une  précision,  d'une  correction  irritante.  Jamais  facteur 
de  boites  de  Genève  ne  construisit  un  si  parfait  mécanisme.  Elle  fut 
bès-applaudie. 

Je  m'étais  assis  à  côté  d'une  grande  dame  maigre,  à  figure  dépi- 
tée, qui  ne  cessait  de  gronder  sa  fille.  —  Fais-lui  donc  la  cour,  me  dit 
Chavinart.  —  Il  me  la  nomma.  Elle  s'appelait  madame  Urbain.  A 
chaque  instant,  j'entendais  ma  voisine  qui  répétait  à  sa  fille  :  —  Tu 
vois  quel  triomphe  !  C'est  encore  un  de  tes  morceaux  ! ...  Si  tu  l'avais 
joué!  Tiens-toi  prête!...  Vas-tu  encore  laisser  passer  ton  tour,  et 
pour  la  sixième  fois?  Sois  bien  attentive,  et  sitôt  qu'elle  sera  à  sa  der- 
nière page,  lèye-toi  et  cours  au  piano  ! 

Dès  que  la  demoiselle  bleue  eut  fini  sa  tâche,  madame  Urbain  se 

Tome  X.  —  37'  LÎTraison.  2 


18  BRIGITTE. 

leya,  prit  sa  fille  par  la  main  et  la  conduisit  au  miliea  du  salon  ; 
Chagny,  rhomrne  aux  chansonnettes,  TaTait  déjà  devancée.  Il  s  était 
dressé  sur  un  tabouret  et  réclamait  le  silence  du  geste  et  de  la  Toix , 
avec  Taplomb  d*un  homme  habitué  au  public.  Il  tira  de  sa  poche  un 
manuscrit  et  se  mit  à  nous  déclamer  une  douzaine  de  fables  inédites 
qu*il  avait  composées  sur  des  motifs  de  La  Fontaine.  Le  procédé  en 
était  peu  compliqué  :  il  mettait  des  renards  à  la  place  des  loups,  ii 
changeait  les  brebis  en  lapins,  les  chèvres  en  marmottes  et  les  lions 
en  mulets.  La  moralité  finale  tournait  toujours  à  contre-sens.  C'était 
tout  rempli  d'allusions  galantes.  A  chaque  trait  d*esprit,  Chagny 
s'arrêtait  pour  juger  de  Teffet  ;  il  soulignait  ses  mots,  il  traduisait  ses 
badinages  par  des  gestes  aimables,  il  souriait  aux  dames,  il  les  agat- 
çait,  il  soupirait,  il  riait,  il  s'attendrissait,  avec  toutes  le  cajoleries 
d'un  poète  d'atbénée. 

—  Aura-t-il  bientôt  fini?  murmurait  ma  voisine.  Toi,  tiens-toi 
prête,  cette  fois...  Juste  ciel!  encore  une  fable!  Ya-t-il  nous  lire  tout 
son  cahier?...  Vite,  levons-nous!  — Une  petite  dame,  costumée  de 
rose,  enguirlandée  de  fuchsias  et  de  valérianes,  arrivait  derrière 
Chagny  et  fendait  bravement  la  foule  à  coups  de  coude.  C'était  une 
grosse  réjouie,  pétulante,  alerte,  toute  souriante  et  pimpante,  avec 
de  longs  yeux  bleus  à  fleur  de  tête.  Délibérément,  d'un  tour  de  main, 
elle  jeta  son  écharpe  et  ses  mitaines  sur  les  genoux  du  premier  venu  ; 
puis,  poussant  sans  façon  Chagny  par  les  épaules,  elle  s'assit  sur  le 
tabouret,  releva  ses  bras  nus,  donna  un  terrible  accord  avec  pédale,  et 
couvrit  bruyamment  la  voix  du  fabuliste.  Ma  voisine  vint  se  rasseoir 
à  côté  de  moi,  très-courroucée  contre  sa  fille. 

La  petite  dame  rose  était  installée  au  piano  comme  une  boulan- 
gère devant  son  pétrin.  Ses  jolies  mains  fines  et  potelées  allaient  et 
venaient,  se  croisaient,  bondissaient,  sans  qu'elle  cessât  de  causer  et 
de  rire  avec  les  amateurs  qui  lui  tournaient  les  pages.  Entre  deux 
arpèges,  elle  trouvait  encore  le  temps  de  croquer  des  pralines,  qu'elle 
enlevait  à  la  volée  dans  un  grand  sac.  Ma  voisine  s'était  retournée 
vers  sa  fille,  et  lui  disait  avec  colère  :  —  Mais  c'est  ton  morceau 
qu'elle  joue  !  Avec  tes  hésitations,  tu  n'en  fais  jamais  d'autres.  Ta 
t'es  laissé  voler  ton  grand  caprice  de  Thalberg,  ton  triomphe!... 
Nous  l'avons  travaillé  pendant  six  mois!...  C'était  bien  la  peine!  Et 
cela  ne  te  fait  rien  encore  ;  tu  n'as  pas  de  cœur...  Ah  !  Tégoîste  ! 

Ces  variations  étaient  très-ardues,  très-compliquées  ;  mais,  pour 
la  petite  dame  rose,  il  n'y  avait  pas  d'obstacles  :  dans  sa  verve  inoor- 


BRIGITTE.  19 

mptibie  et  son  étourderie  brillante ,  elle  se  jouait  de  toutes  les  diffi- 
cultés;  elle  les  enlevait  à  la  diable,  avec  cette  témérité ,  ce  bonheur 
que  donne  Tignorance  du  danger,  et  vraiment  elle  ne  manquait  son 
effet  que  lorsque ,  par  hasard ,  elle  s*avi8ait  d*étre  attentive  et  appli- 
quée. Son  succès  fut  très-grand.  Tous  les  étrangers  battaient  des 
mains.  Quand  elle  eut  fini,  elle  reprit  son  écharpe  et  ses  mitaines,  et, 
tout  en  mangeant  des  pralines,  elle  vint  faire  le  tour  du  salon  pour 
recevoir  les  félicitations  des  mères  et  des  filles.  La  plupart  lui  étaient 
inconnues  :  elle  allait  tout  bonnement  de  l'une  à  Tautre,  recueillant 
a:vec  eontentcnient  sa  petite  moisson  d*éloges.  Il  fallait  la  voir  sou- 
rire, remercier  et  saluer  avec  reconnaissance,  les  mains  croisées ,  les 
coudes  arrondis  comme  une  bouquelière  qui  serre  dans  ses  bras  une 
belle  gerbe  de  fleurs.  Elle  arriva  enfin  de  notre  côté ,  et  vint  se  poser 
tranquillement  devant  ma  voisine ,  avec  son  air  aimable  et  confiant, 
SUIS  mot  dire.  Madame  Urbain  la  combla  de  louanges  outrées.  Le 
dépit  perçait  sous  ces  exagérations  ironiques  :  malices  perdues  !  la 
complimentée  souriait  de  contentement.  Cette  bonne  fille  prenait 
tout  à  la  lettre,  naïvement  et  franchement. 

Dès  que  cette  braye  petite  quêteuse  de  compliments  se  fut  éloignée, 
madame  Urbain  se  courrouça  contre  sa  fille.  —  Ah!  tu  t'es  encore 
laissé  prendre  ton  morceau  par  cette  grosse  sotte,  qui  n'a  ni  doigté  ni 
style/*  Tu  n'en  fais  pas  d'autres...  Que  vas-tu  jouer  maintenant? 

—  Eh  bien  !  je  ne  jouerai  rien,  répondit  doucement  mademoiselle 
Urbain. 

—  Non,  nonl  dit  la  mère  de  sa  voix  sèche  et  précipitée.  Personne 
ne  t'est  venu  inviter;  mais  je  ne  veux  pas  rapporter  un  tel  affront. 
Tu  leur  joueras  le  grand  nocturne.  Si  tu  ne  le  sais  pa^,  tant  pis  pour 
toi  f  —  Elle  la  prit  par  la  main ,  et  la  conduisit  elle-même  au 

piano. 

Ce  nocturne  était  un  morceau  de  musique  vaporeuse  et  nerveuse , 
à  peine  esquissé ,  d'une  trame  indécise  et  flottante ,  sans  énergie , 
tout  en  finesses,  en  pâles  élégances,  en  mièvreries.  Pour  animer  et 
relever  une  composition  si  vague,  il  aurait  fallu  toutes  les  souplesses 
du  talent  le  plus  subtil.  Hélas!  ma  pauvre  voisine  était  bien  loin  de 
pouvoir  rendre  ces  insaisissables  nuances!  Jamais  doigts  plus  durs 
ne  déchirèrent  les  gazes  légères.  D'une  main  ferme,  obstinée,  métho* 
dique,  elle  dessinait,  elle  arrêtait  à  angles  droits  ces  lignes  fuyantes 
et  sinueuses.  Elle  n'avait  jamais  exécuté  cette  composition;  il  était 
évident  qu'elle  n'y  comprenait  rien,  qu  elle  n'en  devinait  pas  l'esprit, 


20  BRIGITTE. 

qu*elle  ne  l'aimait  pas,  et  que  sa  nature  entière  était  en  antipathie 
violente  avec  cette  musique ,  avec  toute  musique  peut-être.  Son  jeu 
accusait  des  habitudes  de  travail  opiniâtre,  voilà  tout,  et  plus  elle 
s'obstinait  à  vaincre  ces  difficultés  qui  se  dressaient  devant  elle,  plus 
son  jeu  devenait  embarrassé,  sec  et  lourd.  Ce  fut  une  vraie  défaite. 
Les  hommes  s'étaient  remis  à  discourir  bruyamment,  et  les  mères 
échangeaient  avec  leurs  filles  de  méchants  sourires.  Je  souffrais 
cruellement  pour  elle  de  tous  ces  dédains  insultants.  Je  ne  saurais 
dire  quelle  sympathie  mystérieuse  mademoiselle  Urbain  m'inspirait 
déjà.  Je  pensais  à  la  triste  existence  de  ces  innombrables  jeunes 
filles,  condanmées^  sans  vocation,  au  supplice  du  piano,  et  de  toutes 
ces  victimes  de  la  mode ,  mademoiselle  Urbain  me  paraissait  bien  la 
plus  malheui'euse,  la  plus  résignée,  la  plus  digne  de  pitié.  Sans 
dépit  ni  fausse  honte,  sans  paraître  en  rien  blessée  de  tous  ces  chu- 
chotements ironiques  qui  l'accueillaient  au  passage ,  et  dont  le  bour- 
donnement arrivait  jusqu'à  nous,  elle  revint  s'asseoir  à  sa  place, 
honnêtement  et  modestement,  avec  une  humilité  touchante.  Une 
simplicité  si  vraie,  tant  de  douceur  et  de  raison  auraient  dû  désarmer 
la  mère;  mais,  dans  sa  vanité  irritée,  madame  Urbain  ne  lui  pardon- 
nait pas  cet  insuccès.  La  dureté  de  ses  paroles  était  odieuse.  Madame 
Sidonie  s'approcha  de  mademoiselle  Urbain,  et  vint  lui  prendre  affec- 
tueusement les  mains  en  essayant  de  la  consoler.  De  sa  part,  ce 
n'était  pas  une  comédie;  elle  était  très-sincère  dans  ses  amitiés.  La 
mère  reçut  fort  mal  ces  compliments  de  condoléance,  et  toute  sa 
colère  retomba  cruellement  sur  la  pauvre  fille. 

J'avais  suivi  ce  petit  drame  de  famille  avec  un  intérêt  si  vif,  que 
j'avais  tout  à  fait  oublié  l'heure  du  départ.  Onze  coups  sonnèrent  à 
la  pendule.  Madame  Sidonie  me  regarda  en  riant.  —  Oh  !  c'est  trop 
tard,  me  dit-elle,  et  je  dois  vous  avouer  que  Chavinart  a  retardé  la 
pendule  d'une  heure.  Allons,  vous  voilà  pris.  Depuis  cinq  minutes, 
vos  bagages  roulent  sur  la  route  de  Marseille  :  ne  vous  en  inquiétez 
pas,  la  malle- poste  ne  parl^  qu'à  minuit  et  demi;  elle  arrivera  à 
Orléans  un  peu  avant  la  diligence  de  onze  heures.  Le  conducteur  est 
de  nos  amis,  il  recevra' ma  lettre  à  temps,  et,  cette  nuit  même,  nous 
renverra  vos  bagages.  -—  Elle  appela  son  mari. —  Allons  !  monsieur 
Tallard,  au  galop!  portez  ce  billet  rue  Jean-Jacques,  au  plus  vite. 
N'allez  pas  perdre  du  temps  à  chercher  des  voitures,  vous  aurez  plus 
tôt  fait  d'aller  à  pied  en  courant.  —  Il  pleuvait  à  torrents,  et  le  bon- 
homme mourait  de  sommeil. 


BRIGITTE.  ,  21 

—  Ah!  mon  Dieu,  murmura-t-il  en  emportant  la  lettre,  aujour- 
d'hui encore  je  ne  serai  pas  couché  avant  deux  heures  du  matin  ! 


TV 


Le  lendemain,  en  me  réveillant,  je  trouvai  mes  bagages  au  pied 
du  lit.  Chavinart  vint  me  rendre  visite  dans  la  matinée,  et  d'abord 
il  m'annonça  qu'il  s'invitait  à  déjeuner  avec  moi.  —  Où  irons-nous? 
lui  difr-je  en  m'habillant. 

—  La  belle  question  !  me  répondit-il;  pardi!  chez  toi.  Pourquoi 
sortir?  Il  fait  un  temps  infâme.  J'espère  que  tu  vas  me  traiter  comme 
un  prince  ! 

JNous  venions  de  nous  mettre  à  table ,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  dis- 
crètement, et  M.  Tallard  entra  avec  des  saluts  cérémonieux.  Il  venait 
de  la  part  de  madame  Sidonie  pour  prendre  mes  commissions  avant 
d'aller  à  son  bureau.  Je^le  remerciai;  je  m'excusai  pour  toutes  les 
peines  que  je  lui  avais  données  la  veille.  Il  me  répondit  avec  une 
sorte  de  résignation  mélancolique  :  —  Ah  !  monsieur,  croyez-moi, 
ne  vous  mariez  jamais  ! 

Ce  pauvre  petit  M.  Tallard  était  bien  le  plus  inoffensif  et  le  plus 
opprimé  des  hommes,  et  c'était  pitié  de  le^voir  entre  cette  grosse 
madame  Sidonie  et  ce  grand  diable  de  Chavinart,  qui  le  faisaient 
aller,  venir,  virer  comme  un  tonton.  Depuis  sept  ans,  il  était  employé 
au  ministère  du  commerce.  Avec  tout  son  entregent,  madame  Sido- 
nie n'avait  encore  réussi  qu'à  l'avancer  de  cinq  cents  francs,  car  il 
était  d'une  Incapacité  notoire,  et  le  peu  d'intelligence  dont  il  était 
doué  n'avait  pu  résister  au  travail  abêtissant  des  bureaux.  Par  sur- 
croît de  malheur,  il  était  tombé  au  milieu  d'une  bande  de  surnumé- 
raires qu'on  lui  avait  donnés  à  gouverner,  et  comme  il  était  sans 
caractère,  il  devint  bientôt  la  risée  de  ses  écoliers.  Il  y  en  eut  qui 
poussèrent  l'efironterie  jusqu'à  se  débarrasser  sur  lui  de  leur  besogne , 
et,  pendant  qu'il  travaillait  ainsi  sans  relâche,  on  jouait  aux  cartes 
derrière  les  pupitres  ;  d'autres  lisaient  les  gazettes  ou  s'exerçaient  à 
lancer  des  pains  à  cacheter  au  plafond  ;  les  moins  paresseux  compo- 
saient des  articles  pour  les  petits  journaux. 

Madame  Sidonie  lui  avait  dit  un  jour  :  —  Monsieur  Tallard,  vous 
ne  me  présentez  jamais  personne.  Amenez-moi  donc  ce  que  vous  avez 
de  mieux  dans  vos  employés,  les  garçons,  bien  entendu...  Ces  hom- 


22  BRIGITTE. 

mes  mariés  ne  sont  bons  à  rien.  —  Le  dimanche  suivant,  1  obéissant 
Tallard  arri^'a  avec  tous  ses  surnuméraires  :  c*étail  introduire  Ten- 
nemi  dans  la  place.  Ces  jeunes  gens  se  lièrent  avec  Chavinart,  et 
bientôt  le  surnom  de  Monsieur  Sidonie^  que  lui  avait  donné  le  pein- 
tre, circula  dans  tous  les  bureaux.  Les  garçons  de  salle  se  le  dési- 
gnaient entre  eux  sous  ce  sobriquet. 

Ces  dimanches  de  Thôtel  Beau-Séjour  le  tuaient  ;  il  les  voyait  venir 
avec  terreur.  Toute  la  journée,  madame  Sidonle  le  tenait  à  la  conap- 
tabilité  de  ia  maison,  et  le  soir,  après  ses  dix  heures  d'écritures,  le 
malheureux  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  se  mettre  au  lit, 
car  il  était  très-dormeur;  mais,  jusqu'à  une  heure  ou  deux,  il  était 
condamné  à  faire  les  honneurs  du  salon  ;  après  quoi,  il  fallait  encore 
serrer  l'argenterie  et  réviser  les  comptes  avec  mademoiselle  Con- 
stance. Quand  il  hasardait  quelques  doléances ,  madame  Sidonie  le 
bourrait  et  le  malmenait  :  —  Quelle  paresse  I  il  passerait  sa  vie  au 
lit!  £st-ce  que  je  dors,  moi?  —  Avec  son  activité  endiablée ,  elle  ne 
comprenait  pas  que  pei*sonne  eût  besoin  de  r^s.  —  Mais,  monsieur 
Tallard,  les  relations  sont  touti  Croyez-vous  qu'on  fasse  son  chemin 
au  lit?  Si  vous  dormez  tant,  vous  n'avancerez  jamais. 

Avec  ces  espérances  d'avancement,  elle  le  bridait;  le  bonhomme 
se  remettait  à  la  tache.  Ces  lendemains  de  fête,  il  arrivait  au  ministère 
tout  somnolent,  hébété.  Quelquefois  il  lui  échappait  de  dire  :  —  Ah! 
ces  dimanches  de  madame  Sidonie!...  Je  n'y  vois  plus...  —  Et  les 
malicieux  commis,  proQtant  du  désordre  de  ses  idées,  lui  triplaient 
la  besogne.  On  l'écrasait  sous  des  masses  «['écritures,  et  dès  qu'il 
levait  la  tète  pour  reprendre  haleine,  on  lui  disait  de  tous  côtés  : — 
Allons!  point  de  paresse!  sinon  dimanche  nous  porterons  plainte  à 
madame  Sidonie* 

J'appris  toutes  ces  histoires  par  Chavinai  l,qui  ne  manquait  jamais 
de  s'égayer  aux  dépens  des  pauvres  hères,  pour  peu  qu'on  l'encoiEra- 
geât.  J'étais  très-*désireux  de  le  faire  parler  suc  tout  ce  monde  que 
j'avais  rencontré  la  veille,  et  je  le  retins  longtemps  à  table.  La  viva- 
cité de  mes  questions  l'étonna.  —  On  s'apprivoise  donc,  beau  téné- 
breux ?  me  dit-il.  Ah  !  comme  tu  parles.  Et  moi  qui  te  croyais  sourd- 
muet,  idiot  !  Mais  si  je  savais  le  français  comme  loi,  je  me  présenterab 
à  l'Institut.  —  Il  se  mit  à  me  raconter  toutes  sortes  de  choses  comi- 
ques sur  les  personnes  qui  fréquentaient  l'hôtel  Beau-Séjour,  mais 
soit  malice,  soit  hasard,  il  ne  m'apprit  rîon  de  ce  que  je  désirais 
savoir.  La  jeune  gluckiste  et  mademoiselle  Urbain  furent  les  seules 


BRIGITTE.  23 

doot  fl  ne  me  dit  pas  un  mot,  et  devant  lui  je  n^osai  jamais  prononcer 
leurs  noms» 

Le  temps  s'était  éclatrci;  nons  allâmes  nous  promener  sur  les  bou- 
levards «t  sur  les  quais,  —  Tu  as  bien  fait  de  manquer  ta  place,  me 
dîi4L,  en  me  faisant  entrer  dans  une  orangerie  où  se  pressait  la  foule. 
C'e^  aujomti^hiii  le  tirage  des  jeunes  aveugles.  Quelle, chance  si  tu 
aUais  gagner  ton  portrait  !  Sais-tu  bien  que  tu  es  sur  la  liste  comme 
président  de  la  république  du  Chili?  Elle  est  bonne,  celle-là  ! 

Au  milieu  des  oisifs,  nous  rencontrâmes  Chagny,  l'homme  aux 
cliai]6onnette8,  en  tenue  de  bal,  tout  frisé,  tout  parfumé,  muguettant 
autour  des  belles  dame&.  Il  tenait  à  la  main  un  polichinelle  italien 
qu'il  venait  de  gagner  et  qu'il  faisait  danser  gracieusement  en  riant 
aux  éclats. 

—  Ah  !  Taimable  folie!  lui  dit  Chavînart  en  s'emparant  du  poli- 
diineile.  Tiens,  quel  drôle  de  costume  !  On  dirait  un  sous-préfet  à  la 
noce. 

—  Votre  serviteur,  monsieur,  dit  Chagny  en  saluant  avec  toute  sa 
dignité.  Vos  plaisanteries  sont  d'une  inconvenance  !  Assez  !  vous 
<fis-je,  assez  1  —  Il  reprit  son  joujou,  nous  salua  de  nouveau,  et  S6 
retira  avec  son  polichinelle  sous  le  bras. 

La  foule  s'écoulait  par  la  grande  porte.  Chagny  posa  son  chapeau 
dms  un  coin  et  vint  offrir  son  bras  aux  dames  venues  sans  cavalier  ; 
H  les  reconduisait  cérémonieusement  jusqu'au  péristyle,  tête  nue 
comme  un  homme  de  la  maison,  et  de  la  sorte  il  réussissait  à  se  faire 
passer  pour  un  des  commissaires  de  la  fête.  — 11  a  la  rage  des  bon- 
neurs,  me  dit  Chavînart.  —  Et  sur  ce  propos,  il  me  raconta  tout  au 
long  quelle  grande  ambition  dévorait  Chagny.  Il  paraît  que  ce  fabu- 
liste  n'avait  qu'un  but  dansîaTie,  devenir  sous-préfet,  n'importe  où, 
n'importe  comment,  à  tout  prix  :  depuis  six  ans  il  s'épuisait  en  dé- 
mardies  ridicules  auprès  de  ses  protecteurs.  Cette  manie  datait  de 
loin,  n  avait  un  ami  d'enfance  nommé  Anatole,  dont  les  succès  le 
troublaient  et  l'aiguillonnaient  depuis  la  sortie  du  cx)llége.  Anatole 
s'étamt  fait  avocat,  Chagny,  qu'on  destinait  à  la  médecine,  avait  pris 
968  grades  à  l'École  de  droit.  Munis  de  leur  diplôme,  ils  étaient 
entrés  ensemble  aux  Domaines.  Anatole,  devenu  riche  à  la  mort  d'un 
oncle,  avait  donné  sa  démission  ;  Chagny  s'était  empressé  de  l'imiter. 
Anatole  avait  déclaré  qu'il  ne  se  marierait  pas  à  moins  de  cent  mille 
écus;  Chagny  était  décidé  à  n'épouser  qu'un  demi-million.  Quoi  que 
fit  Ansrtole,  quoi  quMl  entreprît,  Chagny  s'obstinait  à  suivre  une  des- 


24  BRIGITTE. 

tinée  parallèle  à  la  sienne.  Mais  un  sort  ironique  le  tenait  toujours  à 
grande  distance  de  son  camarade  :  il  était  toujours  en  retard ,  et 
quand  Anatole  arrivait  d'emblée  au  conseil  général,  Chagny  se  fai- 
sait nommer  à  grand*peine  conseiller  municipal.  Enfin  Anatole  était 
devenu  sous-préfet  le  jour  où  il  en  avait  eu  fantaisie,  et  Chagny,  avec 
toutes  ses  intrigues,  n'était  encore  que  maire  de  village.  Tous  les 
ans,  il  venait  passer  Thiver  à  Paris  pour  postuler,  et  comme,  dans 
son.impatience,  il  cherchait  des.  protecteurs  influents  partout,  dans 
les  tables  d'hôte,  les  bals  publics,  les  cafés  à  la  mode^  il  s'était  fait 
cruellement  mystifier.  Malheureusement,  il  était  incorrigible  après 
tous  les  déboires.  Volé,  berné,  leurré  de  promesses,  après  chaque 
mésaventure  il  reprenait  confiance,  se  tournait  d'un  autre  côté,  et  se 
remettait  au  pourchas  de  sa  sous-préfecture  fantastique. 

Chavinart  l'avait  découvert  chez  une  femme  galante  qui  jouait  à 
la  politique.  Elle  se  faisait  décorer  à  vil  prix  un  appartement  somp- 
tueux par  quelques  pauvres  diables  mourant  de  faim.  Chavinart,  qui 
dirigeait  ces  travaux  à  quatre  francs  par  jour,  avait  eu  occasion  de 
rencontrer  Chagny  dans  l'entourage  de  la  belle  dame.  Chagny,  tou- 
jours avide  de  relations,  s'était  fait  présenter  chez  madame  Sidonie. 
On  n'avait  pas  eu  grand'peine  à  le  retenir  à  l'hôtel  Beau-Séjour  ;  on 
l'y  avait  logé,  il  y  mangeait,  il  y  dansait,  il  y  chantait,  il  n'en  sortait 
plus,  et,  pour  prix  de  son  assiduité,  madame  Sidonie  lui  avait  déjà 
assuré  la  protection  d'un  sous-chef  de  bureau  qu'elle  avait  marié  dans 
le  temps.  Le  sous-chef  se  laissait  envoyer  par  Chagny  des  paniers  de 
vin  vieux.  Il  était  rempli  des  meilleures  intentions,  mais  il  avait 
fort  à  faire  pour  se  protéger  lui-même,  car  on  le  soupçonnait  d'en- 
voyer des  bouts  d'article  dans  les  joiurnaux  de  l'opposition. 

Chavinart  me  raconta  fort  longuement  ces  histoires  burlesques,  et 
je  l'écoutais  avec  patience,  espérant  toujours  que  de  commérage  en 
commérage  il  arriverait  à  me  parler  de  la  jeune  gluckiste  et  de 
mademoiselle  Urbain;  mais  le  peintre  semblait  se  faire  un  malin 
plaisir  de  ne  jamais  me  parler  de  ce  qui  pouvait  m'intéresser.  Ma 
curiosité  était  de  plus  en  plus  excitée,  et  quand  je  vis  que  je  ne  pou- 
vais rien  tirerde  Chavinart,  je  pris  le  parti  d'interroger  directement 
madame  Sidonie.  Dans  cette  intention,  j'allai  passer  la  soirée  chez 
elle,  au  salon  bleu.  Elle  m'accueillit  comme  un  vieil  ami,  et  me  pré- 
senta trè&<:ordialement  à  sa  société  de  tous  les  jours.  Dans  la  semaine, 
elle  recevait  en  petit  comité  ses  intimes  :  Chagny,  Chavinart,  deux  ou 
trois  bonnes  dames  du  voisinage  et  quelques  vieux  bourgeois  mala'- 


BRIGITTE.  25 

difs,  d'humeur  sédeûtaire,  qui  ne  se  hasardaient  pas  aux  grandes  soi- 
rées du  dimanche.  Les  autres  locataires,  les  étrangers  préféraient  se 
réunir  entre  eux  dans  la  salle  aux  journaux,  dont  madame  Sidonie 
laissait  la  direction  à  son  mari.  M.  Tallard  occupait  ses  soirées  à  ali- 
gner les  gazettes  sur  la  table,  à  surveiller  la  confection  des  grogs,  à 
préparer  de  longues  allumettes  de  papier  pour  les  fumeurs.  Il  faisait 
la  plus  triste  mine  au  milieu  d'eux,  lui  qui  n'avait  jamais  pu  s'aguer- 
rir à  l'odeur  du  tabac  :  il  étemuait,  il  toussait,  et  ses  petits  yeux  bri- 
dés clignotaient  et  pleuraient.  Tant  qu'il  y  avait  un  Américain  aux 
journaux,  il  était  condamné  à  rester  dans  cette  tabagie,  après  quoi  on 
lui  donnait  licence  d'aller  se  mettre  au  lit. 

C'était  une  demoiselle  Constance  qui  nous  faisait  les  honneurs  du 
petit  salon  bleu.  J'appris  de  Cbavinart  qu'elle  était  la  cousine  de 
madame  Sidonie,  et  qu'elle  avait  la  surintendance  de  la  maison.  On 
paraissait  l'entourer  d'un  grand  respect,  dette  demoiselle  Constance 
était  une  personne  aigrelette  et  pincée,  à  grande  ostentation  de  senti- 
ments, de  principes,  de  rigorisme;  elle  s'effrayait  du  moindre  mot 
pour  rire,  et  je  l'ai  vue  pleurer  parce  que  ses  canaris  étaient  malades. 

—  Elle  n'est  pas  brillante,  me  dit  madame  Sidonie,  mais  c'est  une 
fille  sûre.  Elle  a  de  grandes  vertus  d'intérieur. 

—  Au  diable  ses  vertus  cachées  !  répondit  Chavinart.  Je  ne  m'y  fie 
guère.  J'aimerais  mieux  quelques  bons  vices  francs  et  découverts. 
Elle  ne  me  revient  pas,  votre  amie;  avec  son  rire  jaune  et  ses  gestes 
d'araignée,  cette  pécore  m'agace.  Comment  avez-vous  pu  vous  coiffer 
d'une  pareille  engeance? 

Madame  Sidonie  se  fâcha  sérieusement  et  imposa  silence  au  pein- 
tre. Chavinart  était  l'enfant  gâté  de  la  maison  ;  on  lui  passait  toutes 
ses  fantaisies  burlesques;  il  lui  était  permis  de  berner  et  de  nai^er 
les  plus  riches  locataires,  le  gros  Américain  lui-même,  mais  il  lui  était 
défendu  de  toucher  à  mademoiselle  Constance.  —  Allons  !  n'en  par- 
lons plus,  de  cette  petite  crevette,  maugréa-t-il  en  s'en  allant  ;  mais, 
vrai,  elle  ne  me  revient  pas  I  • 

—  Et  moi,  je  la  trouve  très-distinguée,  dit  Chagny,  qui  ne  négli- 
geait aucune  occasion  de  faire  sa  cour  à  madame  Sidonie. 

En  tête  à  tête,  il  avait  grand'peur  de  Chavinart;  mais  devant 
témoins  et  se  sentant  appuyé,  il  reprenait  courage  et  se  roidissait  de 
toutes  ses  forces,  à  la  manière  d'un  homme  sérieux,  bien  posé  dans 
le  monde  politique. 

A  diverses  reprises,  j'essayai  de  prendre  à  part  madame  Sidonie 


26  JBRKÎITTE. 

pour  b  qucstioDBCT,  mais  toujours  une  in^ncible  timidité  me  retint 
dès  les  premiers  mots,  et  comme  elle  était  très-affairée,  qu*elle  ne 
restait  Jamais  en  phce,  je  finis  par  me  persuader  qu'elle  ne  m^aTsdt 
pas  donné  une  seule  fois  l'occasion  de  Tentretenir  <lans  l'intimité,  et 
que  le  moment  n'était  pas  opportim  pour  causer  avec  elle. 

J'allai  finir  ma  soirée  an  salon  des  fumeurs,  e^  j'essapi  de  faire 
parler  M.  Tallard.  Il  me  regarda  d'un  air  aSmri;  il  était  confondu. 
Jamais  de  ia  vie  il  n'avait  eu  à  soutenir  une  conversation  suivie  avec 
ses  Ajnéricains.  Madame  Sidonie  l'avait  dressé  à  ne  s'occuper  que 
des  grogs  et  des  gaee^tes.  En  dehors  de  cdHe  spécialité,  il  ne  savait 
rien,  mais  absolument  rien,  des  affaires  de  sa  maison.  Toutes  ces 
dames  qu'il  recevait  si  gracieusement  le  ^dimanche  lui  étaient  parfai- 
tement inconnues;  à  peine  se  rappelait-il  leur  nom.  Mes  questions 
fe  troublèrent  grandement.  —  Voulez-vous  que  j'aille  appeler  ma- 
dame Sidonie?  me  dit-il  dans  scm  embarras.  —  Je  le  retins  à  grand*- 
peine.  —  Que  buvez- vous  le  soir?  me  ditnl  alors.  Les  prenez- vous 
au  kirsch  ou  an  genièvre?  —  Il  s'obstinaît  à  me  passer  des  journatix 
anglais;  il  avait  déjà  oublié  toutes  mes  questions,  et  n'avait  plus 
d'autre  souci  que  de  préserver  son  habit  noir  en  tirant  les  gazettes  au 
milieu  des  verres  et  des  fioles. 

—  Mais  regarde-le  donc  !  me  dit  Chavinart,  qui  était  venu  me 
lelancera  la  tabagie.  Quel  parfait  comptable!  Je  m'attends  toujours  à 
iui  voir  passer  des  mandies  de  lustrine.  —  Il  s'amusait  beaucoup  des 
mille  précaution^  du  bonhomme  et  de  «ette  façon  d'avancer  et  de 
poser  les  bras  sur  la  table,  si  soigneuse  et  si  timorée.  —  Oh  !  non,  il 
«e  se  tachera  pas,  non,  jamais.  Yois-le  donc!  il  navigue  comme  un 
chat. 

Je  passai  toirte  la  semame  dans  la  plus  grande  incertitude.  Tous 
les  jours  je  formais  des  projets  de  départ  que  je  renvoyais  au  lende- 
main. Au  fond,  je  n'étais  plus  décidé  à  me  remettre  en  voyage.  Je 
me  sentais  retenu  à  l'hôtel  Beau-Séjour  par  un  intérêt  secret,  inex- 
plicable. Je  ne  cessais  de  penser  à  la  jeune  orpheline  et  à  mademoi- 
selle Urbain  ;  je  désirais  vivement  les  revoir,  mais  je  n'osais  m^avouer 
ce  changement  subit  qui  s'était  fait  dans  ma  vie,  et  je  me  donnais 
mille  prétextes  d'af^ires  à  régler  pour  pnylonger  quelque  temps 
^cno&re  mon  séjour  à  Paris. 

La  curiosité  la  plus  vive  me  harcelait,  et  j'allais  tous  les  soirs  au 
salon  bleu  pour  entendre  parler  de  mes  deux  amies  inconnoes;  mais 
jamais  je  n'-osais  prononcer  leur  nom.  J'espérais  toujours  que  les 


BRIGITTE.  Î7 

hasards  de  la  conversation  me  serviraient  à  souhait,  et  je  me  résignais 
à  écouter  les  histoires  interminables  de  madame  Sidonie;  j'écoutais 
les  vieux  bourgeois;  j'écoutais  les  bonnes  dames  :  peines  perdues.  Ils 
oubliaient  tous  de  me  parler  de  la  seule  chose  qui  m'intéressât.  Je 
m'efforçais  de  causer  avec  la  désagréable  demoiselle  Constance.  Je 
demandais  à  Chagny  des  nouvelles  de  sa  nomination.  Mademoiselle 
Constance  ne  finH-elle  pas  par  s'imaginer  que  je  lui  faisais  la  cour! 
Elle  s'^aroucha  grandement  de  mes  politesses,  et  cria  au  scandale. 
Quant  à  Chagny,  il  ne  put  rien  m'apprendre.  Depuis  six  mois,  il 
fréquentait  la  maison  soir  et  matin,  il  parlait  avec  tout  le  monde,  et 
il  n'était  pas  mieux  informé  que  moi.  Il  était  de  ces  gens  qui  regar- 
dait tout  et  ne  saisissent  rien.  Avec  sa  personne  toujours  frétillante^ 
sesaîrs  de  fureteur,  ses  yeux  curieux,  indiscrets,  il  ne  voyait  rien. 
Toujours  préoccupé  de  lui-même,  il  ne  comprit  qu'une  chose  :  Tin- 
lérét  que  je  prenais  à  ses  ambitions.  Je  le  pris  par  tous  les  bouts,  il 
ne  sut  jamais  que  me  parler  de  sa  sous^préfecture.  La  veiHe,  madame 
Sidonie  l'avait  présenté  à  un  député  de  l'opposition  fort  bien  en  cour, 
et  dont  toutes  les  demandes  étaient  accueillies  au  ministère.  Chagny, 
désireux  de  plaire  à  son  nouveau  protecteur,  s'en  allait  partout 
médisant  des  ministres:  il  me  raconta  sur  eux  mille  horreurs;  le 
meilleur  d'entre  eux  n'était  pas  bon  à  jeter  aux  chiens.  Le  scrupu- 
leux M.  Tallard  tremblait  de  tous  ses  membres  en  entendant  de  tels 
discours. 

Il  fallut  bien  revenir  à  Chavinart.  Lui  seul  me  paraissait  vraiment 
au  oouraEnt  des  choses  de  la  maison;  mais  il  prenait  plaisir  à  ne  me 
parler  qu'à  mots  couverts  ou  par  échappées  de  ce  qui  m'intéressait  si 
vivement;  il  m'en  disait  juste  assez  pour  allécher  ma  curiosité;  puis 
tout  aussitôt  il  s'amusait  à  me  dépister  par  des  calembredaines,  et 
tout  cela  sans  qu'on  pût  jamais  se  fâcher  contre  lui,  avec  des  témoi- 
gnages d'amitié  vraie,  sincère,  sérieuse  même  par  moments.  Ce 
mélange  de  turlupinades  et  de  cordialités  ne  m'irritait  plus  comme 
par  le  passé;  j'avais  fini  par  m'habituer  à  ses  boutades,  à  ses  drôle- 
ries de  Parisien,  à  toutes  les  allures  de  sa  bonne  et  frandie  camara- 
derie, si  bien  que  nous  passions  ensemble  presque  toutes  nos 
journées. 

Chagny  était  très-scandalisé  de  me  voir  de  telles  relations,  et  sou- 
vent il  me  prenait  à  port  pour  me  dire  avecxme  indignation  comique  : 
—  Comment  pouvez-vous  fréquenter  un  pareil  vaurien?  Au  lycée,  il 
était  toujours  le  dernier  dans  ses  classes. 


28  BRIGITTE. 


—  Il  est  certain  que  Chavinart  était  sorti  du  collège  avec  un  très- 
léger  bagage  d*bellénisme  et  de  latinité,  car  il  avait  passé  ses  huit 
années  scolaires  à  charbonner  les  murs  et  à  sculpter  les  tables;  mais 
comme  peintre  il  n'était  pas  sans  un  certain  talent;  il  savait  à  fond 
son  métier.  Madame  Sidonie  lui  devait  d'avoir  figuré  entre  deux 
princesses  à  l'exposition  du  Louvre,  et  dans  ses  plus  beaux  atours, 
avec  une  taille  fine,  un  teint  clair  et  des  cheveux  abondants,  sans 
rides,  comme  à  vingt  ans.  Ce  tableau  était  exposé  à  la  place  d'honneur 
dans  le  grand  salon  des  dimanches.  C'était  peint  avec  cette  mollesse 
sentimentale  et  cette  fadeur  de  touche  qui  plaisent  tant  aux  femmes 
du  monde.  Ghavinart  n'aurait  eu  qu'à  persister  dans  ce  système  de 
peinture  mensongère  pour  devenir  un  portraitiste  à  la  mode  ;  mais 
l'inconstance  de  ses  goûts  et  le  décousu  de  sa  vie  le  rejetaient  toujours 
loin  des  succès.  Il  s'essayait  sans  cesse  à  changer  de  manière,  non 
par  loyale  inquiétude  d'artiste,  mais  par  manie  d'imitation,  par  flâ- 
nerie, et,  pour  ainsi  dire,  par  une  sorte  de  curiosité  mêlée  de  paresse. 
Des  peintres  en  renom  l'avaient  souvent  employé  sous  leurs  ordres  à 
cause  de  sa  grande  dextérité,  et  d'habitude  il  peignait  les  tableaux  du 
célèbre  esquisseur  Gastinière.  Ce  grand  théoricien  disait  dédaigneu- 
sement de  li;i  :  —  Ce  Ghavinart  est  un  bon  ouvrier  peintre.  Pas 
d'idéal,  main  souple. 

—  A  quoi  Ghavinart  répondait  :  —  Ce  Gastinière  est  un  rêvasseur, 
un  mangeur  de  livres.  Qu'on  l'envoie  en  Sorbonne  !  Je  le  mets  au 
défi  de  peindre  une  chaise,  une  cruche,  n'importe  quoi,  un  radis!  Du 
reste,  plein  d'idées,  bon  à  rien. 

—  Et  tous  les  deux  avaient  grandement  raison. 

Le  dimanche,  je  descendis  au  salon  dès  huit  heures,  avec  un  grand 
empressement,  et  je  vis  arriver  tout  le  personnel  du  premier  jour; 
en  outre,  un  grand  nombre  de  nouveaux  invités,  fort  célèbres,  me 
ditron,  et  parmi  lesquels  on  me  çignala  le  profond  théoricien  Gas- 
tinière, —  Gastinière,  ce  fameux  peintre  dont  Ghavinart  coloriait  les 
esquisses. 

Gastinière  discourait  avec  solennité  au  milieu  des  groupes. 
M.  Sidonie  le  suivait  révérencieusement,  et  le  présentait  comme  un 
grand  homme  à  tous  les  étrangers.  A  chaque  instant  madame  Sidonie 
rappelait  son  mari  pour  introduire  les  arrivants;  il  accrochait  les 


BRIGITTE.  29 

chapeaux,  les  manteaux,  les  châles,  puis  revenait  poliment  sur  les 
pas  de  Gastinière.  Atcc  ses  gestes  arrondis,  obséquieux,  sa  tenue 
officielle,  sa  figure  effacée,  sa  complaisance  banale,  ce  pauvre  Tallard 
avait  tout  à  fait  Fair  d'un  maître  dé  cérémonies  engagé  à  la  soirée. 
—  Ne  dirait-on  pas  qu'elle  a  pris  un  mari  de  louage?  me  disait 
Chavinart. 

C'était  du  reste  le  seul  mari  qu'on  rencontrât  dans  l'assistance. 
Toutes  ces  dames  avaient  leurs  filles  pour  cavaliers.  J'ignore  si  elles 
étaient  veuves,  non  mariées  ou  démariées,  mais  il  est  certain  qu'elles 
avaient  toutes  le  même  air,  une  allure  leste  et  dégagée,  familière, 
qui  trahissait  des  femmes  habituées  à  marcher  seules  dans  la  vie, 
sans  contrainte  ni  dépendance,  sans  relever  de  quoi  que  ce  fût.  Elles 
étaient  venues  des  quatre  coins  de  Paris,  et  je  ne  crois  pas  qu'elles  se* 
fussent  jamais  rencontrées  ailleurs.  Les  groupes  se  forment  en  vertu 
de  certaines  lois  d'attraction  sociale  :  dés  affinités  secrètes  rapprochent 
toutes  les  déclassées;  il  se  crée  entre  elles  une  sorte  de  franc-maçour 
nerie  instinctive.  Ces  personnes,  qui  ne  se  connaissaient  ni  d'Eve  ni 
d'Adam,  et  qui  d'instinct  se  détestaient  et  se  jalousaient  à  l'extrême, 
n'en  étaient  pas  moins  très-empressées  à  se  réunir,  à  se  retrouver 
dans  ce  salon;  c'était  leur  milieu,  comme  on  dit  aujourd'hui.  Elles 
avaient  là  leur  terrain  commun,  leur  théâtre. 

Pendant  près  d'une  heure,  on  laissa  discourir  l'ennuyeux  Gasti- 
nière, au  grand  dépit  des  mères  désireuses  de  produire  leurs  filles. 
On  les  voyait  tournoyer  autour  du  piano  avec  des  gestes  maussades, 
ouvrant  et  fermant  les  partitions,  les  feuilletant  à  grand  bruit;  leurs 
mains  impatientes  se  posaient,  en  passant,  sur  les  touches,  et  hasar- 
daient furtivement  quelques  gammes.  Je  fis  plusieurs  fois  le  tour  des 
salles  en  cherchant  des  yeux  la  jeune  gluckiste  aux  parures  noires  ; 
Chavinart  me  dit  qu'elle  avait  eu  l'esprit  de  ne  pas  revenir,  et  qu'on 
ne  la  reverrait  plus.  Mademoiselle  Urbain  était  avec  sa  mère  tout  au 
fond  du  salon,  délaissée  de  tous,  oubliée,  dédaignée.  Tous  ces  cava- 
liers, jeunes  ou  vieux,  qui  s'empressaient  galamment  autour  des 
belles  dames,  tournaient  brusquement  le  dos  en  arrivant  de  son  côté. 
J'allai  m'asseoir  auprès  d'elle.  Je  lui  étais  inconnu,  et  pendant  long- 
temps j'hésitai  à  lui  parler;  mais  les  demoiselles  s'étant  enfin  empa- 
rées du  piano,  la  tempête  musicale  éclata,  et  j'entendis  madame 
Urbain  qui  gourmandait  sa  fille  de  sa  voix  impérieuse  et  sèche,  et 
lui  recommandait  d'avoir  à  se  tenir  prête  pour  son  grand  caprice. 
Alors  toute  ma  timidité  tomba.  Mademoiselle  Urbaib  regardait  sa 


30  BRIGITTE. 

mère  aTec  une  telle  expression  de  chagrin,  de  découragement,  que  je 
m&  sentis  remué  et  provoqué,  comme  si  ce  regard  suppliant  se  fût 
adressé  à  moi.  Je  ne  sais  trop  ce  que  je  dis  à  la  mère,  mais  je  réussis 
en  quelques  mots  à  détourner  son  attention  de  la  musique;  la  couver* 
sation  s'engagea  entre  nous  deux,  vive  et  familière  ;  elle  se  prolongea^ 
dans  les  meilleurs  termes,  et,  soit  oubli  ou  distraction,  soit  qu'elle  eut 
compris  ma  pensée,  ma  voisine  laissa  sa  fille  en  paix,  et  ne  songea 
plus  à  la  pousser  au  piano,  si  bien  que  mademoiselle  Urbain  se  trouva 
délivrée  pour  toute  la  soirée  de  ces  exigences  tyranniques  qui  l'expo- 
saient à  de  si  grandes  humiliations. 

Mademoiselle  Urbain  gardait  le  silence  :  elle  n'osait  m'exprimer 
toute  sa  reconnaissance,  mais  je  la  devinais;  j'étais  heureux  de  cette 
joie  intérieure  dont  elle  était  remplie.  Jamais  je  n'oublierai  le  sourire 
naïf  qui  vint  éclairer  tout  à  coup  ses  yeux  attristés. 

Je  renvoyai  mon  départ  au  mois  suivant,  et  pendant  ces  trois 
semaines  je  pris  l'habitude  de  revenir  tous  les  dimanches  aux  soirées 
de  l'hôtel  Beau-Séjour.  Le  salon  de  madame  Sidonie  était  alors  dans 
tout  son  lustre;  on  y  discutait  fort,  on  y  faisait  de  très-mauvaise 
musique;  mais  c'était  plein,  animé,  bruyant,  et  madame  Sidonie  n'en 
demandait  pas  davantage.  Elle  allait  et  venait,  prévenante,  empres- 
sée, heureuse,  affable  à  tous,  aux  nouveaux  venus  comme  aux  anciens 
amis,  montrant  à  tous  bon  visage;  quelle  que  fût  la  discussion  enga- 
gée, elle  était  toujours  de  l'avis  de  celui  qui  lui  parlait,  et  elle  savait 
toujours  trouver  fort  à  propos  un  mot  agréable  pour  flatter  l'amour- 
propre  de  chacun.  Tous  les  dimanches,  le  nombre  des  invités  s'ac- 
croissait. Elle  les  prenait  de  toutes  mains,  elle  mettait  tous  ses  soins 
à  amuser  ses  pensionnaires,  etChavinart,  qui  connaissait  tout  Paris, 
se  chargeait  de  lui  raccoler  des  gens  de  talent  pour  l'ornement  de  ses 
salons. 

A  chaque  soirée,  on  produisait  de  nouvelles  célébrités  parfaitement 
inconnues  :  des  journalistes  anonymes  qui  se  disaient  la  terreur  des 
ministres,  des  architectes  qui  parlaient  cosmogonie,  des  compositeurs 
de  musique  qu'on  appelait  des  philosophes,  et  des  peintres  à  systèmes 
qui  ne  faisaient  œuvre  de  leurs  dix  doigts.  C'était  un  défilé  perpétuel 
d'hommes  à  projets,  de  monteurs  d'entreprises  gigantesques  en  quête 
d'actionnaires,  de  dramaturges  inédits  qui  racontaient  avec  feu  des 
idées  de  pièces;  puis  des  magnétiseurs,  des  alchimistes,  des  méde- 
cins, qui  ne  s'occupaient  que  de  politique,  bref  des  songe-creux  à  la 
douzaine,  des  mystificateurs  de  toute  sorte,  et  jusqu'à  des  inventeurs 


BRIGITTE.  31 

de  religions.  Je  ne  sais  d*où  Chavinari  tes  tiraîk;  il  les  tutoyait  tous, 
et  ton»  se  laissaient  présenter  par  lui  comme  de  beaux  génies  mécon- 
nus, étouffés  par  TeuTie.  —  Oh!  celui-là  est  très-fort,  disiiit-il  invar- 
riablement.  C'est  un  penseujr. — Et  quels  criticfues  impitoyables! 
Quels  négateurs  de  toute  renommée!  En  dehors  d'eux,  rien  n'existaîL 

Tous  ces  gens  célèbres  taisaient  un  bruit  d'enfer.  Quand  ils  se 
mettaient  à  pérorer,  pour  donûner  ce  brouhaha,  il  n'y  avait  d'autre 
ressource  que  de  pousser  les  demoiselles  au  piano;  mais  une  fois 
lancées,  ces  endiablées  musiciennes  ne  pouvaient  plus  s'arrêter,  et 
Ton  arrivait  à  regretter  les  terribles  discuteurs,  en  songeant  que  la 
voix  humaine  finit  par  se  lasser,  après  tout.  Rien  n'était  £icile  comme 
de  se  créer  une  solitude  au  milieu  d'un  si  grand  tumulte.  La  bril- 
lante madame  Urbain,  qui  jamais  ne  tenait  en  place,  s'insinuait  vive- 
ment dans  la  cohue,  et  se  prenait  de  discussion  avec  les  gens  célèbres; 
elle  y  allait  de  tout  cœur,  comme  une  corneille  qui  abat  des  noix. 
Elle  babillait,  babillait  avec  mie  étourderie  folle,  et  des  choses  qu'elle 
savait  le  moins,  sans  grand  dommage  vraiment  pour  sa  réputation 
de  femme  lettrée,  car  ces  péroreurs,  qui  tous  se  piquaient  de  génie, 
avaient  l'habitude  de  n'écouter  que  leur  propre  parole.  Us  savaient 
prêter  l'oreille  aux  beaux  compliments  ;  mais  dès  que  le  doux  mur- 
mmre  des  éloges  venait  à  cesser,  ils  n'entendaient  plus  rien,  et, 
comme  de  vrais  sourds,  ils  se  remettaient  à  discourir  sans  s'inquiéter 
du  voisiii. 

Brigitte  et  moi,  nous  restions  dans  notre  coin,  oubliés  de  tous, 
inaperçus,  heureux  de  cette  intimité  douce  que  nous  trouvions  au 
milieu  du  bruit  et  de  la  confusion.  Les  demoiselles  couraient  au 
piano,  les  gens  d'importance  discutaient;  personne  ne  s'occupait  de 
nous,  et  rien  ne  venait  troubler  nos  longues  causeries  ou  nos  longs 
silences.  Quand  madame  Urbain  passait  de  notre  côté,  elle  nous 
envoyait  un  petit  salut  amical.  Lorsqu'elle  revenait  s'asseoir  auprès 
de  nous,  ce  n'était  jamais  que  pour  quelques  minutes.  Dd  piano,  des 
grands  morceaux,  des  caprices,  plus  un  mot;  elle  semblait  tout  à  fait 
résignée  à  ne  plus  persécuter  sa  fille,  et  je  lui  en  savais  un  gré  infini. 
Je  me  rappelle  que  je  pris  un  jour  sa  défense  contre  Chavinart,  qui 
la  détestait  cordialement  et  ne  s'en  cachait  pas. 

Du  reste,  ce  fut  la  seule  fois  qu'on  me  parla  d'elle  pendant  ces 
trois  semaines,  et  j'étais  convaincu  que  personne  ne  se  doutait  de  mon 
amitié  pour  Brigitte.  Quelle  fut  donc  ma  surprise  lorsqu'en  arrivant 
au  petit  salon  bleu,  dans  les  derniers  jours  du  mois,  un  samedi,  je 


32  BRIGITTE. 

fus  abordé  par  madame  Sidonie,  qui  me  dit  rondement,  avec  son 
entrain  jovial  :  —  Et  yos  amours,  Péraldi?  Â  quand  la  noce?  Oh!  ne 
TOUS  troublez  pas  ainsi.  Brigitte  tous  platt;  elle  et  moi,  nous  nous 
aimons  beaucoup,  et  elle  fera  tout  ce  que  je  voudrai.  Dites  un  mot,  et 
dans  huit  jours  je  vous  marie.  Je  réponds  du  succès,  fiez-vous  à  moi; 
j'ai  la  main  heureuse.  —  Elle  en  a  marié  bien  d'autres,  et  de  plus 
sauvages  que  toi,  me  dit  Chavinart.  Et  tous  à  la  suite  vinrent  me 
faire  leurs  compliments,  les  vieux  célibataires,  mademoiselle  Cons- 
tance, Ghagny,  les  bonnes  dames  du  quartier,  et  jusqu'au  milord  de 
la  chambre  rouge. 

Mademoiselle  Urbain  m'inspirait  une  grande  sympathie  ;  tout  m'in- 
téressait en  elle,  ce  que  je*  connaissais  de  sa  vie  et  ce  que  je  devinais 
de  ses  chagrins  secrets,  sa  bienséance  au  milieu  de  ce  monde  équi- 
voque, à  côté  d'une  mère  si  frivole,  sa  sincérité,  ses. vertus  silencieuses, 
sa  douce  humilité.  Mais  quel  nom  donner  à  cette  amitié  discrète  que 
je  lui  gardais  et  dont  on  venait  troubler  si  brusquement  Tintimité? 
Était-ce  de  l'amour?  Je  l'ignorais  moi-même,  et  je  n'oSais  m'inter- 
roger,  de  peur  d'altérer  un  sentiment  si  pur  et  si  fraternel.  J'étais  avec 
elle  comme  avec  une  sœur;  elle  me  traitait  comme  son  camarade, 
avec  une  simplicité,  une  liberté  charmantes;  mais  nous  n'avions 
formé  aucun  projet,  nous  n'étions  liés  en  rien,  et  voilà  que  tout  à 
coup,  sans  que  Brigitte  elle-même  en  fût  informée,  sans  me  donner 
le  temps  de  me  reconnaître,  inopinément,  étourdiment,  on  disposait 
d'elle,  on  préjugeait  de  ses  volontés,  on  engageait  sa  destinée  !  Cette 
intervention  banale,  cette  manière  de  précipiter  les  choses  et  d'enle- 
ver les  gens  en  deux  tours  de  main,  tous  ces  propos  curieux,  ces 
empressements,  ce  zèle  indiscret,  me  blessèrent  vivement,  et  je  me 
retirai  très -irrité. 

Je  me  promenai  jusqu'au  jour  sur  le  boulevard  en  pensant  à  Bri- 
gitte, et  ma  grande  colère  se  calma  peu  à  peu.  Je  me  dis  qu'après  tout 
j'avais  pu  par  mes  assiduités  donner  prétexte  à  tous  leurs  commérages  ; 
je  sentis  que  ce  serait  une  Indignité  de  compromettre  aux  yeux  des 
sots  une  jeune  fille  honnête  et  sans  fortune,  et  je  résolus  de  rompre 
le  jour  même  ces  relations,  qui  m'étaient  si  douces.  Au  point  où  en 
étaient  les  choses,  il  était  encore  temps  :  Brigitte  n'était  en  rien  enga- 
gée ;  dans  les  sentiments  affectueux  qu'elle  me  témoignait,  je  ne  voyais 
rien  au  delà  d'une  confiance  aimable,  et  j'étais  convaincu  que  je  serais 
seul  à  souffrir  de  cette  rupture. 


BRIGITTE.  33 


VI 


Pendant  six  semaines,  je  m'abstins  de  paraître  au  salon.  Un  di- 
manche de  la  fin  de  décembre, — à  sept  heures  du  soir, — Chavinart, 
que  je  n*avais  pas  vu  depuis  très-longtemps,  monta  tout  effaré  chez 
moi,  et  me  cria  en  entrant  :  — £h  bien  !  que  favais-je  dit?  Me  suis^-je 
trompé  sur  cette  harpie  de  Constance  ?  Ne  t'ai-je  pas  répété  mille  fois  : 
Méfie-toi  de  cette  vipère?  Oh!  c'est  une  ignominie. — Et,  se  laissant 
aller  à  sa  colère,  il  me  raconta,  la  bouche  pleine  de  jurons  et  d'in- 
jures contre  tout  le  monde,  ce  qui  se  passait  à  Thôtel  Beau-Séjour. 
J'appris  que  madame  Sidonie  se  trouvait  depuis  longtemps  dans  ks 
plus  grands  embarras  d'argent.  Elle  avait  acheté  son  fonds  pour  un 
morceau  de  pain,  mais  à  la  condition  de  liquider  tout  un  passé  de 
mauTaises  afiaires,  et  le  plus  clair  des  bénéfices  tombait  dans  les  mains 
des  anciens  créanciers.  Que  de  misères  cachées  sous  cett^  grande  pros- 
périté apparente  de  la  maison  Tallard  !  Que  de  soucis  et  d'inquiétudes! 
Parfois,  quelle  détresse  !  Entourée  d'une  riche  clientèle,  enviée  de  tous, 
avec  tous  les  dehors  d'une  vie  heureuse,  opulente,  madame  Sidonie 
se  trouvait  souvent  réduite  aux  dernières  extrémités  pour  suffire  aux 
mille  nécessités  du  jour.  Que  de  fois,  une  heure  avant  de  se  mettre 
à  table,  il  avait  fallu  courir  au  montrde-piété  !  On  arrivait  à  payer  des 
termes  de  mille  écus,  et  le  jour  même  on  battait  tout  Paris,  on  se 
jetait  dans  mille  expédients  pour  des  misères.  Au  plus  fort  de  ces 
crises,  mademoiselle  Constance,  qu'on  avait  ramassée  toute  nue  dans 
la  rue,  s'était  trouvé  tout  à  coup  avoir  dix  mille  francs  à  offrir  à  ma- 
dame Sidonie.  D'où  sortaient  ces  dix  mille  francs?  d'économies  ou  de 
petits  profits  secrets?  On  ne  s'en  informa  guère  :  on  les  reçut  avec 
reconnaissance;  on  lui  donna  de  bonnes  garanties;  on  l'intéressa  pour 
un  tiers  dans  les  affaires  de  la  maison.  Le  prêt  fut  fait  pour  cinq  ans^ 
renouvelable  de  gré  à  gré.  On  en  était  à  l'échéance,  à  la  date  fatale  ; 
delà  cette  grande,  cette  toute-puissante  influence  dont  j'avais  trouvé 
mademoiselle  Constance  investie  à  Thôtel  Beau-Séjour. 

Le  premier  étage  de  la  vaste  maison  occupée  par  madame  Sidonie 
était  loué  pour  quinze  ans  à  un  marchand  de  cristaux  fort  en  vogue, 
qui  venait  de  tomber  en  faillite  à  la  suite  d'un  procès  scandaleux. 
C'était  une  grande  tentation  pour  madame  Sidonie  de  prendre  ce  bail, 
et  depuis  un  mois  elle  était  en  conférence  secrète  avec  le  marchand  de 

Tome  X.  —  37*  Litraiton.  3 


34  BRIGITTE. 

cristaux.  Sans  mademoiselle  Constance»  elle  n'aurait  pas  hésité  un 
seul  instant  ;  mais  son  associée  répugnait  à  s'engager  dans  de  trop 
grandes  affaires;  elle  soulevait  mille  objections,  mille  difficultés,  et, 
sans  s'opposer  formellement,  elle  gagnait  du  temps,  elle  traînait  les 
choses  en  longueur. — Eh  bien!  devine  Tinfomie,  me  dit  Cfaavinart, 
tous  ces  retards  et  tous  ces  beaux  conseils  de  prudence  cachaient  un 
piège.  Croirais-tu  que  c'est  Constance  qui  a  fait  sous-louer  sous  main 
le  premier  étage  jpour  elle-même?  Hier  encore  elle  nous  bernait  de 
ses  amitiés,  et  depuis  huit  jours  tout  était  signé  en  grand  mystère,  et 
ce  matin  même  elle  a  refusé  de  renouveler;  il  a  fallu,  sous  menace 
de  saisie,  lui  payer  ses  dix  mille  francs.  Et  Dieu  sait  à  quel  prix!  et 
c*est  un  hôtel  qu'elle  installe  au  premier!  Eh  bien!  fout  cela  n^est 
rien  encore.  Penser  qu'elle  a  eu  ta  méchanceté  de  choisir  un  dimandie 
pour  inaugurer  ses  salons  !  Elle  lui  a  volé  jusqu'à  son  jour,  elle  lui  a 
volé  ses  amis.  J'ai  vu  moi-même  les  lettres  d'invitation;  c*est  comme 
dans  ces  journaux  où  l'on  se  vole  les  listes  d'abonnés.  Et  personne  n'y 
manquera,  je  le  jure.  J'ai  questionné  les  locataires,  et  tous,  jusqu'à 
cet  affreux  mylord  de  la  chambre  rouge,  m'ont  répondu  qu'ils  iraient 
chez  Constance,  qu'ils  étaient  bien  libres  de  leurs  soirées.  Constance 
leur  a  promis  des  chanteurs  étrangers.  Quant  à  ces  pécores  que  notre 
pauvre  Sidonie  a  toujours  si  bien  accueillies,  je  mettrais  ma  main  au 
feu  qu'elles  passeront  toutes  à  l'ennemi;  oui,  toutes,  les  unes  par  ca- 
price ou  méchanceté,  les  autres  par  peur,  pour  ne  pas  se  mettre  à  dos 
une  personne  comme  Constance.  La  curiosité,  l'attrait  de  rinconnu, 
le  fruit  nouveau,  le  plaisir  de  l'ingratitude,  que  sais-je?  Oh!  les 
femmes  !  quelle  race  !  Crois-tu  que  ce  soit  te  moment  d'abandonner 
madame  Sidonie  dans  une  pareille  débftcle?  Au  moins  puis-je  compter 
sur  toi?  Yiendras-tu  ce  soir? 

Chavinart  m'entraîna  au  salon.  H- était  déjà  huit  heures.  Madame 
Sidonie  n'avait  autour  d'elle  que  ses  vieux  célibataires  et  les  bonnes 
dames  du  quartier,  qui  lui  adressaient  leurs  compliments  de  condo- 
léance :  eUe  s'efforçait  de  leur  répondre  avec  insoudance;  mais  tous 
ses  mouvements  démentaient  ses  paroles.  Agitée,  oppressée,  les  yeux 
fixés  sur  la  pendule,  elle  prétait  avidement  l'oreille  à  tous  les  bruits 
de  la  fête  rivale,  qui  montaient  jusqu'à  nous.  Dans  la  cour,  les  voitures 
roulaient  bruyamment,  les  chevaux  piaffaient;  au  premier,  le  bal 
venait  de  commencer  ;  un  brillant  orchestre  nous  envoyait  par  bou^ 
fées  ses  fanfares  ironiques. 

Monsieur  Sidonie  errait  comme  une  ombre  dans  le  vaste  salon  dé- 


BRIGITTE.  33 

Mt,  à  pM  fitptift ,  sam  bruit»  te  r^nl  tAgne^  ^oeemtot  ahar  i  cotme 
toujours,  placide  et  souriant  de  son  sourire  incertain. -^-^Qbl  eehiMà 
ne  8r  frit  pas  de  mautais  sang^,  me  4H  Chavmart  toùi  en  ooMre.  Ce 
qu'il  yoît  de  phis  clair  dans  tout  eeei,  c'est  qu'il  pottrfn  se  eottcker 
a^rmt  miiiuit. 

Hait  heures  un  quart  sonnèrent,  ImM  heures  et  demie,  huit  heures 
trois  quarts;  personne  n'arrivait,  personne,  pas  même  Chagny!  Ma- 
dame Sidonie  était  dans  les  transes.  Au  coup  de  neuf  heures,  elle  aY 
tmt  plus. — Allons,  monsieur  Tallard,  dH«eIle  avec  enyportement, 
courez  denc  "voir  ce  qu'elles  fimt  li-bas;  preoeir  totre  chapeau^  et  allez 
fumer  un  cigare  sur  la  porte. 

— Mais  je  ne  fume  jamais,  dit  le  mari. 

—Faites  semUant,  imbëctte!  Leste!  prenee  du  ftu,  descendes;  pto» 
menea^-Tous  sur  le  trottoir,  dms  les  escaliers,  montez  et  descendez. 
Vite!  soyez  attentif  à  tout,  el  dfeme  dix  minutes  remmite?  nous  dire  ce 
qni  86  passe.  Si  tous  rencontrez  quelqu'une  de  nos  amies  en  chemin, 
oA«»-lenr  v(Âte  bra»:  celte  Constance  est  de  force  à  les  arrêter  dans 
l'escalier  pour  tes  pousser  chez  elle,  bon  gré,  mal  gré. 

A  son  retour,  M.  Tallard  nous  dit  les  norm  de  toutes  les  dames  qu'il 
arait  rencontrées  montant  chez  mademoiselle  Constance. —  Et  tous  ne 
les  avei  pas  amenées  ici!  Oh!  ^el  sott 

— Hais  puisqu'elles  ne  Tenaient  pas  ici?  dit  le  bonhomme. 

— Oh!  le  sot  !  il  n'est  bon  à  rien  ! 

Dans  soa  impatience,  elle  descendit  elle-même  jusqu'à  l'entresi^, 
puis  dans  la  rue,  sans  savoir  ce  qu'elle  allait  faire.  Nu-tête,  les  épaule» 
découvertes,  insensiMe  au  froid ,  elle  se  promenait  comme  une  feîle  sur 
le  trottoir.  Charinart,  qui  l'avait  suivie,  finit  par  lui  faire  compreodvo 
qu'il  étmt  par  trop  ridicule  de  se  poster  dans  la  rue  pour  entever  les 
gens  au  passage.  Ik  rentrèrent  ensemble. 

EUe  remottimt  lentement  Tescaliep,  lorsqu'elle  entenriKt  derrière  elle 
UB  pas  qui  lui  était  bien  connu.  Elle  se  retourna  vivement,  et  re* 
connut  madame  Urbain ,  qui  avait  déjà  la  main  à  la  sonnette  du 
piemier.  —  Ah  !  ma  bonne  Julie^  vous  m'êtes  fidèle,  vous,  lui  dit 
madune  Sidonie  en  descendant  quelqoes  mardies  pour  lui  offrir  k 


— J'allais  chez  vous,  dit  madame  Urbain. 

— Oh!  je  n'en  doute  pas,  riposta  madame  Sidome;  je  60Êiam 
votre  coeur,  je  suis  sûre  de  vous. -^  Mais  elle  ne  put  s'empêcher 
d'ajoater  :  —  Oh  !  quelle  l»iUante  robe  de  bal  1  Vous  êtes  déli- 


36  BRIGITTE. 

deuse.  C'est  bien  aimable  à  yoqs  de  tous  filtre  ai  belle  pour  une 
pauvre  solitaire» . 

Madame  Urbain  était  Tenue  seule.  —  Ma  fille  est  malade,  dit-elle 
avec  un  œrtain  embarras;  voilà  pourquoi  je  suis  arrivée  si  tard. 

Madame  Sidonie  la  regarda  fixement  dans  le  blanc  des  yeux.  Elle 
devina  ce  qui  se  passait  à  la  maison.  Sans  doute  Brigitte  avait  refusé 
d'accompagner  sa  mère  chez  mademoiselle  Constance. — Oh  !  elle  est 
trop  loyale  pour  entrer  dans  toutes  ces  ruses  et  ces  perfidies,  me  dit  à 
demi-voix  madame  Sidonie. — Puis,  reprenant  les  mains  de  son  amie 
avec  toutes  sortes  de  cajoleries,  elle  se  mit  à  parler  chifibns,  musique» 
de  l'air  le  plus  innocent  du  monde. 

Vers  dix  heures,  nous  vîmes  arriver  quatre  mères  suivies  de  leurs 
filles.  Celles-là,  c  étaient  les  prudentes,  les  avisées,  qui  voulaient 
ménager  les  deux  partis  contraires;  leur  toilette  de  bal  indiquait 
qu'elles  avaient  passé  la  soirée  chez  Constance.  Madame  Sidonie  leur 
montra  à  toutes  bon  visage,  mais  elle  ne  se  faisait  pas  illusion  ;  elle 
se  sentait  bien  abandonnée,  et  de  ses  plus  fidèles.  Quand  nous  fûmes 
seuls,  elle  éclata  en  sanglots  :  —  Oh!  cette  Constance  !  cette  Con- 
stance !  moi  qui  l'aimais  tant  !  Pour  elle,  je  me  serais  ôté  le  pain  de  la 
bouche  ! 

— Elle  pleurait  comme  une  désespérée. — Allons,  du  courage  !  lui 
dit  Chavinart.  Les  amis  sont  là  pour  sauver  la  baraque.  Fiez-vous  à 
moi,  j'ai  mes  projets.  Vous  voilà  aux  cent  coups,  mais  c'est  le  mo- 
ment de  rire!  Voyez  donc  quelle  grimace  fait  ce  laideron  de  Con- 
stance. 

n  nous  montra  une  bouffonnerie  qu'il  venait  de  composer;  il  avait 
dessiné  de  mémoire  mademoiselle  Constance  et  deux  de  ses  plus  vieilles 
amies.  A  demi  nues,  en  costume  de  nymphes  d'Opéra,  elles  dansaient 
des  sarabandes  au  milieu  d'une  cohue  d'Anglais  grotesques  qu'elles 
enlevaient  passionnément  et  se  passaient  de  main  en  main  ;  c'était  si 
brutalement  gai  et  si  vrai  que  madame  Sidonie  ne  put  s'empêcher  de 
rire  aux  éclats. 

—  Vous  en  verrez  bien  d'autres,  nous  dit  Chavinart,  et  toutes  les 
déserteuses  y  passeront.  Ceci  n'est  que  Iç  commencement;  j'ai  dix 
séries  en  tête.  Je  veux  battre  monnaie  avec  ces  péronnelles.  Ah  !  j'ai 
la  réputation  d'un  fainéant!  Eh  bien!  l'on  verra  ce  que  peuvent  les 
'paresseux  quand  ils  s'y  mettent!  Que  vous  faut-il?  De  l'argent...  La 
belle  affaire  !  De  l'argent?  Mais  j'en  ferai  suer  aux  pavés,  s'il  le  faut. 
Je  me  sens  un  courage  d*enfer,  j'accepterai  des  travaux  de  tout  côté^ 


BRIGITTE.  37 

f eo  mendierai;  j*irai  chez  les  ministres;  je  peindrai  le  roi,  les  dé- 
putés, la  garde  nationale!  Je  me  suis  brouillé  avec  ce  vieux  pédant  de 
Gastinière,  parce  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  se  moque  de  lui  :  eh  bien  ^ 
dès  demain  j'irai  lui  demander  de  l'ouvrage,  et,  sans  rire,  je  lui  dé- 
clarerai qu'il  est  un  grand  homme,  le  vrai  peintre  moderne,  l'unique. 
Sur  ce,  bonsoir,  dormez  en  paix;  moi,  je  vais  faire  des  bois  pour  le 
Musée  des  Grimaces. 

(La  fuhe  à  la  proohaia«  UvraiMB.) 


o 


DE  L'AMOUR  CONJUGAL 


DANS  LE  DRAME' 


PAR  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN. 


X 


LE  DEVOIR  ET  L*AMOUR. 

LE  GRAND  CYRUS.   LÀ   PRINCESSE  DE   GLÈVES.   — 

LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Le  théâtre  et  le  roman  ont  dans  chaque  siècle  leurs  lieux  com- 
muns, et  il  faut  estimer  le  siècle  qui  prend  les  siens  dans  les  bons  et 
grands  sentiments  de  Thumanité.  Ce  goût  témoigne  de  Thonnèteté 
morale  d'un  siècle.  Il  ne  prouve  pas  que  sa  conduite  soit  irrépro- 
chable; il  prouve  qu'il  aime  la  vertu,  même  quand  il  ne  la  pratique 
pas.  La  situation  de  Pauline,  c'est-à-dire  d'une  femme  qui  a  aimé 
un  homme  digne  de  sa  tendresse,  qui  Ta  cru  mort,  qui  en  a  épousé 
un  autre,  et  qui  bientôt  voit  revenir  celui  qu'elle  a  aimé,  cette  situa- 
tion devint,  au  dix-septième  siècle,  le  sujet  de  toutes  les  controverses 
galantes  et  de  tous  les  récits  romanesques.  Que  doit  faire  une  femme 
dans  cette  situation? ou  même,  laissant  de  côté  l'aventure  particulière 
de  Pauline,  que  doit  faire  la  femme  qui  sent  qu'elle  va  aimer  ou 
qu'elle  aime  un  autre  homme  que  son  mari,  si  cette  femme  veut  res- 
ter fidèle  et  honnête?  Doit-elle  avouer  à  son  theni  les  sentiments 
qu'elle  a?  Y  est-elle  obligée  de  conscience?  Ne  trouve-t-elle  pas  dans 
cet  aveu  une  force  nouvelle,  parce  que  la  confession  fortifie  ceux  qu'elle 
humilie,  en  confirmant  les  scrupules  de  la  conscience?  Autre  question 
encore.  Plus  tard,  la  femme  devient  libre  par  la  mort  de  son  mari  : 

i.  Voir  les  28%  29%  30%  31%  32%  33%  34%  35*  et  36«  livraisons. 


DE  L'AMOUB  CONJU&AL  DANS  LE  DRAME.  39 

peutrelle,  sans  scrupule,  épouser  celui  qu'elle  a  aimé  et  qu'elle  aime 
encore? 

Voilà  les  questioas  <pû  se  traitaieot  sans  cesse  au  dix-septième 
siède,  et  qui  tiennent,  comme  on  le  Toit,  à  Tétude  que  nous  M^ 
sons  de  la  trik^ie  du  mari>  de  la  femme  et  de  Tamant. 

J'ai  d^  montré  *  Timitalion  que  madenu)îselle  de  Scudéry,  dans 
les  adieux  d'Âglalîdas  etd'Âmestris,  avait  foite  des  adieux  de  Pauline 
et  de  Séyère*  Dans  le  troisième  iFolume  de  son  rcunan,  elle  a  repris  ce 
sujet  qu'aimait  le  public,  et  elle  y  a  transporié  toute  rfaistaire  de 
Pauline,  de  Sévère  et  de  Polyeucte. 

Aldonide  aÎB^ût  le  prince  Thrasybule,  et  eUe  en  était  éperdument 
aimée;  mais  ce  prince  ayant  été  forcé  de  quitter  Milet,  on  annonça 
tûentôt  sa  mort,  ai,  deux  ans  après,  Alcioaide  se  décida,  d'après 
l'cNrdre  de  son  père ,  a  épouser  le  prince  Tisandre ,  l'ami  intime  de 
Thxasybuie.  Celui-ci  n'était  pas  mort,  et,  quelque  temps  après  le 
mariage  d'Alcionide,  il  revient  à  Milet,  comme  Sévère  revient  à 
Mitylèjie.  Tisandre,  ^i  ne  sait  pas  qu'Alcionide  a  atraé  Tbrasybule, 
lui  demande  de  le  recevoir,  et  celle-cî  alors  lui  apprend  qu'elle  a 
connu  Tbrasybule.  i^  Cq^endant  il  la  conjura  de  vouloir  souffrir  sa  vue, 
oonune  celle  de  l'boname  du  monde  qu'il  aimait  le  plus*  —  Ce  que 
TOUS  désirez;  lui  ditrelle,  me  semble  un  peu  dang^eux  à  vous  accor^ 
der.  Ce  n'est  pas  que  je  me  ne  fie  bien  à  moi-même;  mais  je  ne  me 
fie  pas  à  voos.  Tisanike  lui  protesta  alors  qu'il  n  aurait  jamais 
de  jalousie^.  » 

Vaincue  par  les  instances  de  son  mari ,  Alcionide  consent  à  rece- 
voir son  amant;  mais,  en  ièmme  bonnêle,  en  digne  imitatrice  de 
Pauline,  elle  prend  des  précautions  contre  elle-même  :  elle  ordonne 
à  une  de  ses  confidentes  de  déckirer  et  de  jeter  à  la  mer  (ils  sont  siu* 
un  vaisseau)»les  lettres  qu'elle  a  gardées  de  Tbrasybule.  Elle  les  gar^ 
datt  d'un  mort,  elle  ne  vent  plus  les  garder  d*un  vivant  qu'elfe  a 
aimé,  qu'elle  va  revoir  et  dont  elle  veut  publier  rajnour.  Pendant 
qu'elle  parle,  Tbrasybule,  qui  était  dans  la  chambre  voisine,  ent^ad 
cet«itretien  et  apprend  qu'il  était  aimé  d'Alcionide.  «  Désespéré,  dit 
Tlwaaybule,  de  savoir  que  je  n'étais  pas  haï  et  que  pourtant  je  serais 
toujours  malheureux,  je  souffris  plus  que  je  n'a  vais,  encore  souffert. 
Cendant  Tisandre,  qui  m'aimait  véritablement,  me  vint  chercher 

1.  Dans  la  livraison  précédente  de  ce  recueil. 

2.  Le  Grand  Cyrus,  1.  \\\,  p.  i  1 98. 


40  DE  TAMOUR  CONJUGAL 

et  me  mena  dans  la  chambre  d'Alcionide,  me  priant  et  me  conjurant 
toujours  de  faire  effort  pour  me  contenter  de  son  amitié.  J*y  fus  donc, 
et  j'entendis,  en  y  entrant,  qu*elle  dit  tout  haut  à  la  même  fille, 
qu  elle  ne  manquât  pas  de  faire  ce  qu'elle  lui  avait  ordonné.  Ce  dis- 
cours fit  que  je  changeiai  de  couleur  et  que  je  regardai  si  attentiye-* 
ment  Alcionide  qu'elle  en  baissa  les  yeux.  Je  ne  tous  dirai  point. 
Seigneur,  quelle  fut  cette  conTersation ,  car  je  ne  pense  pas  que 
jamais  trois  personnes  se  soient  tant  aimées  et  tant  ennuyées  ensemble 
que  nous  fîmes  ce  jour-là.  Tisandre  aimait  passionnément  Alcionide 
et  m'aimait  aussi  beaucoup;  mais,  parce  que  j'aimais  ce  qu'il  aimait, 
je  Toyais  bien  que,  soit  par  la  compassion  qu'il  avait  de  moi  ou  par 
quelque  autre  sentiment  qui  s'y  mêlait,  il  ne  se  divertissait  guère  en 
ma  compagnie*  Alcionide  aimait  sans  doute  Tisandre  et  ne  me  haïs- 
*  sait  point;  mais,  parce  que  ma  passion  ne  pouvait  plus  lui  paraître 
innocente,  et  que,  de  plus,  Tisandre  ne  l'ignorait  pas,  elle  en  avait 
Tesprit  très -inquiet.  Pour  moi,  j'avais  eu  autant  d'amitié  pour 
Tisandre  que  j'étais  capable  d'en  avoir,  et  j'avais  plus  d'amour  pour. 
Alcionide  que  personne  n'en  a  jamais  eu  pour  qui  que  ce  soit.  Biais, 
parce  que  mon  ami  était  possesseur  d'un  trésor  si  rare;  qu'outre  cela 
il  savait  que  j'étais  amoureux  d' Alcionide,  et  que  je  savais  aussi 
qu' Alcionide  était  résolue  de  m'oublier  absolument,  je  ne  pouvais 
presque  ni  commencer  de  parler,  ni  répondre,  et  je  sortis  enfin  de 
cette  chambre  avec  quelque  espèce  de  consolation,  quoique  ce  ne  soit 
pas  l'ordinaire  de  quitter  ce  que  Ton  aime  sans  beaucoup  de  dou- 
leur*.» 

Cette  scène  touche  à  toutes  les  complications  que  comporte  la  tri- 
logie du  mari,  de  la  femme  et  de  l'amant.  Ck>mme  Pauline,  Alcionide 
a  aimé  Thrasybule  avant  d'épouser  Tisandre;  comme  la  princesse  de 
Clèves,  elle  avoue  à  son  mari  les  sentiments  qu'elle  a  pour  Thrasy- 
bule; comme  M.  de  Yolmar  enfin,  Tisandre  veut  que  sa  femme 
revoie  son  ancien  amant.  Il  essaye,  comme  M.  de  Yolmar,  d'établir  je 
ne  sais  quelle  association  mystique  entre  le  mari,  la  femme  et 
Tamant;  association  qui  serait  impossible,  même  quand  le  mysticisme 
y  serait  imposé  à  tout  le  monde,  plus  impossible  encore  quand  il  ne 
Test  qu'à  une  personne  sur  trois.  Cette  association,  qui  a  été  le  rêve 
de  quelques  jurisconsultes  des  cours  d'amour  et  des  philosophes  de 
l'école  de  M.  de  Yolmar,  n'a  pas  mieux  réussi  aux  uns  qu'aux  autres; 

1.  Le  Grand  Cyrus,  U III,  p.  1203  et  1204. 


ANS  LE  DRAME.  Il 

eDe  a  toujours  été  une  impossibilité  ou  un  scandale.  Quel  amant 
Youdra  se  contenter  d'assister  au  bonheur  du  mari?  Thrasybule  le 
promet  à  Alcionide;  mais  Tentretien  même  dans  lequel  il  prend  cet 
engagement  témoigne  qu'il  ne  pourra  pas  le  tenir.  Alcionide  ne  s'y 
trompe  pas.  Dans  cet  entretien,  Thrasybule,  avec  l'indiscrétion  qui 
est  propre  à  l'amour  et  qui  fait  qu'un  amant  ne  peut  rien  cacher  de 
ce  qu'il  sent  à  celle  qu'il  aime ,  Thrasybule  aToue  à  Alcionide  qu'il 
Ta  entendue  quand  elle  parlait  à  sa  confidente,  m  Apr^s  qu 'Alcionide 
se  fut  un  peu  remise  : — Seigneur,  dit-elle  avec  beaucoup  de  douleur 
dans  les  yeux,  la  curiosité  que  tous  avez  eue  de  deriner  mes  senti* 
ments  vous  coûtera  un  peu  cher,  si  tous  m'aimez;  car  enfin,  je  tous 
le  déclare,  je  ne  saurais  plus  souffrir  Totre  Tue  après  ce  que  tous 
saTez  de  moi.  Peut--être,  si  tous  eussiez  ignoré  ce  que  j'ai  dans  le 
cœur  pour  tous,  eussé-je  accordé  au  prince  Tisandre  la  liberté  de 
TOUS  Toir  comme  son  ami,  ainsi  qu'il  me  le  demandait  ;  mais,  après 
ce  que  tous  Tenez  de  me  dire,  il  m'est  absolument  impossible.  Je  ne 
TOUS  pourrais  plus  voir  sans  rougir,  et,  dans  les  termes  où  est  mon 
âme,  je  tous  haïrais  peut-être  par  la  seule  crainte  de  tous  trop  aimer 
et  de  n'aToir  pas  assez  d'indifférence  pour  tous.  —  Mais ,  madame, 
m'écriai-je ,  quelle  justice  y  a-t-il  de  me  parler  comme  tous  faites? 

—  Mais,  injuste  prince,,  reprit-elle,  quelle  raison  aTcz-Tous  de  me 
dire  tant  de  choses  que  je  ne  puis  écouter  sans  crime  et  que  je  n'écou- 
terai jamais  qu'aujourd'hui?... —  Eh  quoi!  madame,  lui  dis-je, 
est-ce  trop  tous  demander  que  trois  ou  iquatre  moments  tous  les  jours 
à  TOUS  souTenir  d'un  homme  qui  tous  donne  tous  ceux  de  sa  Tie? 

—  Oui,  répliqua-t-elle,  c'est  trop  pour  ma  gloire  que  ces  trois  ou 
quatre  moments  que  tous  demandez,  et  tous  dcTez  être  assuré  que, 
si  je  le  puis,  je  tous  bannirai  de  mon  souTenir  comme  de  mon  cœur. 
Mais,  ajputa-t-elle  malgré  qu'elle  en  e^^t,  on  ne  dispose  pas  de  sa 
mémoire  comme  on  Teut  ;  et  il  arriTera  peut-être  que  tous  m'oublie- 
rez sans  en  aToir  le  dessein,  et  que  je  me  souriendrai  de  tous  sans  le 
Touloir  faire.  Alcionide  prononça  ces  dernières  paroles  aTCC  une  con- 
Aisîon  sur  le  Tisage,  si  charmante  pour  moi  que  je  me  jetai  à  genoux 
pour  lui  en  rendre  grftce,  mais  elle,  se  repentant  de  ce  qu'elle  aTait 
«fit,  me  relcTa  et  me  défendit  si  absolument  de  lui  parler  jamais  de 
ma  passion  et  de  la  Toir  jamais  en  particulier,  que  je  connus  bien,  en 
effet,  qu'elle  le  Toulait  ainsi  ' .  i) 

1.  Le  Grand  Cyrus,  t.  lU,  p.  42iO,  4214,  1214. 


U  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

Le  draae  entne  Alcionide,  Tisandce  et  Thrasybule  devient  trop 
critique  peur  pouvcâr  duror,  et  mademoiselle  de  Scudéry,  pour  iirer 
ses  i^ersondages  d*einbarras,  iaii  mourir  le  mari*  Tisandre  périt  des 
bies^ures  qu'il  a.  reçues  daos  ub  combat;  mais,  avaol  de  iBudre  le 
dernier  soupir,  il  fait  comme  Polyeucte,  il  lègue  sa  femme .  à  Thra* 
sjbttle  :  «  Tenes,  lut  dît*il,  mou  cher  Thrasybule,  je  vous  lais  dépo-* 
sttaîre  de  mes  deroières  volontés.  Rendez,  s'il  vous  plaît,  cette  lettre 
k  votre  dière  Alcionide,  et,  comme  je  n'ai  point  murmuré  lorsque  je 
me  suis  aperçu  qu'elle  a  donné  quelques  soupirs  au  souvenir  de  vos 
ittfertunes,  ne  murmurez  pas  aussi  quand  elle  donnera  quelques 
lmme$  au  souvenir  de  ma  mort..*  J'avoue  que  vous  mérilez  mieux 
Aldonide  que  moi;  aussi  fais-je  ce  que  la  fortune  n'avait  pas  voulu 
ùiie  :  plu^  équitable  qu'elle,  je  vous  la  laisse,  et  si  j  ose  y  prétendre 
qudque  paît,  je  vous  la  donne  '  •  d 

Comme  dans  cette  scène  Tisandre  joue  tout  à  lait  le  rôle  de 
Polyeucle,  j'étais  curieux  de  savoir  si  Alcionide  jouerait  aussi  le  râle 
de  Pauline,  et  si  elle  refuserait,  comme  Pauline,  d'épouser  Thrasy- 
faufe^  parce  qu'elle  l'a  aimé  pendant  son  mariage.  Pauline  sort  de  cet 
embarras  par  la  belle  porte  :  elle  se  fait  chrétienne,  elle  veut  accom- 
pegner  son  mari  dans  le  martyre.  Alcionide  est  plus  embarrassée, 
parce  qu'elle  vit;  elle  se  décide  pourtant,  à  la  fin,  à  sortir  d'enabarras 
par  la  porte  la  pluâ  agréable ,  par  celle  de  son  mariage  avec  Tbra- 
sVbule.  Je  reconnais  à  ce  signe  l'héroïne  de  roman,  et  d'un  roman 
ou  l'amour,  honnête  il  eat  vrai,  règne  en  maître  absolu.  Ce  n'est  pas 
qu'Alcionide  n'ait  quelques-uns  des  sincères  scrapules  do  Pauline; 
«  Quoique  son  mari,  en  mourant,  lui  eut  ordonné  d'q)ouser  Thcar 
sybule,  elle  se  mit  dans  la  fantaisie  qu'il  lui  serait  plus  glorieux  de 
ne  lui  obéir  pas,  que  d'accomplir  sa  dernière  vcdonté  ;  et  cette  opinion 
s'empara  de  telle  sorte  de  9on  esprit,  qu'elle  crut  qu'elle  serait  bUb>- 
«iée  n  elle  épousait  llirasybule,  quoiqu'elle  l'aimât  toujours  cbèi^d- 
ment.  Mais  enfin  le  prince  de  Mytilène^  lui  ayant  écrit  pour  la  prier 
d'accomplir  la  volonté  du  prince  son  fils,  et  Euphranor  '  le  lui  ayant 
commandé  absolument,  je  pense  pouvoir  dire  qu'dle  obéit  sans 
Tépngoance^.  )> 

On  voit  que  l'histoire  d' Alcionide  est  f  histoire  de  Pauline^,  séculiH 
risée,  pour  msi  dire,  et  devenue  mondaine  ou  romanesque»  Le  coNir 

i.  Le  Grand  Cyrus,  t.  III,  p.  i227  et  1228. 

2.  Père  de  Tisandre.  —  3,  Père  d'Alcionide.  — *  4.  Tome  VI.  p.  lOO. 


DANS  LK  DBAVE.  48 

eM  ainaî  lût  qa*fl  compread  àam  son  idéil  la  ^rta  et  le 
jMmfaear  réimis.  Il  y  aTait,  j*tm«gioe,  bien  des  gens  qui  euflseot  aou* 
JBÎlé  que  Panlioe  se  fit  okréttenne  et  qu'eosuite  elle  époi^t  Séfère, 
'jrantjplÎBBaiii  presque  eo  oala  un  des  derniers  kmu  dePolyeucte  : 

VîfBB  heiMaz  eesesobble  et  mouneE  ooaimc  isboi, 

MadtanoiséHe  de  Scudà^  aatîsfait,  par  le  mariage  d'AlcîoDide  et  de 
Thnvybule,  à  cette  idée  vulgaîre,  lom  boooôta,  de  voir  la  verbi 
sèooBipeBsée  par  le  bcmhenr« 

£n  passajQt  de  Tbistoire  d'Alctonide  à  Tbisloire  de  la  princesse  de 
dèfes,  nous  ne  sortons  point  de  la  trilogie  que  nous  étudions  :  nous 
paMODB  d*un  monde  honnête  et  galant  à  un  monde  tninnéte  encore, 
mus  d^à  plus  élégant  eu  moins  réservé;  aeus  p^kssoos,  je  dkais 
^priootiers,  de  la  cour  de  la  reine  mère  Anne  d'Autriche  à  la  ooor 
plus  jeune  et  plus  coquette  d'Henriette  d'Angleterre.  Ce  n'est  pas 
que  la  priaceese  de  Clèvea  soit  moins  vertueuse  que  Paqiine  et  Alde- 
nide,  ou  que  ses  scrupules  sment  juioins  grands  :  ils  sont  plus  raCBnés 
ou  in  asotos  ptm  défdeppés.  La  princesse  de  Clèves  a  é^  éievée  par 
une  mère  qui  n'a  pas  oraiot  de  lui  parler  de  lamour,  et  qui  a  voulu 
qu'elle  connût  le  danger  pour  mieux  y  résister.  Elle  y  résiste,  naa^s 
aiec  toute  sorte  dé  «painies  et  de  ^récaùtioBS,  qui  prolongent,  pour 
amsi  dire,  la  lutte,  et  la  rendent  fjus  intéressante.  Jfous  sa^oûs  biep 
que  le  devoir  l'emportera  sur  ia  passion  :  nous  n'ayons  donc  p» 
rfimeticn  ^e  rincertitude;  ma^  nous,  avons  celle  du  péril,  et  d'un 
péril  que  l'éducation  de  madame  de  Clèves  ne  lui  permet  pas  d'îgnch 
len  Trop  inetruite  pour  n'être  pas  alarmée,  dès  qu'elle  interroge  son 
-oaur,  eue  arniprend  œ  qu'elle  ressent  pour  M.  de  Nemours  :  <  £Ue 
ae  ee  flatta  pius  de  respérance  de  ne  le  pas  aimer;  eile  songea  seid^ 
ment  à  ne  lui  en  donner  jamiM  aucune  marque^  )> 

Le  meîUettr  moyen  de  ne  pas  mentrek-  à  M.  de  Nemours  l'amow 
que  madame  de  Clèves  se  neprccbè  d'av<Mr  pour  lut,  c'est  le  nH^fen 
que  Pteline  mot  employer  avec  Sévère,  c'est^à-diie  de  ne  pas  le 
voir. .  Mais  elle  le  revoit  malgré  elle  ;  bientôt  même,  sur  une  letbee 
d'amour  tombée,  dtt^n,  de  la  pocbe  de  M.  de  Nemours,  elle  se.seat 
jalooae,  et  sa  jalousie  l'édaire  encore  aur  sa  paasimi.  Madame  de 
Clèves,  en  effet,  n'a  pas  la  ressource  qu'auraient  des  femmes  frivoles 

I.  La  Frincesse  de  Clèves,  deuxième  partie. 


44  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

ou  peu  flcrupuleuBes,  d'ignorer  l'état  de  son  cœur  :  elle  s'examine  et 
s'étudie  avec  un  soin  minutieux.  Cette  perpétuelle  surveillanoe  qu'elle 
a  sur  elle-même  fait  sa  force;  elle  fait  en  même  temps  le  charme 
infini  du  roman.  Enfin,  désespérée  de  se  sentir  iaible  par  elle-même 
et  n'appelant  pas  la  religion  à  son  secours,  —  car  un  des  caractères 
de  ce  roman  est  de  reposer  tout  entier  sur  l'honneur  mondain,  et  de 
ne  rien  emprunter  aux  autres  forces  de  l'âme  humaine,  —  madame 
de  Clëves  se  décide  à  faire  à  son  mari  le  plus  extraordinaire  aven  qui 
ait  jamais  été  fait  à  un  mari  :  elle  lui  avoue  qu'elle  a  des  raisons  de 
s'éloigner  de  la  cour,  et  qu'elle  veut  éviter  les  périls  où  se  trouvent 
quelquefois  les  personnes  de  son  âge.  «  Je  n'ai  jamais,  lui  dit-elle, 
donné  nulle  marque  de  faiblesse,  et  je  ne  craindrais  pas  d'en  laisser 
paraître,  si  vous  me  laissiez  la  liberté  de  me  retirer  de  la  cour,  ou  si 
j'avais  encore  madame  de  Chartres*  pour  m'aider  à  me  conduire. 
Quelque  dangereux  que  soit  le  parti  que  je  prends,  je  le  prends  avec 
joie  pour  me  conserver  digne  d'être  à  vous.  Je  vous  demande  mille 
pardons,  si  j'ai  des  sentiments  qui  vous  déplaisent;  du  moins,  je  ne 
vous  déplairai  jamais  par  mes.  actions.  Songez  que,  pour  faire  ce  que 
je  fids,  il  faut  avoir  plus  d'amitié  et  plus  d'estime  pour  un  mari  que 
l'on  n'en  a  jamais  eu.  Conduisez-moi,  ayez  pitié  de  moi  etaimezHnoi 
encore,  si  vous  pouvez^.  9 

Ce  mot  de  madame  de  Clèves,  eondtnsez^moij  est  le  mot  de  la 
situation.  Madame  de  Clèves,  efirayée  de  sa  faiblesse  intérieure,  veut 
trouver  un  appui  et  une  résistance  hors  d'elle-même  :  elle  prend  son 
mari  pour  son  directeur,  n'en  trouvant  pas  de  plus  sûr  et  de  plus 
intéressé  à  son  salut. 

Ici,  admirons  hautement  l'art  infini  de  ce  roman,  ou  plutôt  cette 
vérité  [qui  fait  que  tout  personnage  qui  a  le  coeur  élevé  plait  et  int^ 
resse,  s'il  est  peint  fidèlement,  quel  que  soit  le  rôle  que  lui  dranent 
les  événements.  Le  mari,  que  sa  femme  n'aime  pas  et  à  qui  elle 
avoue  qu'elle  en  aime  un  autre,  comment  nous  y  intéresser?  Com- 
ment le  relever  à  nos  yeux  de  l'échec  que  cause  un  pareil  aveu?  Il  a 
l'âme  grande  et  il  aime  sa  femme  :  avec  cela  le  ridicule  n'a  pas  prise 
sur  lui.  L'aveu  que  lui  &it  madame  de  Clèves  le  désespère;  mais  il 
en  sent  la  grandeur  morale  :  a  Vous  me  paraissez,  dii*ii  à  sa  fenune, 
plus  digne  d'estime  et  d'admiration  que  tout  ce  qu'il  y  ,a  jamais  eu 

1.  Sa  mère. 

2;  Troisième  partie. 


DANS  LE  DRAMB.  45 

de  femmes  au  monde -,  mais  aussi  je  me  trouYe  le  plus  malheureux 
homme  qui  ait;  jamais  été.  »  Il  lui  parle  alors  de  sa  passion  d*une 
manière  si  vive  et  si  touchante»  que,  si  je  prenais  un  instant  les  sen- 
timents de  Saint-Évremond  et  si  je  répugnais  à  croire  qu'un  mari 
puisse  aimer  passionnément  sa  femme,  je  serais  forcé  de  dire,  enten- 
dant les  plaintes  de  M.  de  Clèyes,  qu'il  parle  comme  un  amant,  non 
comme  un  mari,  et  que  c'est  pour  cela  qu'il  nous  émeut.  Ce  mari  ou 
cet  amant,  du  reste,  n'est  point  aveuglé  par  la  jalousie  et  le  chagrin 
qa'il  ressent  :  il  sait  à  quelle  âme  il  a  a&ire;  et  quand  madame  de 
dèves,  toujours  défiante  d'elle-même,  malgré  le  doulourei^  appui 
qu  elle  vient  de  se  donner  par  son  aveu,  demande  encore  une  fois  à 
son  mari  de  ne  la  laisser  voir  personne,  comme  étant  malade  :  a  Ncm, 
madame,  répond*il ,  on  démêlerait  bientôt  que  c'est  une  chose  sup- 
posée, et ,  de  plus,  je  ne  veux  me  fier  qu'à  vous-même  :  c'est  le 
diemin  que  mon  cœur  me  conseille  de  prendre,  et  la  raison  me  le 
conseille  aussi.  De  l'humeur  dont  vous  êtes,  en  vous  laissant  à  votre 
liberté  je  vous  donne  des  bornes  plus  étroites  que  je  ne  pourrais  vous 
en  prescrire'. 

Ici,  je  dois  (aire  un  aveu  :  l'estime  que  madame  de  La  Fayette  a 
voulu  nous  donner  pour  M.  de  Clèves  est  si  grande  en  moi,  qu'à 
mesure  que  j'ai  relu  ce  roman  je  me  suis  mis  à  penser  que  madame 
de  Clèves  avait  peut-être  pour  son  mari  une  amitié  plus  tendre 
qu'elle  ne  le. croyait  elle-même,  une  amitié  qui  pouvait  aisément 
devenir  de  l'amour;  qu'enfin  ces  deux  belles  âmes  étaient  plus  près 
de  s'aimer  également  qu'elles  ne  le  pensaient.  Qu'eût-il  fallu  pour 
cela?  Non  pas  plus  de  passion  de  la  part  de  M.  de  Clèves,  car  cette 
passion  ardente  et  généreuse  émeut  le  cœur  de  madame  de  Clèves  ^  : 
il  eût  {allu,  chose  incompatible  avec  la  passion,  plus  d'habileté  et 
plus  d'adresse  ;  il  eAt  fallu  qu'il  ne  désespérât  pas  de  se  faire  aimer. 


i.  Troisième  partie, 

2.  a  Je  vois  le  péril  où  tous  êtes,  dit  M.  de  Clèves  à  sa  femme  quand  il 
sait  que  c'est  M.  de  Nemours  qu'elle  aime;  ayez  du  pouvoir  sur  vous  pour 
l'amour  de  vous-même,  et,  s'il  est  possible,  pour  l'amour  de  moi.  Je  ne  vous 
le  demande  point  comme  un  mari,  mais  comme  un  homme  dont  vous  faites 
tout  le  bonheur,  et  qui  a  pour  vous  une  passion  plus  tendre  et  plus  violente 
que  celui  que  votre  cœur  lui  préfère.  »  M.  de  Clèves  s'attendrit  en  pronon- 
çant ces  dernières  paroles ,-  il  eut  peine  à  les  achever.  Sa  femme  en  £ùt  péné- 
trée, et,  fondant  en  larmes,  elle  l'embrassa  avec  une  tendresse  et  une  dou- 
leur qui  le  mirent  dans  un  état  peu  différent  du  sien.  »  (Troisièmei.  partie.) 


^  DE  L'AMOUR  COfiTJUGAL 

qo^it  en  trootàt  les  mojeBs,  feisant  l'aBiant,  puisqu'il  Fetl  mmxx 
que  personfie,  s'aidant  aussi  du  mari,  puisqu'il  l'esl ;  et,  cecpûme 
fait  croire  que  le  suces  n'étaii  pas  impossible,  ce  qui  me 
un  iostant  l'idée  d'un  de  ces  dénoûments  firrond)tes  à  k 
bonheur  et  à  la  ^^o  qui  chanuent  les  ledairs  de  romsDs,  e'ett 
cette  phrase  :  «  Toutes  les  fois  que  madame  de  Glàves  parlait  i  son 
mari,  la  passion  qu'il  lui  témoignait,  Thonnèteté  de  son  {Nrocédé, 
l'amitié  qu'elle  aTait  pour  lui  et  ce  qu'elle  lui  dennt,  foisaient  des 
impressions  dans  son  cœur  qui  affaiblissaient  l'idée  de  M.  de  Nemours; 
mais  c&  n'était  que  pour  quelque  temps^  et  cette  klée  leTenait  biei^ 
tôt  plus  Tive  et  plus  présente  qu'auparavant  ^  b 

Ce  roman  du  mari  qui  finit  par  l'emporter  sur  l'amant  n'est  pas 
le  roman  que  madame  de  La  Fayette  Toulait  faire;  elle  Toulaii  mon- 
trer l'ascendant  de  la  passion,  moins  fort  que  la  yertu  dans  une  «me 
généreuse,  assez  fort  cependant  pour  détruire  le  bonheur  conjugal 
que  méritaient  deux  nobles  cœurs.  Elle  pouTait  bien  donner  un  beau 
rMe  au  mari  afin  de  nous  y  intéresser  ;  elle  ne  voulait  pas  lui  donn^ 
le  premier.  Non  qu'elle  le  réservât  à  l'amant  :  le  premier  r61e  ici 
appartient  à  la  femme.  Madame  de  Clèves  est  aussi  vertueuse  que 
Pauline;  elle  est  supérieure  à  M.  de  Clèves,  parce  qu'elle  combat 
son  penchant  plus  oourageusem^it  que  M.  de  Clèves  ne  a»nbat  sa 
jolousie  et  sa  douleur;  mais  elle  est  surtout  supérieure  à  M.  de 
Nemours,  qui  n'a  rien  de  la  générosité  de  Sévère,  et  qui  n'est  qu'un 
amant  passionné,  sans  aucun  des  scrupules  qu'il  devrait  avoir, 
voyant  ceux  de  madame  de  Clèves.  Tout  est  donc  sacrifié  au  per-* 
sonnage  de  madame  de  Crèves ,  qui ,  dans  la  première  moitié  du 
roman,  résiste  au  penchant  qui  Tentraîne  vers  M.  de  Nemoufrs,  grâce 
à  la  pureté  de  ses  scrupules,  grâce  à  l'idée  qu'elle  a  de  l'honneur;  et 
qui,  dans  la  seconde  moitié,  élevant  ses  scrupuld  jusqu'au  sacrifice, 
refuse  d'épouser  M.  de  Nemours.  Fidèle  à  ses  idées  d'honneur,  elle 
se  punit  d'avoir  aimé  M.  de  Nemours  pendant  la  vie  de  son  mari,  en 
ne  l'épousant  pas  après  la  mort  de  M.  de  Clèves^ 

On  sait  en  eSet  comment  M.  de  Clèves,  trompé  par  un  faux  rap* 
port  qui  lui  fait  croire  que  madame  de  Clèves  a  cédé  à  sa  passion  et 
à  celle  de  M.  de'Nemours,  périt  d'une  fièvre  aiguë  causée  en  grande 
partie  par  son  chagrin.  Cette  crédulité  vulgaire  me  gâte  un  peu  M.  de 
Clèves  :  les  sentiments  et  l'aveu  de  sa  femme  méritaient  plus  de  coo- 

1.  Quatrième  partie^'. 


OAHS  LB  DRAMB.  47 

fiance.  Mais  sa  mort  est  belle  est  touchante  r  il  pardonne  i  madame^ 
de  Clèves,  rend  jnstiee  à  Tinnocence  de  ses  actions,  et,  par  sa  génère*- 
siië,  augmente  les  scrupules  c[u*elle  se  feit.  H  lui  crée  ime  obligation 
fioufelle  d*honorer  sa  mémoire  par  une  fidélité  qui  aura  le  mérite 
d'une  expiation.  Cette  mort  enfin  prépare  la  résolution  béroiqae  de 
madame  de  ClèTes  et  la  rend  naturelle  dans  une  âme  comme  la  sienne. 

Ce  n'est  pas  dans  les  premiers  moments  de  sa  douleur  que  ma* 
dame  de  Clèves  se  décide  à  ne  point  épouser  M.  de  Nemours.  Cette 
dél3>ération  pour  savoir  si  elle  doit  rester  Teuve  ou  se  remarier  ne 
peut  pas,  dans  une  âme  affiigée  et  généreuse,  arriver  dès  les  pre* 
miers  jours.  «  Ce  mari  mourant,  et  mourant  à  cause  d^eHe  et  arec 
bmt  de  tendresse  pour  elle,  ne  lui  sortait  point  de  Tesprit.  Elle  repas- 
sait incessamment  tout  ce  qu'elle  lui  devait,  et  elle  se  faisait  un  crime 
de  n^avoir  pas  eu  de  la  passion  pour  lui,  comme  si  c'eût  été  une 
chose  qui  eût  été  en  son  pouvoir.  Elle  ne  trouvait  de  consolation  qu'à 
penser  qu'elle  le  regrettait  autant  qu'il  méritait  d'être  regretté,  et 
qu'elle  ne  ferait  dans  le  reste  de  Sa  vie  que  ce  qu'il  aurait  été  bien 
aise  qu'elle  eut  fait,  s'il  avait  vécu.»  Ce  n'est  qu'après  plusieurs  mois 
de  cette  douleur,  tout  occupée  de  son  mari,  qu'elle  revoit  M.  de 
Nemours  par  hasard,  et  alors,  son  cœur  se  réveillant  de  son  engoui^ 
dissement,  elle  pensa  malgré  elle  qu'elle  aimait  M.  de  Nemours, 
qu'elle  en  était  aimée ,  qu'elle  était  libre,  c:  Plus  de  devoir,  plus  de 
vertu  qui  s'opposassent  à  ses  sentiments  ;  tous  les  obstacles  étaient 
levés,  et  il  ne  restait  de  leur  état  passé  que  la  passion  de  M.  de 
Nemours  pour  elle,  et  que  celle  qu'elle  avait  pour  lui.  Toutes  ces 
idées  furent  nouvelles  à  cette  princesse.  L'afBiction  de  la  mort  de 
M.  de  Clèves  l'avait  assez  occupée  pour  avoir  empêché  qu'elle  n'y 
eût  jeté  les  yeux.  La  présence  de  M.  de  Nemours  les  amena  en  foule 
dans  son  esprit;  mais,  quand  il  en  eut  été  pleinement  rempli,  et 
qu'elle  se  souvint  aussi  que  ce  même  homme  qu'elle  regardait 
comme  pouvant  l'épouser  était  celui  qu'elle  avait  aimé  du  vivant 
de  son  mari  et  qui  était  la  cause  de  sa  mort  ;  que,  même  en  mourant, 
il  lui  avait  témoigné  de  la  crainte  qu'elle  ne  l'épousât,  son  austère 
vertu  était  si  blessée  de  cette  imagination  qu*elle  ne  trouvait  guère 
moins  de  crime  à  épouser  M.  de  Nemours  qu'elle  en  avait  trouvé  à 
l'aimer  pendant  la  vie  de  son  mari^  » 

Enfin  elle  reçoit  M.  de  Nemours;  elle  lui  avoue  qu'elle  l'aime,  car 

1.  Quatrième  partie. 


48  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

• 

elle  croit  qu^elle  peut  avouer  tous  ses  sentiments,  étant  sûre  de  vain* 
cre  ceux  qu'elle  réprouve  :  sa  vertu  autorise  sa  franchise.  De  même 
donc  qu'elle  a  avoué  à  son  mari  qu'elle  aimait  quelqu'un,  elle  avoue 
à  M.  de  Nemours  qu'elle  l'aime;  mais  elle  lui  déclare  en  même 
temps  <c  que  son  devoir  lui  défend  de  penser  jamais  à  personne,  et 
moins  à  vous,  dit-elle,  qu'à  qui  que  ce  soit  au  monde,  par  des  raisons 
qui  vous  sont  inconnues.  —  Elles  ne  me  le  sont  peut-être  pas, 
madame,  reprit-il;  mais  ce  ne  sont  point  de  véritables  raisons.  Je 
crois  savoir  que  M.  de  Glèves  m'a  cru  plus  heureux  que  je  n'étais,  et 
qu'il  s'est  imaginé  que  vous  aviez  approuvé  des  extravagances  que  la 
passion  m'a  fait  entreprendre  sans  votre  aveu.  —  Ne  parlons  point 
de  cette  aventure,  lui  dit-elle;  je  n'en  saurais  soutenir  la  pensée; 
elle  me  fait  honte,  et  elle  m'est  aussi  trop  douloureuse  pour  les  suites 
qu'elle  a  eues.  Il  n'est  que  trop  véritable  que  vous  êtes  cause  de  la 
mort  de  M.  de  Glèves.  Les  soupçons  que  lui  a  donnés  votre  conduite 
inconsidérée  lui  ont  coûté  la  vie,  comme  si  vous  la  lui  aviez  ôtée  de 
vos  propres  mains.  Voyez  ce  que  je  devrais  faire,  si  vous  en  étiez 
venus  ensemble  à  ces  extrémités  et  que  le  même  malheur  en  fût 
arrivé.  Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  la  même  chose  à  l'égard  du 
monde;  mais  au  mien,  il  n'y  a  aucune  difiTérence,  puisque  je  sais  que 
c'est  par  vous  qu'il  est  mort  et  que  c'est  à  cause  de  moi  '.  » 

J*ai  voulu  montrer  tout  entier  le  caractère  de  madame  de  Glèves, 
tel  que  madame  de  La  Fayette  l'a  inventé,  avant  de  rien  dire  des 
controverses  que  souleva  ce  caractère  dans  un  siècle  et  dans  une 
société  tout  occupés  d'amour  et  de  qpiestions  amoureuses.  En  France, 
il  ne  suffit  pas  aux  sentiments  d'agir,  il  faut  aussi  qu'ils  s'expriment  ; 
et  l'amour  chez  nous  n*est  pas  seulement  une  passion,  c'est  encore 
une  conversation.  La  société  de  madame  de  La  Fayette  n'était  plus 
celle  de  l'hôtel  de  Rambouillet  :  c'était  la  cour  de  la  duchesse  d'Or- 
léans, Henriette  d'Angleterre,  et,  à  voir  l'histoire  que  madame  de 
La  Fayette  a  faite  de  cette  princesse  ^,  on  comprend  la  place  que 
tenaient  autour  d'elle  l'amour,  les  intrigues  amoureuses,  et  par  con- 
séquent aussi  les  conversations  galantes.  A  l'hôtel  de  Rambouillet, 
on  était  plus  galant  qu'amoureux,  à  prendre  le  mot  de  galant  dans 
son  ancien  et  meilleur  sens.  A  la  cour  d'Henriette,  il  y  avait  plus 
d'intrigues  amoureuses  que  de  conversations  galantes,  mais  on  cau- 


i.  Quatrième  partie. 

2.  Mémoires  de  la  cour  de  France, 


DANS  LE  DRAME.  49 

sait  aussi  beaucoup  du  sentiment  qui  faisait  la  vie  et  le  mouvement 
de  cette  société.  Or,  que)  sujet  de  conversations  et  de  réflexions  que 
la  conduite  de  madame  de  Clèves,  la  plus  singulière  héroïne  d^amour 
qu'on  eût  encore  vue  dans  les  romans,  puisque  d'abord  elle  fait  à  son 
mari  l'aveu  qu'elle  a  de  l'amour  pour  un  autre  que  lui,  et  puisque, 
devenue  veuve,  elle  n'épouse  pas,  quoiqu'elle  le  puisse,  celui  qu'elle 
aime  et  dont  elle  est  aimée  ! 

Ce  dernier  point  fut  peut-être  le  moins  débattu.  Avant  madame 
de  Clèves,  la  Pauline  de  Corneille  refusait,  après  la  mort  de  son 
mari,  d'épouser  son  amant.  Le  triomphe  du  scrupule  sur  la  passion 
n'était  donc  pas  chose  nouvelle  dans  le  drame  et  dans  le  roman. 
C'était  un  bel  exemple  qu  on  pouvait  louer  sans  s'engager  à  l'imiter, 
et  cet  exemple  s'accordait  avec  l'idée  que  le  dix- septième  siècle  avait 
du  devoir  et  de  l'honneur. 

Mais  l'aveu  que  madame  de  Clèves  fait  à  son  mari  de  son  inclina- 
tion pour  M.  de  Nemours,  c'était  là  la  nouveauté,  et  c'était  là  aussi 
le  sujet  des  controverses.  Avait-elle  tort?  avait-elle  raison?  Pourquoi 
inquiéter  son  mari  par  une  confidence  pareille?  Elle  était  sûre  de 
vaincre  sa  passion  :  que  ne  se  contentait-elle  de  la  force  que  lui  créait 
sa  vertu?  Se  surveillant  elle-même,  qu'ava^t-elle  besoin  de  se  faire 
surveiller  par  la  jalousie  de  son  mari?  Ce  mari,  une  fois  jaloux,  est 
devenu  crédule,  et  les  soupçons  qu'il  a  eus  Font  fait  mourir  de 
chagrin. 

Voilà  l'objection  du  monde.  Mais  le  monde  ne  connaît  rien  au 
métier  des  scrupules  :  les  consciences  délicates  ne  sont  pas  faites  pour 
la  vie  ordinaire,  et  elles  n'en  suivent  pas  les  voies.  Comment  les  gens 
du  beau  monde  auraient-ils  pu  comprendre  que,  toute  sûre  que 
madame  de  Clèves  était  de  sa  vertu,  elle  n'avait  de  force  cependant 
que  par  la  crainte  qu  elle  avait  d'elle-même?  Donnez-lui  l'assurance 
et  l'orgueil  de  son  honnêteté,  faites  un  instant  qu'au  lieu  de  fuir  le 
danger,  elle  s'en  approche,  et  qu'elle  côtoie  hardiment  le  fossé  pour 
montrer  qu'elle  n'y  tombera  pas,^elle  faillira  comme  tant  d'autres. 
Madame  de  Clèves  personnifie  les  scrupules  de  l'honneur,  qui  ne 
sont  pas  moins  vifs  que  ceux  de  la  piété.  Ce  sont  ces  scrupules  qui  la 
poussent  à  chercher  dans  son  mari  l'appui  qu'elle  craint  de  ne  pas 
trouver  en  elle-même.  Voudrait-on,  par  hasard,  qu'elle  eût  toutes  les 
alarmes  d'une  conscience  délicate,  et  qu'elle  agit  comme  si  elle  avait 
rinsouciance  des  consciences  mondaines?  ce  serait  un  personnage 
dépourvu  de  vérité.  Or,  le  mérite  particulier  du  roman  de  madame 

T«BM  X.  —  37*  Urrtisoa.  4 


50  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

de  La  Fayette  est  Textréme  vérité  des^entiments,  la  yérité  dans  Télé- 
vaiion,  chose  si  rare  ! 

Je  ne  sais  qu'une  objection  à  Taveu  que  les  scrupules  de  madame 
de  Glèyes  la  poussent  à  faire  à  son  mari  :  c'est  que  cet  aveu  se  trompe 
d'adresse.  Au  lieu  de  le  faire  à  son  mari,  madame  de  Clèves  aurait 
dû  le  faire  à  son  directeur.  Les  directeurs,  selon  la  morale  du  monde 
au  dix- septième  siècle,  étaient  faits  pour  recevoir  la  confidence  de 
oes  alarmes  de  la  conscience,  pour  les  diriger,  pour  les  apaiser.  Mais 
Si  faut  prendre  la  pensée  du  livre,  au  lieu  d'y  substituer  }la  nôtre* 
Madame  de  La  Fayette,  je  l'ai  déjà  dit,  a  voulu  faire  un  roman  tout 
mondain  et  tout  séculier;  elle  a  voulu,  comme  Corneille  dans  Pan- 
Hne,  montrer  la  force  de  l'idée  du  devoir,  et  elle  n'a  pas  songé  plus 
que  Corneille  à  appuyer  sur  la  piété  la  vertu  de  son  héroïne.  Pauline, 
avant  d'être  chrétienne,  a  toutes  les  vertus  qui  la  rendent  digne  d'être 
chrétienne.  Madame  de  Clèves  aussi,  élevée  par  sa  mère  selon  les 
règles  de  l'honneur  du  monde,  est  vertueuse  sans  être  dévote.  EUle 
le  devient  à  la  fin,  et  la  foi  seule  peut  apaiser  cette  âme  passionnée 
qui,  en  immolant  sa  passion,  s'est  presque  immolée  elle-même.  La 
retraite  et  la  maladie,  qui  sont  un  apprentissage  de  la  mort,  un  déta- 
chement graduel  du  monde  et  de  la  vie,  surmontèrent  enfin  a  les 
restes  de  sa  passion,  qui  était  afiaiblie  par  les  sentiments  que  sa  mala- 
die lui  avait  donnés.  Les  pensées  de  la  mort  lui  avaient  rapprodié  k 
mémoire  de  M.  de  Clèves.  Ce  souvenir,  qui  s'accordait  à  son  devoir, 
s'imprima  fortement  dans  son  cœur.  Les  passions  et  les  engagements 
du  monde  lui  parurent  tels  qu'ils  paraissent  aux  personnes  qui  ont 
des  vues  plus  grandes  et  plus  éloignées.  Sa  santé,  qui  demeura  con^ 
sidérablement  afiaiblie,  lui  aida  à  conserver  ces  sentiments;  mais, 
connue  elle  connaissait  ce  que  peuvent  les  occasions  sur  les  résolu- 
tions les  plus,  sages,  elle  ne  voulut  pas  s'exposer  à  détruire  les  siennes, 
ni  revenir  dans  les  lieux  où  était  ce  qu'elle  avait  aimé.  Elle  se  retira, 
sur  le  prétexte  de  changer  d'air,  dans  une  maison  religieuse,  sans 

faire  paraître  un  dessein  arrêté  de  renoncer  à  la  coyr Elle  passait 

une  partie  de  l'année  dans  cette  maison  religieuse  et  l'autre  chez  elle, 
mais  dans  une  retraite  et  dans  des  occupations  plus  saintes  que  celles 
des  couvents  les  plus  austères;  et  sa  vie,  qui  fut  assez  courte,  laiaea 
des  exemples  de  vertu  inimitables.  » 

Voilà  la  fin  de  madame  de  Clèves;  elle  meurt  comme  une  saintei 
après  avoir  témoigné,  par  sa  vie,  l'ascendant  de  l'honneur,  sans  que 
l'honneur  ait  besoin  de  s'appuyer  sur  un  sentiment  surhumain. 


DANS  LE  DRAME.  5i 

Ainsi  eirtendues  et  ainsi  pratiquées,  les  vertus  humaines  sont  aussi 
puissantes  que  les  vertus  chrétiennes,  et  elles  n'imposent  pas  de 
moins  grandis  sacrifices  à  la  nature.  Est-ce  la  glorification  de  la  yertu  et 
des  sacrifices  qu'elle  impose  qui  a  particulièrement  plu  aux  partisans 
de  la  Princesse  de  CièveSj  soit  du  temps  de  madame  de  La  Fayette, 
soit  au  dix-huitième  siècle?  Je  suis  plutôt  disposé  à  croire  que  la  nou- 
veauté de  l'aveu  de  madame  de  Clèves  sédui^t  les  imaginatioDs  ;  que 
cette  franchise  parut  un  procédé  digne  d'une  âme  sincère  et  élevée  ; 
^le  ce  contraste  avec  la  cachotterie  ordinaire  charnui  comme  la  mar- 
que d'un  cœur  délicat  et  incapable  de  mensonge  et  d'hypocrisie. 
L'honoéte  femme,  chaque  jour  plus  sûre  de  son  rang  dans  le  monde, 
tenait  déjà  à  avoir  quelques-unes  des  qualités  de  Thonnéte  homme. 
Ia  sincérité  était  une  de  ces  qualités  et  presque  une  de  ces  préroga- 
tives. Et  ce  qui  me  fait  croire  que  la  pensée  de  madame  de  La  Fayette 
a  été,  en  mettant  cet  aveu  dans  la  bouche  de  son  héroïne,  de  glorifier, 
non-seulement  les  scrupules  de  l'honneur  humain,  mais  de  glorifier 
aussi  un  certain  genre  de  sincérité  qu'elle  croyait  convenir  à  la  dignité 
de  la  femme,  c'est  que,  dans  un  autre  petit  roman  intitulé  :  la  Corn-- 
tesse  de  Tende j  madame  de  La  Fayette  a  représenté  une  femme  qui 
liELtt  à  son  mari  un  bien  autre  aveu  que  madame  de  Glèves.  Madame 
de  Clèves  n'avoue  que  le  sentiment  qu'elle  voudrait  ne  pas  avoir,  et 
la  comtesse  de  Tende  avoue  la  faute  qu'elle  a  commise.  Madame  de 
La  Fayette,  dit-on,  inventa  le  second  aveu  pour  expliquer  le  premier. 
Si  cette  anecdote  est  vraie  ',  elle  prouve  que  l'intçntion  du  fameux 
aveu  de  madame  de  Clèves  est  de  glorifier  surtout  la  sincérité,  et  de 
proscrire  la  dissimulation  entre  épeux,  comme  quelque  chose  de 
dégradant,  quels  que  puissent  être  les  périls  ou  les  mortifications  de 
la  franchise. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  blâme  ce  sentiment  en  général!  Un  pas  de 
plus  cependant,  et  ce  devoir  d'avouer  le  mal,  que  madame  de  La 
Fayette  prenait  comme  une  barrière  contre  l'idée  de  le  faire,  touche 
au  droit  de  ne  pas  contraindre  ses  sentiments.  Aussitôt  que  l'amour 
qui,  dans  la  Princesse  de  Clèves  et  dans  la  Comtesse  de  TendCy  est 
eneore  une  faute  qu'il  faut  expier,  deviendra,  grâce  aux  sophismes 
de  Tesprit  et  du  cœur,  une  s(H*te  de  vertu,  comme  dans  la  Nouvelle 
Bil<nse,  ou  de  droit  supérieur  à  tout,  comme  dans  Jacques,  l'hor- 
reur de  la  dissimulation  et  de  l'hypocrisie  deviendra  elle-même  une 

1.  Voir  la  Bibliothèque  des  romans^  t.  V.  p.  187. 


52-  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

liberté  pour  les  passions.  Je  serais  désespéré  de  croire  que  la  morale 
de  la  Princesse  de  Clèves  est  faible  et  relâchée  :  elle  est,  au  contraire, 
noble  et  généreuse,  elle  prêche  le  scrupule  et  le  sacrifice,  et  nous 
serions  bien  heureux  si  la  morale  de  nos  romans  en  était  encore  là. 
Je  suis  pourtant  forcé  de  dire  que  cette  morale  est  l'attribut  naturel 
d'une  grande  âme  plutôt  qu'une  règle  faite  pour  être  pratiquée  par 
tout  le  monde.  Nous  sommes  sur  la  pente.  La  Pauline  de  Corneille 
est  déjà,  selon  le  mot  de  madame  la  Dauphine,  une  très-honnête 
femme  qui  n'aime  pas  son  mari  ;  madame  de  Glèves  n'aime  pas  non 
plus  le  sien  et  lui  avoue  qu'elle  en  aime  un  autre  ;  madame  de  Yol^ 
mar,  dans  la  Nouvelle  Héloîse^  n'a  jamais  aimé  le  sien,  et  elle  man- 
querait peut-^tre  à  ses  devoirs,  si  elle  ne  mourait  à  temps  ;  Fernande 
enfin,  dans  Jacques^  trouve  tout  naturel  d'aimer  un  autre  homme 
que  son  mari  et  d'appartenir  à  son  amant.  Ces  quatre  personnages 
font  l'histoire  de  la  passion  vaincue  dans  Pauline,  expiée  dans  ma- 
dame de  Clèves,  déjà  plus  autorisée  dans  madame  de  Yolmar  et  ne 
manquant  la  victoire  que  par  la  mort  de  l'héroïne  ;  dans  Fernande 
enfin,  jouissant  de  sa  victoire  comme  d'un  droit  incontestable. 

La  trilogie  du  mari,  de  la  femme  et  de  l'amant  n'est  nulle  part 
plus  manifeste  que  dans  la  Nouvelle  Héloîse^  où  les  trois  personnages 
vivent  à  côté  Tun  de  l'autre,  dans  la  même  maison,  et  cela  par  la 
volonté  même  du  mari.  Voyons  rapidement  comment  Rousseau  a 
traité  cette  situation  '. 

M.  de  Volmar^it  que  Saint-Preux  a  aimé  Julie  et  qu'il  était  aimé 
d'elle.  Cependant  il  appelle  Saint-Preux  dans  sa  maison;  il  veut  que 
Julie  continue  à  le  voir.  M.  de  Volmar  est  de  ceux  qui  croient  que 
l'amour  est  un  bon  sentiment  :  il  ne  veut  donc  pas  le  détruire  dans 
l'âme  de  Julie  et  de  Saint-Preux  ;  il  veut  l'épurer  et  le  conduire. 
c(  J'ai  compris,  dit-il  à  Saint-Preux  et  à  Julie  dans  une  conversation 
où  il  est  plutôt  un  précepteur  qu'un  mari,  j'ai  compris  qu'il  régnait 
entre  vous  des  liens  qu'il  ne  fallait  pas  rompre  ;  que  votre  mutuel 
attachement  ienait  à  tant  de  choses  louables  qu'il  fallait  plutôt  le 
régler  que  l'anéantir,  et  qu'aucun  des  deux  ne  pouvait  oublier  l'autre 
sans  perdre  beaucoup  de  son  prix...  Je  sais  bien  que  ma  conduite  a 
l'air  bizarre  et  choque  toutes  les  maximes  communes;  mais  les 
maximes  deviennent  moins  générales  à  mesure  qu'on  lit  mieux  dans 

1.  Je  tire  cette  analyse  de  mes  études  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de 
J.-J.  Rousseau. 


DANS  LE  DRAME.  53 

les  cœurs,  et  le  mari  de  Julie  ne  doit  pas  se  conduire  comme  un  autre 
homme.  —  Mes  enfants,  nous  dit-il  d'un  ton  d'autant  plus  touchant 
qu'il  partait  d'un  homme  tranquille,  soyez  ce  que  vous  êtes,  et  nous 
serons  tous  contents.  Le  danger  n'est  que  dans  l'opinion  :  n'ayez  pas 
peur  de  tous,  et  tous  n'aurez  rien  à  craindre  ' .  » 

Nous  connaissons  cette  sagesse-là  et  ses  œuvres.  Il  est  des  personnes 
de  fort  bonne  foi  qui  croient  naïvement  qu'il  y  a  un  moyen  de  tirer 
les  trois  vertus  théologales  des  sept  péchés  capitaux,  de  faire  le  bien 
avec  le  mal,  tordre  avec  le  désordre.  Vaines  tentatives  de  la  sagesse 
humaine,  soit  dans  l'État,  soit  dans  la  famille  !  On  ne  fait  pas  de 
l'ordre  avec  du  désordre;  les  démolisseurs  ne  peuvent  pas  devenir 
des  constructeurs,  et  les  gens  habiles  à  faire  des  ruines  sont  incapables 
de  faire  des  monuments.  Il  n'y  a  rien  à  tirer  du  mal  que  le  pire,  rien 
à  tirer  de  l'anarchie  d'un  jour  que  l'anarehie  de  la  semaine,  et  de 
l'anarchie  de  la  semaine  que  l'anarchie  du  mois  et  bientôt  de  l'année. 
Le  mal  se  combat  et  se  réprime  ;  mais  il  ne  peut  être  ni  employé  ni 
dirigé  à  volonté.  M.  de  Yolmar  croit  que  l'amour  de  Julie  et  de 
Saint-Preux  peut  être  conservé  sans  danger,  et  qu'avec  de  bons  cou- 
sais et  beaucoup  de  sagesse,  il  pourra  en  faire  une  vertu  ;  il  croit 
enfin  que  cet  amour  est  un  feu  qui  peut  servir  encore  à  échauffer 
Tâme  sans  la  brûler.  Il  répudie  la  sage  et  profonde  maxime  de  l'Évan- 
gile, que  celui  qui  aime  le  péril  y  périra;  et  il  conseille  aux  deux 
amants  d'aimer  hardiment  le  péril,  leur  promettant  qu'ils  n'y  péri- 
ront pas.  Mais  M.  de  Yolmar  a  beau  employer  les  épreuves  les  plus 
ingénieuses  afin  de  transformer  insensiblement  l'amour  de  Julie  avec 
Saint-Preux  en  une  tendre  et  paisible  amitié,  ce  sage  mécanisme  ne 
réussit  pas,  et  Julie,  plus  clairvoyante  que  M.  de  Yolmar,  sent  sa 
laiblesse.  Elle  tâche,  il  est  vrai,  étant  philosophe  aussi,  de  s'expli- 
quer cette  faiblesse  ;  elle  interroge  son  cœur  pour  se  rassurer,  et  son 
oϝr,  qui  sait,  comme  un  ami  complaisant,  quel  est  le  conseil  qu'on 
lui  demande,  lui  fait  la  réponse  qu'elle  espérait  :  <c  Plus  je  veux  son- 
der, dit-elle,  l'état  présent  de  mon  âme,  plus  j'y  trouve  de  quoi  me 
rassurer.  Mon  cœur  est  pur,  ma  conscience  est  tranquille  ;  je  ne  sens 
ni  trouble  ni  crainte...  Ce  n'est  pas  que  certains  souvenirs  involon- 
taires né  me  donnent  quelquefois  un  attendrissement  dont  il  vaudrait 
mieux  être  exempte  ;  mais,  bien  loin  que  ces  souvenirs  soient  pro- 
duits par  la  vue  de  celui  qui  les  a  causés,  ils  me  semblent  plus  rares 

I.  JiowoeUe  Hélùise,  quatrième  partie,  lettre  xn% 


54  DE  L*AirOUR  CONJUGAL 

depuis  son  rétour,  et,  qaeltjue  doux  qu'il  me  soit  de  le  Toir,  je  ne 
sais  par  quelle  bizarrerie  il  m'est  plus  doux  de  penser  à  lui.  En  un 
mot,  je  trouve  que  je  n'ai  pas  encore  besoin  du  seoours  de  la  vertu 
pour  être  paisible  en  sa  présence...  Mais  esl-ce  assez  que  mon  cœur 
me  rassure,  quand  la  raison  doit  m'alanner?  J'ai  perdu  le  droit  de 
compter  sur  moi.  Qui  me  répondra  que  ma  confiance  n'est  pas  encore 
une  illusion  du  vice?  comment  me  fier  à  des  sentiments  qui  m*ont 
tant  de  fois  abusée  ?  Le  crime  ne  commence-t-îl  pas  toujours  par  l'or- 
gueil qui  fait  mépriser  la  tentation?  et  braver  des  périls  où  l'on  a 
succombé,  n'esl-ce  pas  vouloir  succomber  encore  *  ?  » 

J'aime  ces  dernières  phrases;  j'aime  que  Julie  sente  le  trouble  de 
son  c(£ur,  et  qu'au  moment  même  ou  elle  se  dit  paisible,  ^le  s'effraye 
de  sa  faiblesse.  Voilà  enfin  les  véritables  mouvements  du  cœur 
humain,  voilà  les  véritables  sentiment  d^une  honnête  femme,  c'est- 
à-dire  d'une  femme  sincère  avec  elle-même.  Julie  ressemble  en  ce 
moment  à  la  Pauline  de  Corneille,  qui,  quoiqu'elle  soit  sûre  de  sa 
vertu,  ne  veut  pas  s'exposer  à  revoir  dans  Sévère  l'amant  qu'elle  a 
aimé. 

Cette  ressemblance  entre  Julie  et  Pauline  fait  l'intérêt  de  la  seconde 
moitié  du  roman  de  Rousseau.  C'est  là  que  commence  la  lutte  de  h 
passion  contre  le  devoir.  Julie  en  efiet  a  beau  fiiire,  elle  ne  peut  pas 
s'y  tromper  :  ces  attendrissements  involontaires,  ce  plaisir  même  de 
penser  à  Saint-^Preux,  plus  doux  que  celui  de  le  voir,  tout  cela  est  la 
passion.  M.  de  Volmar,  toujours  empressé  à  rassurer  sa  femme  et  à 
se  rassurer  lui-même,  explique  par  des  raisonnements  ingénieux  ce 
qu'il  voit  encore  d'amour  dans  le  cœur  de  Saint-Preux  et  de  Julie. 
Il  y  a  surtout  une  distinction  qui  lui  ôte  toute  inquiétude  :  Saint- 
Preux  et  JuKe  s'aiment  encore,  il  est  vrai,  mais  c'est  dans  le  passé, 
ce  n'est  pas  dans  le  présent,  a  Ce  n'est  pas  de  Julie  de  Volmar  que 
Saint-Preux  est  amoureux,  c'est  dé  Julie  d'Étanges.  Il  ne  me  hait 
point  comme  le  possesseur  de  la  personne  qu'il  aime,  mais  comme 
le  ravisseur  de  la  personne  qu'il  a  aimée.  La  femme  d'un  autre  n'est 
point  sa  maîtresse;  la  mère  de  deux  enfants  n'est  plus  son  ancienne 
écolière.  Il  est  vrai  qu'elle  lui  ressemble  beaucoup  et  qu'elle  lui  en 
rappelle  souvent  le  souvenir;  il  l'aime  dans  le  passé  :  voilà  le  vrai 
mot  de  l'énigme.  Otez-lui  la  mémoire,  il  n'a  plus  d'amour  ^  » 


1.  Nouvelle  Héloîse,  quatrième  partie,  lettre  xu». 

2.  Quatrième  partie,  lettre  ziv«. 


•    BANS  LE  BRAME.  55 

Ptarre  sage  !  cenmie  le  Yoilà  tpanquiHe,  grâce  h  cette  cKstinctmi 
entre  le  passé  et  le  présent!  Il  a  même  œm  4e  s'absenter,  afia  àt 
Iwser  seuls  Sûat-Ppeux  et  Jvdie,  et  qfu'ie  s'éprouvent  et  s'aflferiiii&^ 
seià  par  Fépreuve.  Alors,  se  laissant  alfer  à  la  séeurilé  que  leur 
<kmie  cet  habile  direeteur,  les  deux  anciens  amants  Toot  se  [UKunener 
sur  le  lac  de  Genève  et  abordent  aux  rochers  de  Metllerie.  C'^ait  à 
MeSferie  que  Saint*Preux,  pendant  ses  amours  a^ec  Julie,  s'étak 
retiré  peur  apaiser  les  soupçons  du  père  de  Julie;  c'était  œ  lieu  pleîai 
de  souvenirs  chéris  qu'il  voulait  revoir  avec  rile.  ils  arrivent  à  ces 
rochers,  qui  autrefois  s'avançaient  au-dessus  du  lae  et  feisaieRt  une 
sorte  de  terrasse  solitaire,  ayant  d^un  cMé  les  Alpes  et  leuro  cmm& 
inaecessîMes,  de  l'autre  les  eaux  du  lac,  partout  le  désert  et  l'abime. 
«  Il  semblait,  dit  Saint-Preux,  que  ce  lieu  désert  dût  être  l'asile  de 
deux  amants  échappés  seuls  au  bouleversem^at  de  la  nature.  » 

Ces  rochers  de  Meîllerie,  devenus  une  sorte  de  pèlerinage  pour  les 
dévots  de  Rousseau,  ont  été  im^ilo  jableraent  brisés  par  les  ingénieurs 
pour  ouvrir  la  route  du  Simplon,  qui,  en  cet  endroit,  passe  aux  borda 
dn  lac  de  Genève.  Voyons  cette  scène  des  roche»  de  MeiUerie,  h 
^s  belle  scène  du  roman  avec  la  mort  de  Julie^  celle  où  la  passion 
est  vraie  et  touchante,  celle  eaâu  où  le  sens  moral  du  roman,  jioque^ 
là  ÎBcertain,  commence  à  se  montrer,  en  dépit  même  des  raisonne^ 
mente  des  personnages. 

«  Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit  et  que  jt  l'eus  quelque 
temps  ecmiempté:  —  Qupi  I  dis-je  à  Julie  on  la  regardant  avec  vm 
œil  humide ,  votre  cceur  ne  vous  dit41  rien  ici ,  et  ne  sentez^^ons 
point  quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  d'un  lieu  si  plein  de  vouât 
Alere,  sans  attendre  sa  réponse,  je  la  conduisis  vers  le  rocher  et  lui 
montrai  son  chiffre  gravé  dans  mille  endroits,  et  phisienrs  vers  de 
Fétmrqne  et  du  Tasse  relatifs  à  la  situation  où  j'étais,  en  les  traçant» 
En  les  revoyant  moi-même  après  si  long  temps,  j'éprouvai  combien 
la  prée^ice  des  objets  peut  ranimer  puissamment  ka  sentiments  vio- 
lents dont  on  fat  agité  près  d'eux.  Je  lui  dis  avec  un  peu  de  véhé^  ' 
mence  :  0  Julie,  éternel  charme  de  mon  cœurl  voici  les  lieux  où 
soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  amant  du  monde  ;  voioi  le  s^our 
où  ta  chère  image  iaisait  son  bonheur  et  préparait  celui  qu'il  re^t 
enfin  de  toi-même...  Voici  la  pierre  où  je  m'asseyais  pour  contem- 
pler au  loin  ton  heureuse  demeure.  Sur  celle^^i  fut  écrite  \^  lettre 
qui  toucha  ton  cœur.  Ces  cailloux  tranchants  me  servaient  de  burin 
pour  tracer  ton  chiffre.  Ici  je  passai  le  torrent  glacé  pour  reprendre 


36  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

une  de  tes  lettres  qu'emportait  un  tourbillon  ;  là  je  vins  relire  et 
ser  mille  fois  la  dernière  que  tu  m*écriyis.  Yoilà  le  bord  où  d'un  ceil 
ayide  et  sombre  je  mesurais  la  profondeur  de  ces  abîmes.  Enfin  ce 
fut  id  qu'avant  mon  triste  départ  je  Tins  te  pleurer  mouraute  et  jurer 
de  ne  pas  te  surrlyre.  Fille  trop  constamment  aimée,  ô  toi  pour  qui 
j*étais  né,  faut -il  me  retrouYer  avec  toi  dans  les  mêmes  lieux  et 
r^;retter  le  temps  que  j'y  passais  à  gémir  de  ton  absence  I...  J'allais 
continuer;  mais  Julie,  qui,  me  voyant  approcher  du  bord,  s'était 
effrayée  et  m'avait  saisi  la  main,  la  serra  sans  mot  dire  en  me  regar- 
dant arec  tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir  ;  puis,  tout  à 
coup  détournant  la  vue  et  me  tirant  par  le  bras  :  —  Allons-nou&^Uy 
mon  ami,  me  dit-elle  d'une  voix  émue  ;  l'air  de  ce  lieu  n'est  pas  bon 
pour  moi...  d 

Ils  reprennent  la  barque  et  traversent  le  lac.  La  encore  Saint- 
Preux  ,  se  laissant  aller  à  ses  rêveries ,  d'abord  tendres  et  douces, 
bientôt  sombres  et  amères,  est  violemment  tenté,  dit-il,  de  précipiter 
Julie  dans  les  flots  et  d'y  finir  dans  ses  bras  sa  vie  et  ses  longs  tour- 
ments, a  Cette  horrible  tentation  devint  à  la  fin  si  forte  que  je  fus 
obligé  de  quitter  brusquement  la  main  de  Julie  pour  passer  à  la 
pointe  du  bateau.  Là  mes  vives  agitations  commencèrent  à  prendre 
un  autre  cours;  un  sentiment  plus  doux  s'insinua  peu  à  peu  dans 
mon  âme;  l'attendrissement  surmonta  le  désespoir;  je  me  mis  à 
verser  des  torrents  de  larmes,  et  cet  état,  comparé  à  celui  dont  je 
sortais,  n'était  pas  sans  quelque  plaisir.  Je  pleurai  fortement,  long- 
temps, et  je  fus  soulagé.  Quand  je  me  trouvai  bien  remis,  je  revins 
auprès  de  Julie,  je  repris  sa  main.  Elle  tenait  son  mouchoir;  je  le 
sentis  fort  mouillé.  Ah  !  lui  dis-je  tout  bas,  je  vois  que  nos  cœurs 
n'ont  jamais  cessé  de  s'entendre.  —  Il  est  vrai ,  dit-elle  d'une  voix 
altérée;  mais  que  ce  soit  la  dernière  fois  qu'ils  auront  parlé  sur  œ 
ton!... 

Yoilà,  mon  ami^,  le  détail  du  jour  de  ma  vie  où,  sans  exception, 
j'ai  senti  les  émotions  les  plus  vives.  Au  reste,  je  vous  dirai  que  cette 
ayenture  m'a  plus  convaincu  que  tous  les  arguments  de  la  liberté  de 
l'homme  et  du  mérite  de  la  vertu.  Combien  de  gens  sont  faiblement 
tentés  et  succombent  !  Pour  Julie,  mes  yeux  le  virent  et  mon  coeur  le 

i.  Milord  Edouard,  auquel  écrit  Saint-Preux. 


DANS  LE  DRAME.  57 

sentit  :  elle  soutint  ce  jour-là  le  plus  grand  combat  qu'une  âme 
humaine  ait  pu  soutenir;  elle  vainquit  pourtant  '  !  )» 

Elle  vainquit!  oui;  mais  encore  une  victoire  comme  celle-là,  et 
elle  est  perdue.  Rousseau  le  sait  bien,  car  il  n'expose  pas  deux  fois 
Julie  à  de  pareils  périls  :  il  la  fait  mourir.  La  mort  est  un  expédient 
commode  pour  les  romanciers  dans  Tembarras.  Que  faire  en  effet  de 
Julie  arrivée  à  ce  point?  Prolonger  la  lutte  entre  la  vertu  et  la  pasr 
sion?  Si  longue  que  soit  la  lutte,  il  faut  qu'elle  finisse  par  une  vic- 
toire ou  par  une  défaite.  Quel  sera  le  vaincu?  Sera-ce  la  passion?  le 
roman  tourne  au  système  et  à  la  leçon  ;  il  perd  la  vérité  et  Tintérêt. 
Sera-ce  la  vertu  qui  succombera?  l'exemple  de  Julie  tournera  alors 
contre  les  intentions  de  Rousseau.  Singulière  héroïne  de  vertu  que 
celle  qui,  comme  fille  ou  comme  femme,  aura  également  manqué  à. 
l'honneur  I  Rousseau,  au  contraire,  a  voulu  faire  de  sa  Julie  l'héroïne 
du  repentir,  et  montrer  comment  une  première  faute  n'empêche  pas 
une  îme  honnête  de  revenir  à  la  vertu  et  de  reconquérir  l'estime  et 
l'admiration  du  monde.  Pour  que  sa  leçon  fasse  effet,  pour  que  Julie 
.  soit  cette  héroïne  que  nous  devons  admirer  et  imiter,  il  faut  qu'elle 
meure  vertueuse  et  honorée.  Aussi  Rousseau  la  fait-il  mourir  promp- 
tement;  mais  il  a  beau  faire,  elle  a  encore  assez  vécu  pour  nous  ensei- 
gner l'ascendant  d'un  premier  amour  et,  disons-le,  d'une  première 
faute.  Julie  combat  cet  ascendant,  elle  y  résiste,  mais  elle  l'éprouve. 
Quand  elle  interroge  son  âme,  quand  elle  s'examine,  elle  s'étonne  de  se 
trouver  inquiète  :  a  Je  ne  ne  vois  partout  que  sujets  de  contentement, 
et  je  ne  suis  pas  contente.  Une  langueur  secrète  s'insinue  au  fond  de 
mon  coeur;  jele  sens  vide  et  gonflé.  L'attachement  que  j'ai  pour  tout  ce 
qui  m'est  cher  ne  suffit  pas  pour  l'occuper  ;  il  lui  reste  une  force  inutile 
dont  il  ne  sait  que  faire.  Cette  peine  est  bizarre,  j'en  conviens;  mais 
elle  n'est  pas  moins  réelle.  Je  suis  trop  heureuse  ;  le  bonheur  m'en- 
nuie... Concevez-vous  quelque  remède  à  ce  dégoût  du  bien-être? 
Pour  moi ,  je  vous  avoue  qu'un  sentiment  si  peu  raisonnable  et  si 
peu  volontaire  a  beaucoup  ôté  du  prix  que  je  donnais  à  la  vie,  et  je 
n'imagine  pas  quelle  sorte  de  charme  on  y  peut  trouver  qui  me 
manque  ou  qui  me  suffise.  Une  autre  sera-t-elle  plus  sensible  que 
moi?  aimera-t-elle  mieux  son  père,  son  mari,  ses  enfants,  ses  amis, 
ses  proches?  en  sera-t-elle  mieux  aimée?  mènera-t-elle  une  vie  plus 
de  son  goût?  sera-t-elle  plus  libre  d'en  choisir  une  autre  ?  jouira- 

1.  Quatrième  partie,  lettre  xYix*. 


58  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

t-etle  ê^noe  meîiteure  santé?  aura4-elle  |diii9  de  reseouroes  oontr& 
rennui ,  plus  de  liens  qui  ratocbeul  ait  monde?  El  toutefois  j'y  yh 
inquiète.  Mon  oœur  ignore  ce  qui  lui  manque  ;  il  désire  sans  saveir 
quoi^  » 

Non,  eu  n'est  pas  k  bontieurqui  ennuie  Julie.  Ce  ijai  la  rend  à  la 
fins  inquiète  et  languissante,  c'est  la  passion,  e'est  son  amour  o&at^ 
battu,  mais  non  pas  détruit;  étouffé,  nnis  nop  pas  éteint.  Ce  bon- 
heur qu'elle  dépeint  et  qui  la  lasse,  ce  père,  ce  mari,  ces  enfants, 
cette  vie  douce  et  régulière,  tout  oda  est  un  bonhenr  qm  tient  à 
l'ordre,  et  ce  n'est  jamais  le  bonheur  dans  l'onire  qut  satisfait  la  pas* 
si(Mi.  Si  ses  enfants,  son  père  et  son  mAri,  qn^elle  aime  et  dont  elle 
est  aimée,  ne  suffisent  pas  à  l'ame  de  JuKe,  c'est  qu  elle  aime  encore 
Saint-Preux;  elle  le  sent,  quoiqu'elle  ne  Teuille  pas  se  ratouer. 
Comment  résister  à  cet  amour?  comment  le  Taincre?  comment  aToir 
la  force  d'aimer  la  Tertu?  Elle  a  demandé  à  la  sagesse  de  M.  de  Vol- 
mar  cette  force  qu'il  croit  avoir  et  qu'il  croit  même  pouroir  dmmer. 
Julie  sent  bien  que  la  sagesse  de  M.  de  Yohnar  a  la  force  suffisante  à 
qui  n'a  point  à  lutter,  celle  qui  est  bonne  aux  ftmes  sans  passion; 
mais,  où  est  la  passion,  cette  fbrce-tà  est  impuissante.  Où  donc  trou- 
ver la  Traie  foroe,  celle  qui  fait  lutter  et  vaincre?  dans  la  religioii; 
allons  plus  loin  et  servons^nous  du  mot  àe  Rousseau  ;  dans  la  denti- 
tion. Oui,  Julie  devient  dévote  pour  être  forte,  pieuse  pour  être  bcm^ 
nête;  elle  demande  à  Dieu  la  force  qu'elle  ne  trouve  ni  en  elle  nî 
autour  d'dle.  Écoutons*la  un  instant  elle-même  :  ce  J^annai  la  vertu 
dès  mon  enfonce,  et  cultivai  ma  raison  dans  tous  les  temps.  Avec  du 
sentiment  et  des  lumières,  j'ai  voulu  me  gouverner,  et  je  me  sms 
mal  conduite.  Avant  de  m'ôter  le  guide  que  j'ai  choisi,  donneznn'en 
quelque  autre  sur  lequel  je  puisse  coimpter...  Toujours  de  rorguei), 
quoi  qu'on  fesse  !  c'est  lui  qui  vous  élève,  et  c'est  lui  qui  m'humilie. 
Je  crois  valoir  autant  qu'une  autre ,  et  mâle  autres  ont  vécu  jAos 
sagement  que  moi  :  dles  avaient  donc  des  ressources  que  je  n^avais 
pas  !  Pourquoi,  me  sentant  bien  née,  ai-je  eu  besoin  de  cacher  ma 
vie?  Pourquoi  haîssais-je  le  mal  que  j'ai  fait  malgré  moi?  Je  ne  con- 
naissais que  ma  foroe;  elle  n'a  pu  me  isuffire.  Toute  la  résistance 
qu'on  peut  tirer  de  soi,  je  crois  l'avoir  faite,  et  toutefois  j'sd  sue* 
combé.  Comment  font  celles  qui  résistent?  elles  ont  un 
appui  ^.  D 

1.  Sixième  partie,  lettre  viu*. 

2.  Sixième  partie,  lettre  vui*. 


DANS  LB  BRAME.  5& 

Qmlles  admirables  paroles  !  qml  bon  sens  à  la  fois  éloquent  et 
tooehaiit  !  Comnuait  Toutez-vous  cpjte  je  n'ainne  pas  madame  de  Yol- 
mor?  RoûBsera  semble  Fayoîr  Mte  pour  contredire  et  potir  démentir 
tootes  ks  erreurs  de  Jolie  d'Étanges.  La  seconde  moitié  âe  la  Nou- 
velle Héhise  réfate  la  première,  et  la  réfute  même  plus  que  Fauteur 
ne  semble  Favoir  touIu.  Je  sais  bien  que  Rousseau,  dans  sa  préfaœ, 
dit  qu^il  a  Touin  commencer  par  la  passion  pour  finir  par  la  morale, 
et^'il  a  allumé  et  attisé  le  feu  avant  de  faire  jouer  les  pompes  J  Je 
ne  m'étonne  dcHic  pas  de  voir  madame  de  Volmar  revenir  à  la  vertu 
qu'avait  oubliée  Julie  d*Étanges  :  c'est  là  le  plan  de  la  leçon.  Seule- 
ment k  leçon  Ta  plus  loin  que  ne  le  veut  le  professeur  :  car  le  prtH 
ftflseur  a  semblé  croire  qu^il  pourrait  montrer  dans  madame  de 
Yeiniar  le  triomphe  de  la  morde  sur  la  passion;  mais  Julie  a  bien 
Tite  couvris  que  la  morale  humaine  ne  suffisait  pas  pour  triompher 
de  la  passion,  die  a  appelé  la  piété  au  secours  de  la  yertu,  Dieu  au 
secours  de  Fhomme.  Ainsi  les  deux  erreurs  fondamentales  du  roman 
et  peut-être  de  Rousseau,  la  glorification  de  la  sensibilité  et  la  gtori-- 
fieaiion  de  la  morale  humaine,  sont  tour  à  tour  condamnées  et  répu- 
diées par  Julie.  Arec  une  ftme  sensible,  elle  a  failli  ;  arec  une  âme 
honnête,  elle  ne  peut  pas  se  relever,  si  cette  âme  honnête  ne  deyient 
pas  pieuse,  si  la  dévotion  ne  vient  pas  au  secours  de  la  vertu.  La  sen- 
sibâité  dont  Julie  et  Saint-Preux,  en  véritables  héros  du  dix-hui- 
tième siècle,  se  faisaient  un  mérite  et  un  honneur,  cet  amour  qu*3s 
érigeaient  en  vertu,  ne  les  a  pas  seulement  égarés  dans  la  première 
mrâtié  du  roman,  où  Rousseau  a  voulu  très-évidemment  rendre  ses 
héros  à  la  fois  coupables  et  aimables;  la  sensibUité  et  Famour  allaient 
encore  pent^tre  les  égarer  dans  la  seconde  moitié,  on  il  a  voulu  les 
montrer  honnêtes  et  aimd)Ies,  si  JuUe  ne  mourait  pas  par  un  acci- 
dent qui  tire  Fauteur  d'embarras. 

Rousseau,  moraliste,  voulait  régler,  corriger  la  sensibilité,  mon- 
trer qu^on  pouvatt  avoir  fait  une  feute  d'amour  dans  sa  jeunesse  et 
n'en  pas  n^oins  devenir  une  très-honnête  femme.  Rousseau,  roman- 
der,  a  été  plus  loin,  puisqu'il  a  montré  que  la  sensibilité  s'assujettit 
malaisément  aux  règles  du  devoir,  et  qu'il  est  (fifficile  de  trouver  le 
bonheur  dans  Fhonnéteté,'  quand  on  Fa  cherché  et  qu'on  a  cm  le 
trouver  dans  la  sensibilité.  Le  cœur,  n'ayant  plus  sa  pâture  passion- 
née, mumrare  et  se  plaint.  Ne  vous  fiez  donc  pas  à  la  sensibilité  de 
votre  âme;  prenez-la  pour  un  danger  et  non  pour  un  mérite;  ne 
caressez  pas  le  jeune  lion  que  nous  portons  tous  en  nous-mêmes,  et 


60  DE  L'AMOUR  CONJUGAL 

surtout,  si  Y0U8  voulez  qu'il  reste  toujours  apprivoisé  et  doux,  ne  lui 
faites  pas  goûter  le  sang.  S*il  y  goûte,  il  ne  voudra  plus  d*autre  nour- 
riture. La  passion  est  aussi  la  nourriture  qu'il  faut  refuser  au  cœur 
humain,  sous  peine  de  ne  pouvoir  plus  lui  en  faire  goûter  une  autre* 

La  défiance  de  la  passion,  parce  que  la  passion  même  dont  on  se 
repent  est  plus  forte  que  le  repentir,  voilà  la  première  vérité  qu'en^ 
seigne  Julie  de  Volmar.  La  seconde  vérité  qu'elle  enseigne  et  qui  est 
encore  une  maxime  de  défiance  envers  nous-mêmes,  c'est  que  l'âme 
humaine  ne  peut  pas  prendre  en  elle-même  la  force  d'aimer  assez  la 
vertu  pour  la  pratiquer.  En  vain  M.  de  Yolmar  et  Saint-Preux,  le 
mari  et  l'amant,  disent  à  Julie  :  Fiez-vous  à  votre  âme,  qui  est  grande 
et  forte;  fiez-vous  à  votre  goût  de  l'honnêteté  et  de  la  vertu;  n'ayez 
pas  de  doutes  injurieux  sur  vous-même.  Julie,  en  dépit  de  ces  beaux 
conseils,  se  sent  faible  quand  elle  cherche  sa  force  en  elle-même. 
Aussi  est-ce  à  Dieu  qu'elle  a  recours  :  elle  abjure  tout  orgueil  humain 
et  demande  à  la  piété  de  lui  rendre  le  devoir  aimable  et  doux,  ou 
plutôt  de  le  lui  rendre  praticable  avec  plaisir,  car  elle  aime  le  devoir, 
mais  la  pratique  lui  en  est  pénible  ;  et  c'est  cette  peine  et  ce  malaise 
dans  le  devoir  qu'elle  demande  à  Dieu  de  lui  ôter.  Elle  a  bien  rai- 
son :  il  ne  faut  commencer  à  croire  un  peu  en  notre  vertu  que  lorsque 
le  devoir  nous  devient  aimable.  Quand  l'âme  trouve  du  plaisir  dans 
le  devoir,  alors  elle  est  vraiment  honnête,  et  alors  aussi  elle  peut  être 
confiante. 

Dieu  n'a  pas  séparé  absolument  le  plaisir  du  devoir;  mais  il  n'a 
pas  mis  le  plaisir  dans  les  conunencements  du  devoir.  Il  faut  creuser 
un  peu  dans  le  devoir  pour  y  trouver  le  plaisir;  il  faut  briser  la  coque 
pour  goûter  l'amande.  Nos  devoirs  nous  deviennent  peu  à  peu  aima- 
bles, à  condition  d'y  persévérer.  Cella  continuata  dulcescit,  dit  admi- 
rablement r Imitation  :  la  cellule  devient  douce  à  la  continuer.  On 
peut  dire  du  devoir  ce  que  Y  Imitation  dit  de  la  solitude.  Le  devoir 
s'adoucit  et  s'embellit  par  la  pratique  ;  mais  cette  pratique  persévé- 
rante. Dieu  seul  peut  nous  en  donner  la  force.  Demander  cette  force 
à  l'orgueil,  à  la  sagesse  humaine,  au  repentir  moral,  je  ne  dis  pas  à 
la  pénitence  chrétienne,  c'est  demander  la  stabilité  au  vent  et  la  durée 
au  temps.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  de  voir  Julie,  se  sentant  faible 
avec  sa  raison,  demander  à  Dieu  de  la  rendre  forte  et  devenir  dévote. 
Il  y  a  là  une  admirable  intelligence  de  la  nature  humaine.  Quand 
l'homme  ne  demande  qu'à  lui  même  la  force  de  pratiquer  le  devoir, 
^       il  la  demande  à  qui  aura  la  peine  et  le  chagrin  du  devoir,  à  celui  qui 


DANS  LE  DRAME.  61 

par  conséquent  n'est  guère  disposé  à  prendre  ce  souci  et  cet  ennui. 
Où  est  en  effet  la  récompense  du  devoir?  En  lui-même,  dites-vous, 
6  stoïciens  !  Non,  il  faut  un  autre  sentiment  qui  vienne  soutenir  le 
devoir,  l'encourager,  le  récompenser  : 

Quse  digna,  viri,  pro  laudibus  istis, 

Praemîa  posse  rear  solvi?  Pulcherrima  primum 
Dt  moresque  dabunt  vestri  \ 

Ainsi ,  même  dans  la  doctrine  païenne ,  ce  sont  les  dieux  qui  ré- 
compensent et  qui  encouragent  l'accomplissement  du  devoir;  la  satis- 
fiiction  de  la  conscience  ne  vient  qu'au  second  rang  :  tant  il  est  natu- 
rel que  l'homme  emprunte  au  ciel  la  force  de  remplir  les  obligations 
de  la  terre  ^  ! 

Ce  qui  sauvera  Julie,  si  elle  vit,  ce  n'est  donc  pas  seulement  la 
dévotion ,  c'est  surtout  la  cause  de  sa  dévotion ,  c'est-è-dire  le  senti-* 
ment  qu'elle  a  de  sa  faiblesse  et  de  son  humilité.  Le  sentiment  de 
notre  faiblesse,  quand  il  n'est  pas  accompagné  de  la  confiance  en  Dieu, 
tourne  au  désespoir.  Avec  la  confiance  en  Dieu ,  il  devient  humilité, 
et  alors  il  est  une  cause  de  force.  L'humilité  fortifie  les  âmes ,  parce 
que  l'humilité ,  par  l'idée  qu'elle  nous  donne  de  Dieu  et  des  hom- 
mes ,  nous  abaisse  devant  la  vraie  grandeur,  et  nous  relève  devant  la 
£iusse.  Elle  nous  donne  la  justo  mesure  des  êtres  en  commençant 
par  nous-mêmes.  Lar  pieuse  humilité  de  Julie  me  répond  donc  de  la 
force  qu'elle  aura  pour  résister  à  la  passion ,  et  Rousseau  eût  pu ,  en 
la&isanttout  à  fait  dévote,  la  laisser  vivre.  Mais  quel  dénoûment, 
pour  un  roman  du  dix-huitième  siècle ,  que  la  dévotion  !  Je  sais  déjà 
beaucoup  de  gré  à  Rousseau  d'avoir  montré  que,  si  Julie  vit,  il  faut 
qu'elle  vive  dévote.  Il  n'a  pas  osé  aller  plus  loin  et  en  faire  une  reli- 
gieuse, ce  qui  n'était  plus  de  mise  ]  mais  il  en  a  fait  une  convertie, 
ce  qui  était  une  grande  hardiesse  pour  le  temps  et  ce  qui  était  aussi 
le  commencement  de  la  réaction  religieuse  que  Jean-Jacques  Rous- 
seau a  eu  le  mérite  de  commencer  contre  l'incrédulité  systématique , 
quoiqu'il  ait  eu  le  tort  de  vouloir  arrêter  cette  réaction  à  je  ne  sais 
quel  déisme  chrétien,  si  je  puis  associer  ces  deux  mots  l'un  à  l'autre. 

i .  Virgile,  Enéide^  liv.  IX,  i  51 . 

S.  «  Fiat  mihi  possibile  par  gratiam  quod  mihi  impossibile  videtur  per 
naturam.  »  Imitation,  liv.  III,  cbap.  xix. 


62  DE  L'AMOUR  CONJUGAL  DANS  LE  DRAME. 

Julie,  au  moment  de  sa  mort,  était  en  train  d*aUer  yliia  laia  que  le 
déisme  dbrrétiea  de  Rousseau  ^  puisqu'elle  confessait  hawitomenl  dégà 
la  principale  vertu  du  christianisme  et  la  plus  oubliée  au  dix^mi- 
tième  siècle,  rhumiliié.  Le  témoignage  de  Julie  contre  Forgueil 
humain  et  contre  son  impuissance,  même  dans  les  âmes  honnêtes, 
pour  opérer  le  retour  à  la  vertu  et  pour  en  donner  le  calme  et  la  joie, 
est  la  répudiation  la  plus  hardie  et  la  plus  décisive  que  Bousseau  ait 
faite  des  doctrines  de  son  siècle* 


FIT!  B£  l'àMOXJR  COKJUGAL  DAT9S  LE  DRAME. 


o 


GOETHE  ET  SCHILLER 

PAH  H.  SAINT-RENÉ  TAULLANAIBR. 


«c  Je  détestais  Schiller,  parce  que  son  talent  vigoureux,  mais  sans 
matarité,  avait  décliainé  à  travers  rAU^nagne,  comme  un  torrent 
imjpétueux,  tous  les  paradoxes  moraux  et  dramatiques  dont  je  m'étais 
efforcé  de  purifier  mon  intelligence.  Le  vacarme  que  ses  oeuvres 
avaient  fait  dans  le  pays,  le  succès  que  ces  productions  étranges 
avaient  obtenu  de  tous  côtés  chez  la  dame  de  cour  au  goût  délicat 
aussi  bien  que  chez  l'étudiant  grossier,  tout  cela  m'épouvantait;  je 
craignais  de  voir  tous  mes  efforts  absolument  perdus;  les  sujets  aux- 
quels je  m'étais  préparé  me  semblaient  devenus  impossibles  ;  le  tour, 
la  façon  que  j'avais  donnés  à  mon  esprit,  mon  nouvel  être,  en  un 
naot,  était  comme  firappéde  paralysie.  Ce  qui  me  <^usait  surtout  la 
douleur  la  plus  vive,  c'est  que  tous  mes  amis,  ceux  qui  m'étaient 
attachés  par  les  liens  d'une  pensée  commune,  Henri  Meyer,  Moritz, 
et  les  artistes  qui  se  développaient  dans  le  même  sens,  Tischbein  et 
Bury,  me  paraissaient  exposés  à  un  péril  ^mblable.  Ma  perplexité 
était  grande.  J'aurais  volontiers  renoncé  à  l'étude  des  arts  et  à  la  pra- 
tique de  la  poésie,  si  cela  m'eût  été  possible;  comment  me  promettre, 
en  effet,  de  surpasser  ces  œuvres,  où  des  inspirations  de  génie  se 
déployaient  sous  une  forme  sauvage  ?  Qu'on  se  représente  mon  état  : 
je  cherchais  à  nourrir  en  moi,  je  me  disposais  à  communiquer  aux 
autres  les  conceptions  les  plus  pures,  et  soudain  je  me  sentais  étran- 
glé entre  Ardinghello  et  Charles  Moor^..  Il  était  impossible  de 
songer  à  un  accord  entre  Schiller  et  moi.  Même  la  douce  intervention 
d'un  Dalberg  demeura  sans  résultat;  les  raisons  que  j'opposais  à  tous 
ceux  qui  voulaient  nous  rapprocher  Tun  de  l'autre  étaient  difficiles  à 
réfuter.  Personne  ne  pouvait  nier  qu'entre  deux  antipodes  intellec- 
tuels la  distance  est  plus  grande  que  le  diamètre  de  la  terre...  » 

Voilà  ce  que  Goethe  pensait  de  Schillar  pendant  les  sept  ou  huit 

I.  On  sait  que  Charles  Moor  est  le  chef  de  ces  brigands  que  Schiller  mit 
sur  la  scène  (1781)^  et  qui  représentent  la  ré?olte  des  générations  nçuvelles. 


64  GGETHE  ET  SCHILLER. 

années  qui  suivirent  son  retour  dltalie  (1787-1794).  De  son  côté, 
Schiller  écrivait  à  son  ami  Koemer  :  c<  Je  serais  malheureux  si  je  me 
rencontrais  souvent  avec  Gœthe.  Il  n'a  pas  un  seul  moment  d'expan- 
sion, même  avec  ses  amis  les  plus  intimes;  on  n'a  prise  sur  lui  d  au- 
cune façon;  je  crois,  en  vérité,  que  c'est  un  égoïste  au  suprême 
degré.  Il  possède  le  talent  d'enchaîner  les  hommes  :  il  se  les  attache 
par  maintes  attentions,  et  les  petites  lui  réussissent  aussi  bien  que  les 
grandes  ;  quant  à  lui,  il  sait  toujours  conserver  sa  liberté  tout  entière. 
Il  annonce  son  existence  par  des  bienfaits ,  mais  à  la  manière  d'un 
Dieu,  sans  se  donner  lui-même.  Cette  façon  d'agir  me  semble  très- 
conséquente,  très-appropriée  au  plan  de  sa  vie,  parfaitement  calculée 
pour  les  jouissances  suprêmes  de  Tamour-propre.  Les  hommes  ne 
devraient  pas  permettre  à  un  tel  être  d'approcher  trop  près  d'eux. 
Pour  moi,  je  le  déteste...  » 

C'est  au  mois  de  février  1789  que  Schiller  s'exprimait  ainsi  sur 
Gœthe.  Transportez-vous  seize  ans  plus  tard,  entrez  dans  la  chambre 
de  Gœthe  le  10  mai  1805  ;  le  poète  de  FaiÂSt  est  malade,  et  personne 
n*ose  lui  annoncer  que  Schiller  vient  de  mourir.  La  veille  au  soir,  à 
la  tristesse  mal  dissimulée  des  personnes  qui  l'entourent,  à  une  cer- 
taine agitation  de  ses  serviteurs  et  de  ses  amis,  il  a  deviné  que  Schiller 
était  plus  mal,  et  on  l'a  entendu  pleurer  pendant  la  nuit.  Au  point 
du  jour,  sa  compagne  s'étant  approchée  de  son  lit  :  «  N'est-ce  pas, 
dit-il,  Schiller  était  bien  malade  hier?  »  L'accent  de  ses  paroles  émeut 
si  vivement  la  pauvre  femme  qu'elle  éclate  en  sanglots.  «Il  est  mort?» 
.  s'écrie  Gœthe  d'une  voix  qui  commande  une  réponse.  —  «Vous  l'avez 
dit.  » — «  Il  est  mort  !  »  répèle  le  poète,  et  il  couvre  de  sa  main  ses  yeux 
noyés  de  larmes.  Quelque  temps  après,  il  écrivait  à  Zelter  :  «  J'ai,  perdu 
la  moitié  de  mon  être.  »  Pour  disputer  à  la  mort  cette  moitié  de  son  être, 
il  va  ressusciter  au  fond  de  son  âme  la  figure  vivante  de  son  ami. 
Magique  puissance  du  cœur  !  Schiller  est  là  comme  autrefois  ;  l'au- 
teur de  Faust  et  l'auteur  de  Guillaume  Tell  conversent  encore 
ensemble,  échangeant  leurs  pensées,  s'élevant  d'un  même  vol  aux 
plus  hautes  régions  de  l'art  et  complétant  l'un  par  l'autre  l'éducation  - 
de  leur  génie.  Schiller  a  laissé  un  drame  inachevé;  Gœthe  veut  ter- 
miner ce  drame  et  le  faire  jouer  sur  tous  les  théâtres  de  l'Allemagne. 

contre  la  société  du  dix-huitième  siècle.  Quant  à  ArdingheliOy  c'est  le  héros 
d'un  roman  de  Jean-Jacques  lAern^^Ardinghello  ouïes  iles  bienheureuses,  œuvre 
grossièrement  sensuelle  où  le  communisme  de  la  volupté  est  prêché  avec 
effronterie.  Ardinghello  avait  paru  en  1787. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  es 

Dans  toutes  les  œuvres  de  sa  dernière  période,  le  souvenir  de  Schiller 
ne  le  quitte  pas  un  instant.  Qu*il  revienne  à  la  poésie  pure  ou  quMl 
se  passionne  pour  la  science,  qu'il  écrive  le  Divan ,  les  Ballades^  la 
seconde  partie  de  Faits t,  ou  bien  que,  dans  son  éclectisme  universel, 
il  embrasse  avec  un  zèle  et  une  clairvoyance  incomparables  toutes  les 
productions  de  Tesprit  humain,  il  semble  toujours  se  dire  :  Schiller 
serait-il  content  ?  Ses  recherches  les  plus  spéciales  portent  manifeste, 
ment  l'empreinte  de  cette  religrion  de  son  cœur.  Quand  il  écrit  son 
Histoire  de  la  théorie  des  couleurs,  arrivé  à  la  dernière  page,  il  ne 
peut  se  séparer  de  son  livre  et  prendre  congé  de  ses  études  sans  avoir 
fait  hommage  à  Schiller  des  résultats  qu'il  a  obtenus.  C'est  Schiller 
qui  le  ranimait  sans  cesse;  c'est  Schiller  qui,  par  ses  objections  et  ses 
conseils,  le  remettait  sur  la  voie  de  la  vérité.  Botanique,  physique, 
anatomie  comparée ,  les  choses  les  plus  étrangères  à  ses  travaux,  il 
les  comprenait  sans  effort.  Qu'importe  qu'il  n'y  fût  pas  initié?  Le 
grand  instinct  de  la  nature,  qui  était  le  fond  de  son  génie  ',  lui  per- 
mettait de  diriger  en  maintes  occasions  le  prédécesseur  de  CandoUe 
et  de  Geoffroy  Saint-Uilaire.  Direction  merveilleuse,  dont  Gœthe 
recueillait  encore  les  fruits  après  que  la,  mort  lui  avait  enlevé  son 
guide!  n  exprimait  simplement  la  vérité,  lorsque,  le  10  mai  iSlS, 
faisant  représenter,  sur  le  théâtre  de  Weimar,  le  poème  de  la  Cloche 
arrangé  pour  la  scène,  il  s'écriait  dans  un  touchant  épilogue  :  «  Il 
est  avec  nous,  il  reste  avec  nous,  celui  qui,  depuis  tant  d'années, 
depuis  dix  années  déjà,  s'est  éloigné  de  nous  I  » 

Que  s'est-il  donc  passé  entre  ces  deux  époques?  De  1794  à  1805, 
pourquoi  un  tel  changement  ?  Une  circonstance  fortuite  a  rapproché 
Goethe  et  Schiller,  et  ces  deux  hommes,  qui  croyaient  se  haïr,  ont 
reconnu  l'étroite  fraternité  de  leurs  âmes.  La  haine,  on  l'a  dit  sou- 
vent, est  voisine  de  l'amour.  L'antipathie  violente  de  ces  deux  grands 
esprits  cachait  une  attraction  involontaire.  L'effroi  mutuel  qu'ils  s'in- 
ciraient  était  comme  le  pressentiment  de  l'empire  qu'ils  exerceraient 
l'un  sur  l'autre  le  jour  où  ils  auraient  le  courage  de  se  réformer  eux- 
mêmes.  Schiller,  avec  sa  cordialité  si  franche,  au  moment  même  où  il 
s!écrie  :  Je  le  déteste  l  exprime  ce  pressentiment  de  la  façon  la  plus 
vive  :  a  Ce  que  Gosthe  a  éveillé  en  moi,  écrit-il  à  Kœrner^,  c'est  un  sin- 

1.  Die  grosse  Natûrlichheit  seines  Genie's.  —  Gœthe,  Geschickie  der  Farbeti" 
lehre, 

2.  Schiîlers  Briefwechsel  mitKoemer,  vùn  HiA  bis  zvmTodêSehillerSM  4  vol. 
Berlin,  i  847.  Tome  H,  p.  2 1  -22. 

Tone  X.  —  37«LiTr«ûoii«  5 


ci;  GOETHE  ET  SCHILLER. 

gulier  mélange  de  haine  et  d'amour,  an  sentimesit  assez  semblable  i 
celui  que  Brutus  et  Cassius  doivent  avoir  éprouvé  en  face  de  César  : 
a  Je  serais  capable  de  tuer  son  esprit,  pour  Taimer  ensuite  de  tout  mxm 
cœur.  )»  Et  plus  loin  :  ce  Je  fais  grand  cas  de  l'opinion  de  Gœtfae. 
les  dieux  de  la  Grèce  ont  obtenu  son  approbation;  il  a  trouvé  seule-* 
lement  la  pièce  trop  longue  et  il  est  bi^  possible  qu'il  n*ait  pas  tort. 
Sa  tète  est  mûre,  et  les  jugements  qu'il  porte  sur  moi  sont  animés 
d'une  partialité  (pour  ne  rien  dire  de  plus)  hostile  plutôt  que  bien-» 
veillante;  or,  comme  je  tiens  avant  tout  à  savoir  la  vérité  sur  mon 
compte,  Gatbe  est  précisément,  de  tous  les  hommes  que  je  connais, 
celui  qui  peut  me  rendre  ce  service.  Je  l'entourerai  d'espions  pour 
savoir  ce  qu'il  pense  de  mes  œuvres...  »  Schiller  n'eut  pas  besoin  de 
faire  épier  longtemps  les  pensées  et  les  paroles  de  Gœthe;  il  devint 
bientôt  le  maUre  de  tous  les  secrets  de  son  é&prit.  Rapprochés  par 
hasard,  ils  se  comprirent  enfin;  la  défiance  qui  les  avait  séparés  si 
longtemps  fit  place  à  une  sympathie  ardente,  et  pendant  onze  années, 
de  1794  à  18U5,  ils  donnèrent  au  monde  le  spectacle  le  plus  noble  et 
le  plus  touchant,  cdui  de  deux  esprits  supérieurs  qui,  mettant  de 
côté  toutes  les  préoccupations  mesquines,  s'oubliant  eux-mêmes  pour 
ne  songer  qu'à  la  poursuite  du  beau,  se  consacrent  tout  entiers,  pleins 
de  foi  et  d'amour,  à  la  religion  de  l'idéal. 

L'Allemagne  possède  enfin  la  correspondance  où  se  trouve  retracée 
cette  merveilleuse  communauté  d'études.  Le  30  octobre  1 824,  Gœthe 
écrivait  à  Zelter  :  ce  Je  rassemble  ma  correspondance  avec  Schiller,  de 
1794  à  1805.  Ce  sera  un  précieux  présent  pour  l'Allemagne,  bien 
plus,  j'ose  le  dire,  pour  l'humanité  tout  entière.  »  Ce  recueil,  que 
l'auteur  à'Hermann  et  Dorothée  avait  le  droit  d'annoncer  en  ces 
termes,  fut  publié  en  1829,  et  prit  rang  aussitôt  parmi  les  monu- 
ments de  la  littérature  moderne.  Il  s'en  fallait  bien  cependant  que  la 
publication  fût  complète;  Gœthe  n'avait  osé  ref»x>duire  tous  les  libres 
épandiements  confiés  à  ces  lettres  intimes.  Les  écrivains  jugés,  ooa^ 
mentes  et  parfois  stigmatisés  par  les  deux  puissants  artistes  avec  une 
franchise  si  résolue,  n'avaient  pas  tous  disparu  de  la  scène.  Comment 
jeter  au  public  de  familières  causeries  qui  auraient  blessé  tant 
d'amours-propres?  Bien  des  lettres  furent  supprimées,  bien  des  pas- 
sages adoucis.  Quant  aux  noms,  ils  étaient  remplacés  presque  tous 
par  des  initiales,  choisies  de  façon  à  dépister  les  curieux.  A  ces*alté- 
rations'  volontaires  se  joignaient  des  erreurs  sans  motifs.  Pourquoi 
Gœthe,  dans  cette  première  édition,  avait-il  mis  de  côté  des  lettres 


GOETHE  ET  SCHILLER.  67 

kmt  à  fait  inoffiensiTes  ?  Pourquoi  Tordre  naturd  était-il  intorrerti  en 
maints  endroits?  Pourquoi  même  aux  dates  réelles  arait-on  çà  et  là 
Sttkstitiié  des  dates  inexactes  ?  On  serait  fort  emterrassé  aujourd'hui 
de  répandre  à  ces  questions.  Au  lieu  de  chercher  le  moi  de  l'énigme, 
il  valait  mieux  publier  une  éditbn  fidèle  et  complète  de  cette  corres- 
pondance. Les  scrupules  pour  lesquels  Goethe  a  cru  devoir  modifier 
son  texte  n^existent  plus  désormais;  les  négligences  qu*il  a  pu  se  pei>- 
mettre  seraient  inexcusables  sous  une  autre  plume.  L'éditeur  des 
CBUTres  de  Gœthe,  M.  le  baron  Cotta,  a  compris  ainsi  son  devoir;  un 
écrivain  distingué,  M.  H.  Hauff,  rédacteur  du  Morgenblatt^  a  été 
chai^  par  lui  de  rassembler^  de  publier,  suivant  Tordre  des  dates, 
sans  suppression  ni  altération  aucune,  avec  tous  les  noms  propres  et 
toutes  les  vives  hardiesses  du  dialogue,  cette  série  de  lettres  ou  plutôt 
cette  conversation  des  deux  poètes. 

C*est  cette  édition  définitive  de  la  correspondance  de  Gœthe  et  de 
Schiller  qu'une  plume  studieuse  et  intelligente  vient  de  traduire  pour 
la  France.  Madame  la  baronne  de  Carlowitz,  qui  a  reproduit  heureu- 
sement dans  notre  langue  quelques-uns  des  chefs-d'œuvre  de  la  litté- 
rature germanique',  a  voulu  y  ajouter  les  précieuses  confidences  des 
deux  grands  poètes  allemands.  On  a  pensé  que  notre  concours  pour-* 
rait  servir  cette  entreprise  ;  fidèle  à  nos  principes  littéraires  et  à  la 
tâche  de  notre  vie,  nous  nous  rendons  à  Tappel  qui  nous  est  fait.  Sans 
doute  Gœthe  a  eu  raison  de  le  dire  :  k  Une  telle  publication  ne  s'a- 
dresse pas  seulement  à  l'Allemagne,  elle  intéresse  le  genre  humain 
tout  entier.  »  Il  y  a  pourtant  ici  bien  des  détails  qui  n'ont  de  valeur 
que  pour  les  compatriotes  des  deux  illustres  maîtres.  Ces  pages,  qui 
intà^ssent  le  genre  humain  tout  entier,  il  a  fallu  les  dégager  de  toutes 
celles  qui  s'adressent  exclusivement  aux  contrées  germaniques.  Ce 
n'est  pas  tout  :  pour  répondre  à  la  pensée  de  Gœthe  et  nous  associer 
à  l'œuvre  du  conscienoieux  traducteur,  nous  nous  proposons  de  trao^ 
ici  une  introduction  à  cette  correspondance  ;  nous  essaierons  aussi 
d'y  joindre  un  commentaire.  Il  est  difficile  d'apprécier  la  rencontre, 
le  choc  sympathique,  l'union  sereine  et  féconde  de  deux  génies  aussi 
opposés  que  l'auteur  de  Faust  et  Tauteur  de  Guillaieme  Tell^  à 
moins  de  connaître  exactement  leur  point  de  départ.  Voltaire  a  dit  : 

De  nos  cailloux  frottés  il  sort  des  étincelles. 

I.  Xa  Meuiade,  de  Mlopetock.  —  L* Histoire  de  la  Guerre  dd  trente  ans,  de 
Schiller.  —  Wilheim  Meister,  de  Gœthe,  etc.,  etc. 


68  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Ces  cailloux,  ici,  ce  sont  des  diamants.  A  l'heure  où  Goethe  et  Schiller 
se  rapprochent,  ces  diamants  sont-ils  déjà  taillés,  façonnés?  Le  lapi- 
daire les  a-t-il  dégagés  du  Yoile  qui  les  couvrait?  Ne  faut-il  pas 
encore  plus  d'un  frottement  pour  qu'ils  puissent  jeter  tout  leur 
feu?  Ne  négligez  pas  de  répondre  à  ces  questions,  si  tous  voulez 
savoir  tout  ce  que  renferme  le  long  entretien  des  deux  artistes.  Et 
quand  ces  diamants  sont  transformés,  quand  ces  nobles  âmes  s'unis- 
sent, se  pénètrent  l'une  l'autre,  se  communiquent  leurs  qualités  ori- 
ginales, quel  est  le  résultat  de  ces  transmutations  merveilleuses? 
Nouveau  problème  qu'il  est  impossible  d'éviter.  Nous  dessinerons 
donc  à  grands  traits  la  biographie  de  Gœthe  et  la  biographie  de 
Schiller,  nous  arrêtant  au  jour  où  leurs  destinées,  distinctes  et  oppo- 
sées jusque-là,  commencent  à  prendre  un  même  essor.  Il  sera  temps 
alors  de  laisser  la  parole  aux  deux  illustres  maîtres;  nous  suivrons, 
nous  expliquerons  les  principaux  épisodes  de  leur  correspondance, 
nous  ferons  le  commentaire  de  leur  vie  racontée  par  eux-mêmes,  et  le 
jour  où  cette  correspondance  s'arrêtera ,  c'est-à-dire  à  la  mort  de 
Schiller,  nous  continuerons  encore,  en  retraçant  la  vieillesse  de 
Gœthe ,  le  tableau  de  cette  noble  éducation  poétique  et  morale  écrite 
à  chaque  page  du  précieux  travail. 


GOETHE 

Dans  une  de  ces  petites  pièces  de  vers  qu'il  ciselait  avec  un  art  si 
merveilleux,  Gœthe  a  tracé  gaiement  son  portrait  au  milieu  des  por- 
traits de  ses  ancêtres.  «J'ai  de  mon  père  la  stature,  la  gravité,  l'esprit 
de  conduite.  Ma  mère  m'a  donné  la  sérénité  joyeuse  et  le  goût  des 
inventions  poétiques.  Mon  grand-père  aimait  toutes  les  choses  belles; 
cet  amour  reparait  chez  moi  çà  et  là.  Ma  grand'mère  aimait  l'éclat  et 
l'or;  cette  passion  de  ma  grand'mère,  je  la  sens  frémir  encore  dans 
les  fibres  de  mon  être.  Séparez  maintenant  les  éléments  du  composé 
qui  les  renferme,  que  trouvez-vous  d'original  en  toute  cette  chétive 
créature?  »  Cette  originalité  que  Gœthe,  à  la  fin  de  sa  carrière  ',  se 
refusait  avec  tant  de  bonne  grâce  et  de  modestie,  il  en  décrit  le  carac- 
tère véritable  au  ipoment  même  où  il  semble  ne  pas  y  croire.  Génie 

i.  Le  recueil  des  Zahme  Zenien,  auquel  j'emprunte  ces  vers,  a  commencé 
de  paraître  en  1827. 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  69 

d*ordre  composite,  si  je  puis  ainsi  parler,  il  exœlle  à  s'assimiler  toute 
chose.  Son  père,  sa  mère,  son  grand'père  et  sa  grand*mère,  lui  ont 
donné  chacun,  ditril,  une  qualité  différente;  ils  lui  ont  donné  sur- 
tout, par  cet  assemblage  de  présents  si^diyers,  une  prodigieuse  sou- 
plesse d'imagination.  Comprendre  et  combiner  les  contraires,  telle 
est  la  vocation  et  la  joie  de  son  esprit.  A  la  fois  grave  et  passionné, 
dévoué  à  la  science  autant  qu'à  la  poésie,  pourvu  d'instincts  et  de 
facultés  qu'aucun  lien  ne  semble  unir,  il  a  pour  diriger  tous  ses 
instruments  le  plus  accompli  des  chefs  d'orchestre.  Cet  esprit  de  con- 
duite, dont  il  parle  modestement  et  t[ui  est  la  véritable  originalité  de 
son  génie,  c'est  la  recherche  de  l'unité,  c'est  l'amour  et  la  méditation 
constante  de  l'harmonie  universelle.  Personne  n'a  étudié  un  fait,  un- 
être,  une  manifestation  quelconque  de  la  vie,  avec  un  sentiment  plus 
net  de  la  réalité;  personne  n^a  su  les  replacer  comme  lui  dans  le  sein 
de  l'immense  nature.  Mais  c'est  lui-même  surtout,  ce  sont  ses  dispo- 
sitions, ses  instincts,  les  événements  de  sa  destinée,  ses  joies  et  ses 
douleurs,  ses  passions  et  ses  idées,  c'est  tout  son  être  enfin  qu'il  inter- 
n^eait  sans  cesse,  afin  de  pacifier  en  lui  les  luttes  intérieures  et  d'at- 
teindre à  la  sérénité  suprême.  Ilâv  i^ct  auvapiJLil^ei,  disait  le  noble  stoï- 
cien^ héritier  des  Césars.  Ces  paroles  de  Marc-Aurèle  semblent  la 
devise  de  Goethe  ;  elles  expliquent  les  phases  diverses  de  sa  carrière , 
les  transformations  de  sa  pensée,  les  contrastes  sans  nombre  dont  four- 
millent ses  œuvres,  cette  passion,  si  impétueuse  d'abord  et  bientôt  si 
froidement  subtile,  cette  absence  conqplète  de  fiel  et  de  jalousie  au 
milieu  des  luttes  littéraires  les  plus  vives,  cet  égoîsme  presque  superbe 
au  milieu  de  sympathies  ardentes  pour  ses  émules;  elles  expliquent, 
en  un  mot,  le  magnifique  et  mystérieux  spectacle  que  la  vie  de  Goethe 
va  dérouler  à  nos  regards. 

Goethe  vint  au  monde  à  midi,  le  28  août  1749.  Son  père,  citoyen 
de  Francfort-sur-Mein,  était  un  esprit  grave,  sévère,  'plus  solide  que 
brillant,  un  jurisconsulte  laborieux  et  intègre,  qui,  l'année  précédente^ 
âgé  déjà  de  trente-sept  ans,  avait  épousé  une  jeune  fille  plus  jeune 
que  lui  de  vingt  années,  la  vive  et  charmante  Catherine -Elisabeth 
Textor.  Son  grand-père  maternel,  Jean-WolfgangTextor,'lui  donna 
ses  deux  prénoms  sur  les  fonts  baptismaux.  L'enfant  était  superbe  et 
admirablement  constitué;  la  vigueur  du  père,  la  vivacité  joyeuse  de 
la  mère,  s'épanouissaient  sur  ce  visage  enfantin , 

Beau,  frais,  souriant  d'aise  à  cette  vie  amère. 


70  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

On  s'arrêtait  pour  le  Yoir  aux  bras  de  sa  nourrice,  quand  elle  le  pn>- 
menait  par  les  rues  de  Francfort.  Quatre  ans  après,  on  n'eût  pas 
admiré  seulement  la  beauté  de  ses  traits,  la  vigueur  de  sa  santé,  ma» 
Tardeur  et  la  précocité  de  ion  esprit.  Son  éducation  venait  de  com- 
mencer sous  la  discipline  rigide  du  chef  de  la  famille,  et  déjà  tout 
attestait  chez  l'enfant  une  intelligence  du  prunier  ordre.  Grave  et 
appliqué  avec  son  père,  il  était  initié  par  sa  mère  aux  joies  naïves  de 
l'imagination.  Catherine-Elisabeth  Textor  était  un  esprit  alerte  et 
joyeux  qui,  comprimé  souvent  par  la  sévérité  taciturne  de  son  mari, 
prenait  sa  revanche  avec  ce  petit  compagnon  si  vif,  si  prompt  à  tout 
comprendre  et  qui  souriait  si  volontiers.  Quand  l'écolier,  sa  tâdie 
.finie  auprès  de  son  père,  rentrait  dans  la  chambre  maternelle,  que  de 
causeries  sans  fin  entre  la  jeune  femme  et  le  petit  Wollgang  !  Eïle 
avait  toujours  maintes  histoires  à  lui  conter  ;  elle  dessinait^  pour  ainâ 
dire,  devant  son  esprit  maintes  images  étiiKrelantes^  et  l'enfant  émer- 
veillé concevait  déjà  ce  goût  de  l'invention,  ce  goût  des  fables,  des 
récits,  cette  joie  poétique,  cette  verve  d'artiste  pour  laquelle  il  com* 
posera  un  jour  ce  mot  charmant  que  je  ne  sais  comment  traduire, 
Lust  zu  fabuliren^ 

Au  reste,  malgré  la  rigidité  du  père  de  Gœthe,  rien  de  plus  libre, 
et,  il  faut  bien  le  dire,  rien  de  plus  irrégulier  que  l'éducation  qu'il 
donna  ou  laissa  donner  à  son  fils.  Quand  on  parle  d'une  éducation 
sévèrement  dirigée,  on  pense  aussitôt  aux  méthodes  de  Port-Royal  ; 
on  se  représente  les  hommes  du  dix-^plième  ^ècle,  l'unité  qui  pré- 
sidait à  leurs  études,  leur  familiarité  de  tous  les  jours  avec  les  écri- 
vains antiques.  Les  exigences  du  père  de  Gcethe  étaient  d'une  nature 
particulière;  il  voulait  que  son  fils  apprît  beaucoup  de  choses,  acquit 
les  connaissances  les  plus  variées  :  dans  quel  ordre  et  de  quelle  façon? 
ee  point,  à  ce  qu'il  semble,  l'inquiétait  peu.  De  là  une  extrême  diver- 
sité d'études  dans  l'enfance  et  la  première  jeunesse  de  Gœthe  :  musi- 
que, peinture,  langues  anciennes,  langues  orientales,  il  étudie  tout 
avec  une  curiosité  ardente.  On  a  remarqué  avec  raison  que  l'auteur 
de  Faust  et  de  Werther  n'avait  janms  pu  s'astreindre  à  un  même 
travail  obstinément  suivi.  Ce  n'est  pas  seulem^xt  à  titre  de  lecteur, 
c'est  comme  écrivain  qu'il  pouvait  dire  : 

Les  longs  ouvrages  me  font  peur. 

U   travaillait   toujours,   mais  toujours  à  des  œuvres  nouvelles, 
ayant  besoin  de  changer  sans  cesse  et  de  voler  à  tout  sujet.  Werther^ 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  71 

GéBiz  de  Beriichengen,  ua  grand  nombre  de  ses  r/^mans  et  de  ses 
drames  l'occupèrent  seulement  pendant  quelques  semaines  ;  il  les  enle- 
Yait  d'une  touche  l^ère  et  sûre,  avec  une  rapidité  merveilleuse.  Quant 
à  ses  poèmes,  comme  Eermann  et  Dorothée^  à  ses  tragédies  savantes 
Cdmme  Iphifénie,  à  ses  romans  compliqués,  laborieux,  qui  ne  sont 
plus  seulement  le  cri  dfi  la  passion,  mais  le  résultat  d'une  observation 
approfondie,  ccnnme  Wilhelm  Meister^  il  n'a  jamais  pu  se  résoudre  à 
s'y  enfermer  courageusement,  pour  les  achever  sans  distraction.  Il 
en  écrivait  une  partie,  puis  s'arrêtait,  passait  à  une  autre  œuvre,  sauf 
à  reprendre  au  bout  de  quelques  années  le  travail  interrompu.  Ses 
écrits  les  plus  importants,  travaux  de  science  ou  d'imagination,  ont 
été  composés  ainsi  par  fragments,  à  de  longs  intervalles,  avec  les 
intermèdes  les  plus  singulièrement  variés.  Est-il  nécessaire  de  rappe- 
ler le  drame  de  Faust,  commencé  ^i  1772  et  terminé  en  1831?  Ce 
n^était  pas  chez  lui  dilettantisme,  encore  moins  fatigue  et  impuis- 
sance :  esprit  sûr  de  lui-même  et  amoureux  de  la  variété,  il  se  portait 
de  tous  côtés  dans  l'immense  domaine  de  l'univers,  bien  persuadé 
qu'il  retrouverait  à  heure  fixe,  fût-ce  après  vingt  années,  l'inspiration  du 
premier  jonr.  £h  bien  !  cette  variété  de  travaux,  ce  désir  de  tout  voir, 
cette  dissémination  de  l'intelligence,  qui  aurait  pu  être  funeste  à  bien 
d'autres,  mais  qui  était  chez  lui  un  signe  de  force  en  même  temps 
qu'un  exercice  salutaire,  nous  les  trouvons  déjà  dans  le  naïf  essor  de 
sa  jeunesse. 

Les  circonstances  favorisaient  d'ailleurs  cet  instinct  de  son  esprit; 
les  études  du  jeune  Wolfgang  furent  interrompues  plus  d'une  fois 
par  de  singuliers  épisodes.  Il  n'était  encore  qu'un  enfant,  lorsque  la 
guerre  de  sept  ans  agita  l'Allemagne  entière,  et  bien  qu'il  fut  né  dans 
une  ville  impériale,  bien  que  sa  famille  fût  attachée  par  tradition  à 
la  cause  de  l'Autriche,  toutes  ses  sympathies  étaient  pour  le  roi  de 
Prusse.  Était-ce  la  Prusse  qui  l'intéressait?  nullement;  c'était  l'intré- 
pide monarque  luttant  seul  contre  une  moitié  de  l'Europe  :  Je  n'étais 
pas  Prussien,  a  dit  Gœthe,  j'étais  Frédéricien;  nicht  Preussisch, 
fritzisch  gesinnt.  Au-dessus  des  questions  générales  et  des  intérêts 
de  patrie,  il  y  avait  déjà  pour  lui  quelque  chose  qui  dominait  tout,  je 
▼eux  dire  le  mérite  deTindividu,  le  rôle  de  la  personne;  on  devine  ici 
l'artiste  curieux  qui  recherchera  pendant  toute  sa  vie  les  beaux  exem- 
jdaires  de  l'humanité.  En  même  temps  qu'il  suivait  avec  une  émotion 
ai  vive  les  campagnes  de  Frédéric  (notez  ce  trait  de  caractère  et  l'étrange 
irapartiaUté  de  son  esprit),  il  se  sentait  aussi  attiré  vers  les  Français, 


72  GGETHE  ET  SCHILLER. 

bien  qu'ils  fussent  alors  les  adversaires  de  son  héros.  On  sait  la  part 
que  nous  avons  prise  à  la  guerre  de  Sept  ans.  Le  2  janvier  1759,  la 
ville  de  Francfort  fut  occupée  militairement;  les  habitants  de  la  pai- 
sible cité  ayant  été  obligés  de  fournir  le  logement  à  nos  soldats,  un 
officier,  un  lieutenant  du  roi  (c'était  le  titre  que  lui  donnait  une  mis- 
sion particulière),  M.  le  comte  de  Thorane  devint  l'hôte  de  la  Camille 
Gœthe.  Le  comte  de  Thorane  était  un  gentilhomme  provençal,  grave 
et  sévère  dans  sa  tenue,  très-instruit,  grand  amateur  des  arts;  frappé 
tout  d'abord  d*une  collection  de  paysages  exposés  dans  le  salon  de  son 
hôte,  il  s'informe  du  nom  des  peintres,  et,  apprenant  que  ce  sont  des 
artistes  de  Francfort,  il  va  les  voir  et  leur  commande  des  copies  de 
leurs  œuvres.  Aussitôt  voilà  la  maison  envahie  par  les  artistes,  et  la 
chambre  de  Wolfgang  transformée  en  atelier.  A  ces  distractions,  qui 
devenaient  pour  lui  des  études,  ajoutez  d'autres  épisodes  non  moins 
curieux.  Francfort  ressemblait  à  une  colonie  française.  Pendant  que 
nos  soldats  occupaient  la  ville,  une  troupe  d'acteurs  parisiens  jouait 
les  comédies  de  Destouches  et  de  Marivaux.  L'occasion  était  bonne 
pour  apprendre  le  français.  Son  grand-père  Textor  voulant  qu'il  en 
profitât,  lui  avait  procuré  une  carte  d'entrée  au  théâtre.  Wolfgang, 
qui  avait  alors  une  dizaine  d'années,  était  donc  fort  assidu  à  la  comédie, 
et  l'on  peut  croire  qu'il  ne  perdait  pas  les  heures  qu'il  y  passait.  Aussi 
attentif  qu'à  une  leçon,  il  tâchait  de  s'accoutumer  peu  à  peu  à  ce  lan- 
gage étranger,  puis,  revenu  à  la  maison  paternelle,  il  prenait  dans  la 
bibliothèque  de  son  père  une  tragédie  de  Racine ,  une  comédie  de 
Molière,  et  s'appliquait  à  en  réciter  plusieurs  pages  à  haute  voix.  Ses 
yeux  n'étaient  pas  moins  captivés  que  ses  oreilles  ;  le  jeu  des  acteurs 
avait  pour  lui  un  singulier  attrait,  et  quand  on  pense  à  son  goût  si 
vif  du  théâtre,  à  ce  goût  qui  ne  le  quitta  jamais  et  qui  est,  sous  maintes 
formes  différentes,  un  des  traits  dominants  de  son  esprit,  ne  peut-on 
pas  en  rapporter  quelque  chose  à  ces  vives  impressiops  de  son  enfance? 
Bien  plus,  un  enfant  de  son  âge,  le  jeune  Derones,  frère  de  l'une  des 
comédiennes,  l'introduisit  bientôt  dans  les  coulisses  et  lui  ouvrit  le 
foyer  des  acteurs.  Rappelez-vous  la  troupe  de  comédiens  dans  Wilhelm- 
Metster;  souvenez-vous  du  gracieux  poëme  intitulé  Euphrosine;  reli- 
sez les  vers  si  doux,  si  touchants,  expression  d'une  si  franche  cama- 
raderie d'artiste,  composés  par  Gœthe  à  la  mort  du  machiniste  du 
théâtre  de  Weimar,  l'infatigable  Mieding;  n'oubliez  pas  enfin  que  ce 
grand  poète,  ce  savant  passionné,  a  été  lui-même,  à  Weimar,  un 
acteur  du  premier  ordre  et  un  admirable  directeur  de  théâtre.  R  est 


GŒTliE  ET  SCHILLER.  73 

permis  de  dire,  je  pense,  que  le  jeune  Wolfgang  n*a  pas  absolument 
perdu  son  temps,  s'il  est  vrai  que  ces  épisodes  aient  développé  chez 
lui  le  sens  merveilleux  de  Timagination  et  laissé  dans  son  intelligence 
une  trace  inefiTaçable. 

Cette  éducation  un  peu  vagabonde  dura  autant  que  l'occupation  de 
Francfort  par  les  Français.  Le  père  de  Goethe  était  fort  irrité  de  la 
présence  de  nos  troupes;  il  eut  plus  d'une  fois  des  querelles  assez 
vives  avec  le  comte  de  Thorane,  et  son  humeur  déjà  sombre  et  taci- 
turne avait  tourné  à  la  misanthropie.  Il  renonça,  pour  ainsi  dire,  à 
diriger  les  études  de  son  fils.  C'est  pendant  ce  temps-là  que  l'enfant, 
devenu  libre,  courait  les  rues  avec  Derones,  assistait  aux  revues,  aux 
parades,  allait  à  la  Comédie-Française,  écoutait  au  foyer  les  acteurs 
et  les  actrices,  revenait  auprès  du  comte  de  Thoraue,  voyait  travailler 
les  peintres  établis  dans  sa  chambre,  et  souvent  aussi  assistait  à  des 
conflits  d'amour-propre  qui  dégénéraient  parfois  en  disputes.  Sa 
mère,  qui  s'amusait  beaucoup  de  la  vivacité  piquante  de  ses  observa- 
tions, ne  voyait  pas  grand  mal  à  cette  vie  de  bohémien,  sachant  bien 
d'ailleurs  que  cela  ne  durerait  pas  toujours.  Dès  que  le  comte  de  Tho- 
raneeut  quitté  la  maison  (il  y  était  resté  environ  deux  ans],  l'éduca- 
tion de  Wolfgang  reprit  ses  allures  régulières.  Il  n'aura  plus  de 
distractions  si  nombreuses  ;  il  n'aura  plus  tant  d'occasions  d'étudier 
notre  langue  et  notre  théâtre  :  le  voilà  revenu  aux  littératures  ancien- 
nes et  aux  mathématiques. 

Il  faut  noter  pourtant  qu'il  n'y  eut  jamais  aucune  contrainte  dans 
le  développement  intellectuel  de  Gœthe.  A  l'époque  même  où  ses 
études  deviennent  plus  méthodiques,  la  liberté  dont  il  jouit  peut  sem- 
bler excessive.  Les  fantaisies  de  sa  curiosité  l'entraînent  d'un  travail 
à  un  autre  ;  curiosité  féconde,  après  tout,  et  qui  préparait  d'avance 
l'activité  multiple  de  son  génie.  Quand  il  quitta  sa  ville  natale,  à  seize 
aos,  pour  aller  suivre  les  cours  de  l'Université  de  Leipzig,  il  était 
déjà  riche  de  connaissances  acquises  et  de  poétiques  projets.  Aux  lan- 
gues anciennes  il  avait  joint  l'hébreu  :  initié  aux  beautés  de  Sophocle, 
passionné  pour  les  Métamorphoses  d'Ovide,  dont  la  riante  imagina- 
tion l'enchantait,  il  avait  eu  l'ambition  de  lire  la  Bible  dans  le  texte 
original.  Il  pratiquait  la  langue  de  Shakspeare  et  celle  de  Racine.  La 
France,  nous  venons  de  le  voir,  représentée  par  de  brillants  gentils- 
hommes ,  et  aussi  par  une  troupe  d'acteurs  qui  jouaient  avec  les 
oeuvres  classiques  toutes  les  nouveautés  à  la  mode,  avait  exercé  maintes 
séductions  sur  son  intelligence.  Lorsqu'il  racontera  dans  sa  vieillesse 


l 


74  GŒTHB  ET  SCHILLER. 

riiisioire  de  ses  premières  années,  il  se  souviendra  de  Télégante  a£EaH 
bilité  du  maréchal  ]de  Broglie,  qu*il  a  vu  chez  le  lieutenant  du  roi  dans 
la  maison  de  son  père.  Les  années  qui  suivent  étendent  et  complètent 
cette  instruction  déjà  si  variée;  il  lit,  non  plus  en  écolier,  mais  en 
critique,  un  grand  nombre  des  tragédies  de  Corneille,  tout  Racine, 
tout  Molière,  et  bien  des  secrets  de  Tartluisonlrévélés.  Un  jour,  undes 
amis  de  sa  femille,  M.  d^Ohleachlager,  échevin  et  sénateur  de  Franc- 
fort^ ayant  organisé  un  spectade  d'enfants,  on  représenta  le  Britan- 
nicus  du  poète  français,  et  le  futur  auteur  de  Werther  et  de  Faust 
fut  chargé  du  rôle  de  Néron.  Il  eut  dès  lors  un  goût  particulier  pour 
Racine.  Les  classiques  de  la  France,  ouvrant  à  sa  pensée  des  perspec- 
tives lointaines,  lui  plaisaient  beaucoup  plus  (pie  les  prétendus  das* 
aiques  de  son  pays;  il  semblait  que  cette  jeune  imagination  fut  mal  à 
l'aise  dans  le  moiide  un  peu  étroit  des  Canitz,  des  Besser,  des  Hage- 
dorn.  Soixante  ans  plus  tard,  lorsque  M.  Vamhagen  d'£nse  publiera 
ses  excellentes  biographies  des  poètes  allemands  du  dix- septième 
siècle,  Gœthe  s'écriera  :  c(  Aujourd'hui  encore,  en  lisant  ces  biogra- 
phies, je  vois  se  dresser  devant  moi  ces  fantômes  du  passé,  et  je  sens  de 
quel  poids  ils  pesaient  alors  sur  mon  esprits  >»  Et  plus  loin  :  «c  Com- 
bien une  telle  critique  m'eût  été  salutaire  aux  heures  de  ma  jeunesse  !  » 
C'est  bien  là  le  cri  de  l'homme  qui  veut  tout  comprendre,  afin  de 
dominer  tout  :  Wolfgang  ne  pouvait  posséder  à  quioie  ans  cette  indé- 
pendance souveraine,  et  cependant  l'espèce  de  malaise  que  lui  faisait 
éprouver  une  littérature  uniforme,  l'avidité  insatiable  de  son  intelli- 
gence, cette  mobilité  ardente  qu'il  ne  faut  pas  conGoadre  avec  la 
légèreté  du  premier  âge,  tout  cela  n'atteste-t-il  pas  qu'il  cherchait 
d'instinct  sa  liberté  intelleduelle  et  morale  dans  la^  variété  de  ses 
études?  Pour  moi,  quand  je  vois  cette  naïve  universalité  d'esprit, 
quand  je  vois  Go^e  passer  sans  embarras  de  Molière  à  Klopstodk,  et 
des  comédies  du  dix-huitième  siècle  aux  cantiques  des  prophètes,  je 
pressens  dans  l'écolier  de  Francfort  l'homme  qui  voudra  fonder  un 
jour  une  littérature  sympathique,  eosmospolite,  vraiment  humaine, 
une  littérature  qui  accueillera,  qui  comprendra  toutes  les  œuvres  dki 
Midi  et  du  Nord,  la  littérature  du  monde  entier,  disait*îl,  — die 
WeltUteratvr. 

c  Mon  bon  ami,  je  vous  conseille  d'abord  im  cours  de  logique;  là  , 
on  vous  dressera  l'esprit  comme  il  Saut;  on  vous  le  chaussera  de 
bottes  à  l'espagnole,  afin  qu'il  file  droit,  avec  circonspection,  sur  k 
chemin  de  la  pœsée,  «t  n'aille  pas  s'égarer  à  droite  ei  à  gauche  oodubc 


GOETHE  ET  SCHILLER.  75 

un  fea  foUet  dans  Tespace...  Commencez  par  vous  imposer,  pour 
cette  demi*aunée,  ujie  régularité  p(Mictuelle.  Vous  en  ayez  tous  les 
jom^  pour  cinq  heures  :  soyez  là  au  coup  de  cloche  ;  ne  manquez  pas 
de  TOUS  bien  préparer  d'avance,  d'étudier  avec  soin  le  paragraphe, 
afin  d*étre  d'autant  plus  à  même  de  voir  qu'il  ne  dit  rien  qui  ne  soit 
dans  le  livre.  Néanmoins,  ne  laissez  pas  d'écrire  comme  si  le  Saint- 
Esprit  vous  dictait  ^  »  Ces  sarcasmes  de  Méphistophélès  s<mt  un 
souvenir  des  années  que  Goethe  a  passées  à  Leipzig.  Logique,  ponc- 
taiâliié,  ennui,  voilà  trois  mots  qui  résument  assez  bien  la  physiono- 
mie de  l'Université  sous  le  gouvernement  de  Gottsched.  H  ne  &ut 
pas^  je  le  sais,  répéter  sans  réserve  les  condamnations  encourues  par 
ce  solennel  chancelier  de  la  poésie  allemande.  Gottsched  n'est  pas 
toujours  pédant;  il  a  eu  des  ambitions  génà*euses;  on  ne  peut  lui 
réviser  un  ardent  désir  de  susciter  une  littérature  qui  relevât  rAlle- 
magne  aux  yeux  de  l'Europe;  l'histoire  littéraire,  en  regrettant  que 
le  génie  lui  ait  nuuiqué,  en  blâmant  surtout  les  lois  stériles  qu'il 
prétesidait  imposer  aux  intelligences,  doit  cependant  lui  tenir  compte 
d'une  si  généreuse  ambition.  Mais  comment  danander  à  un  poète  de 
seke  ans  Fimpartialilé  de  la  critique?  Goethe  se  sentait  étouffer  dans 
cette  atoiosf^re  officielle.  L'excellent  Gellert  lui-même,  h^itier  de 
l'iiiûiienoe  de  Gottsched,  lui  enseignait  bien  l'élégance  et  la  correc- 
tion du-  style,  sans  fournir  à  sa  juvénile  ardeur  l'aliment  dont  elle 
avait  besoin.  Toute  cette  période  est  triste  ;  le  feu  divin  qui  animait 
l'écolier  de  Francfort  semble  prêt  à  s'éteindre.  Non,  rassurez-vous: 
l'inquiétude  qui  l'agite  est  un  bon  signe  ;  il  écrit,  il  fait  des  satires, 
des  pièces  lyriques,  de  petites  comédies,  et  si  toutes  ces  œuvres  parais- 
sent froides  et  faibles,  il  en  est  plus  d'une  cependant  qui  révèle  une 
pensée  originale.  N'est-ce  pas  un  des  traits  les  plus  particuliers  du 
génie  de  Gœtfae,  que  cette  disposition  à  transporter  dans  la  poésie, 
pour  s'en  délivrer  lui-même,  les  aventures  et  les  tourments  de  soo 
coeur?  Ce  que  fera  un  jour  l'auteur  de  Werther^  de  Clavijo^  de 
Stella^  àiEgmmt^  de  T&rquato  Tasse,  l'étudiant  de  Leipzig  con*- 
Bience  à  le  faire  à  sa  manière.  À  Francfort,  à  Leipzig,  il  a  aimé  déjà, 
il  a  souffert  et  cherché  à  secouer  sa  souffrance  ;  il  a  été  coupable,  et 
il  a  voulu  se  débarrasser  de  ses  remords;  ces  pensées  qui  l'obsèdent, 
il  les  produit  sous  la  forme  de  la  comédie  ou  du  drame,  et  son  âsie 

I.  Imiet,  prenûère  partie.  J'emprunte  Texcellente  traduction  de  M.  Henri 
Blaze  de  Bury. 


76  GOETHE  ET  SCHILLER. 

retrouve  la  sérénité.  Peu  importe  que  ces  comédies,  le  Caprice  de 
ramant^  les  Complices^  soient  une  imitation  maladroite  de  notre 
théâtre,  si  nous  savons  ce  qu'il  faut  y  chercher,  et  si  celui  qui  dira 
un  jour,  à  l'occasion  de  douleurs  plus  sérieuses  :  «c  Poésie,  c'est  déli- 
vrance, »  commence  à  se  révéler  à  nous  dans  ces  naïves  ébauches? 

Pour  se  soustraire  à  l'action  énervante  de  la  littérature  officielle, 
l'étudiant  de  Leipzig  recherchait  les  occasions  de  voir  le  monde.  Au 
sortir  des  habitudes  patriarcales  de  sa  maison  de  Francfort,  il  avait 
besoin  de  quelques  leçons  d'élégance,  et  ce  fut  la  Saxe  qui  les  lui 
donna.  Maintes  familles,  très-fières  aujourd'hui  de  ce  titre  d'honneur, 
l'accueillirent  avec  bonté  ;  il  a  consacré  leurs  noms  dans  ses  Mémoi- 
res. Citons  seulement  une  femme  d'esprit,  madame  Bœhme,  qui  lui 
enseigna  mieux  que  Gellert  les  vrais  principes  de  la  littérature  et  de 
l'art.  Elle  lui  fit  comprendre  tout  ce  qu*il  y  avait  d'insipide  dans 
l'abondance  de  Gottsched,  a  dans  ce  déluge  de  mots  qui  inondait  le 
sol  allemand  et  menaçait  de  submerger  les  montagnes.  »  Ce  fut  après 
un  entretien  avec  madame  Bœhme  qu'il  jeta  au  feu  tout  un  volume 
de  vers  et  de  prose  commencé  à  Francfort  et  fini  à  Leipzig.  Il  n'en 
était  pas  plus  dévoué  à  ces  études  de  droit  que  lui  imposait  son  père  ; 
la  société  des  femmes,  les  réunions  du  monde,  comme  une  espèce  de 
préparation  à  la  poésie,  l'attiraient  chaque  jour  davantage,  et  s'il 
entreprit  vers  cette  époque  de  traduire  le  Menteur  de  Corneille,  ce 
fut  saibs  nul  doute  pour  s'appliquer  gaiement  ces  vers  de  Dorante  : 

Mon  père  a  consenti  que  je  suive  mon  choix 
Et  je  fais  banqueroute  à  ce  fatras  de  loix. 

La  banqueroute  est  complète.  Qu'il  fasse  des  vers  ou  qu'il  les 
brûle,  qu'il  vive  avec  les  étudiants  ou  recherche  la  société  des  salons, 
le  feu  de  la  poésie  couve  au  fond  de  son  âme.  C'est  un  poète,  à  coup 
sûr,  ce  jeune  homme  inquiet,  passionné,  si  prompt  à  passer  de  la 
débauche  à  la  mélancolie  ^;  c'est  un  poète  qui  s'ignore,  une  âme 
errante  qui  cherche  vainement  sa  route.  Au  milieu  des  ombres  qui 
l'enveloppent,  si  un  rayon  de  lumière  éclate,  il  en  pousse  un  cri  de 
joie.  ((  11  faut  avoir  été  jeune,  disait^il  plus  tard,  pour  se  représenter 
l'effet  produit  sur  nous  par  l'apparition  du  Laocoon  de.Lessing  ;  du 

1.  Voyez  le  curieux  recueil  publié  par  M.  Otto  Jahn  :  Lettres  de  Qœthe  à  ses 
amis  de  Leipzig.  4846. 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  77 

sein  de  nos  idées  indécises  et  de  nos  méditations  pénibles,  ce  livre 
nous  entraînait  dans  le  libre  domaine  de  la  pensée.  »  N*estrce  pas  là 
le  cri  de  l'artiste  aspirant  à  la  lumière?  Au  moment  où  il  va  naître  à 
la  poésie,  le  mot  qui  jaillit  de  ses  lèvres  est  celui  qu'il  prononcera  en 
mourant  :  Mekt  licht  I  Cet  enthousiasme  pour  Lessing,  son  culte 
pour  Winckelmann  et  le  chagrin  que  lui  causa  sa  mort,  autant  de 
signaux  qui  nous  permettent  de  suivre  le  développement  intérieur  de 
Gœihe  au  milieu  de  Tobscure  agitation  des  trois  années  de  Leipzig. 
Cette  agitation  même  est  une  promesse.  Isolé,  sans  direction,  malgré 
tous  ses  efiTorts  pour  en  trouver  une,  abandonné  à  lui-même,  emporté 
par  des  passions  ardentes,  mécontent  du  culte  réformé,  regrettant 
la  merveilleuse  unité  des  symboles  catholiques,  cette  chaîne  brillante 
dt actes  sacrés  qui  font  que  le  berceau  et  la  tombe^  à  quelque  distance 
que  le  hasard  les  place  F  un  de  l'autre^  se  tiennent  par  un  indissolu^ 
ble  anneau^  seul  enfin  dans  le  monde  de  Tâme  comme  dans  le  monde 
de  Tesprit,  il  n'a  plus  de  ressources  qu'en  lui-même.  En  nous  expo- 
sant ainsi  l'état  de  son  âme,  Goethe  ne  songe  pas  à  s'approprier 
orgueilleusement  le  mot  de  l'héroïne  de  Corneille  :  a  Que  vous  reste- 
tr-il?  —  Moi.  )>  n  ne  songe  qu'à  expliquer,  sans  prétention  conune 
sans  fausse  modestie,  les  habitudes  de  son  imagination,  dopt  il  rap- 
porte l'origine  à  ses  années  de  Leipzig.  <c  Ainsi  se  déclara,  dit-il, 
cette  disposition  dont  je  n'ai  pu  me  départir  paidant  toute  ma  vie» 
j'entends  cette  disposition  à  transformer  en  image,  en  poème,  tout  ce 
qui  me  causait  de  la  joie  et  du  tourment,  tout  ce  qui  m'occupait  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  et  à  régler  là-dessus  mes  comptes  avec  moi- 
même,  non  moins  pour  rectifier  mes  idées  sur  les  objets  extérieurs 
que  pour  me  calmer  intérieurement.  Ce  don  m'était  nécessaire  plus 
qu'à  personne,  à  moi  que  mon  naturel  emportait  toujours  d'un 
extrême  à  l'autre.  Toutes  les  œuvres  de  moi  que  le  public  a  lues 
depuis  ce  moment  ne  sont  que  les  fragments  d'une  grande  confes- 
sion *...  7> 

Goethe  avait  passé  trois  années  à  Leipzig.  Le  28  août  1768,  le  jour 
même  où  il  accomplissait  sa  dix-neuvième  année,  il  dit  adieu  à  ses 
amis  et  se  mit  en  route  pour  Francfort.  «  Ceux  dont  il  venait  de  pren- 
dre congé,  dit  un  de  ses  biographes,  ne  soupçonnaient  pas  qu'un 
petit  nombre  d'années  plus  tard  la  gloire  de  son  nom  remplirait 
l'Europe  entière.  Et  cependant  cette  période  de  Leipzig  a  contribué 

I.  Voyez  le  recueil  intitulé  Yiriié  et  Poésie,  ?•  partie. 


78  GOETHB  EN  SCHILLER. 

SOUS  plus  d*un  rapport  à  former  le  Gœibe  futur  ^..  d  Sans  mécon- 
naître le  trarail  intérieur  du  poëte  naissant  pen^nt  cette  période 
d'agitation  et  d*inqiiiétude,  nous  réserverions  à  l'Alsace  rhonneunr 
d'avoir  formé  IcLvéritabie  Gœthe.  La  ville  de  Strasbourg,  nous  l'avons 
dit  ailleurs,  peut  être  fière  de  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur  le 
génie  de  Gœthe.  Revenu  à  Francfort  dès  les  premiers  jours  de  sep- 
tembre, le  jeune  Wolfgang  passe  dix-huit  mois  dans  sa  famille,  mais 
assez  mal  reçu  par  son  père^  le  coeur  et  l'esprit  malades,  gravement 
ébranlé  par  ses  débauches  de  Leiprig  ^,  il  s'était  laissé  entraîner  sans 
trop  de  résistance  à  de  bizarres  études  de  mysticisme  et  d'alchimie. 
Heureusement  cette  maladie  nouvelle  (G^sthe  lui-même  désigne  ainsi 
l'état  de  son  âme),  cette  maladie  extraordinaire  que  lui  avait  inoculée 
une  personne  d'une  dévotion  follement  exaltée,  mademoiselle  de 
Klettenberg,  ne  laissa  pas  de  traces  dans  son  intelligence;  il  arrive  à 
Strasbourg  et  tous  les  mauvais  rêves  se  dissipent. 

C'est  en  1770,  aux  premiers  jours  de  printemps,  que  Wolfgang 
entra  dans  la  capitale  de  l'Alsace.  Il  y  venait,  sur  l'ordre  de  son  père, 
afin  de  réparer  le  temps  perdu  à  Leipzig  et  de  gagner  les  diplômes 
nécessaires  à  la  carrière  de  magistrat.  Il  les  gagnera,  ces  diplômes,  il 
sera  doctçur  en  droit  de  l'Université  de  Strasbourg  ;  mais  qu'est-ce 
que  cela,  si  l'on  songe  à  tout  ce  que  lui  réserve  son  séjour  en  ces 
belles  contrées?  Ce  n'est  pas  un  juriste  que  Strasbourg  a  formé,  c'est 
un  poëte.  Il  y  était  venu  malade,  inquiet,  presque  dégoûté  de  lui- 
même  et  de  la  vie;  il  s'en  retournera  joyeux,  plein  de  confiance  et 
d'enthousiasme.  Que  de  journées  fécondes  pour  son  génie  pendant 
ces  dix-huit  mois  1  La  cathédrale,  la  ville,  cette  riche  plaine  de  TAl- 
sace,  le  Rhin  qui  la  traverse  d'un  bout  à  l'autre  de  l'horizon,  tout 
l'enchante.  Des  compagnœis  dignes  de  lui  partagent  et  multiplient 
ses  émotions.  Ici,  c'est  le  doux,  le  pieux  Jung  Stilling;  là  c'est  le 
poëte  Lenz,  et  cet  excellent  Lerse  dont  il  a  si  bien  reproduit  la  loyale 
figure  dans  son  Gœtz  de  Berlichingen.  Gœthe  était  à  Strasbourg 
depuis  six  mois,  quand  il  apprend  l'arrivée  d'un  jeune  écrivain, 
connu  déjà  par  quelques  manifestes  hardis,  Jean-^iottfried  Hei^er. 
Avec  la  confiance  de  la  jeunesse,  il  va  frapper  à  sa  porte  ;  il  l'interroge, 
lui  confie  ses  pensées,  ses  doutes,  ses  projets,  et,  sans  se  laisser  rebu- 

\.  Qùethe's  Leben,  von  J.-W.  Schœfer.  1858.  Tome  I,  p.  84. 
2.  «  Dans  ce  maudit  Leipzig  on  brûle  comme  une  torche  de  résine.  >  XeN 
tres  de  Gœthe  à  ses  amis  de  Leipzig. 


GGETHE  EN  SCHILLER.  70 

ier  par  les  allures  un  peu  altières  du  critique,  il  s'attache  à  hii  comnie 
le  disciple  à  son  mattre.  Cette  rencontre  est  un  événement  décisif  dans 
l'histoire  de  la  poésie  allemande.  L'ofSce  que  Herder  remplit  auprès 
de  l'étudiant  de  Strasbourg  est  à  la  fois  sévère  et  bienfaisant.  Plus 
âgé  de  cinq  années,  investi  déjà  d'une  certaine  autorité  dans  le  monde 
des  lettres,  on  peut  dire  qu'il  fait  Téducation  poétique  de  Gœtfae  et 
dégage  son  génie  des  liens  qui  Tentravaient.  Il  lui  révèle  la  pbâoso- 
pbie  de  l'histoire  littéraire;  il  lui  monU«  comment  les  grandes  œuvres 
de  la  poésie  et  de  Ya^l  sont  intimement  unies  aux  destinées  sociales 
de  l'homme  et  représentent  la  vie  des  nations.  Éclairés  de  cette 
Inmièfe,  les  immenses  domaines  de  la  littérature  re^lendissent  taut 
à  coup  de  trésors  qu'on  ne  soupçonnait  pas.  Goethe  et  ses  amis  s'y 
élancent  comme  sur  une  terie  conquise  et  y  font  maintes  découvertes. 
La  Bible,  ^lakspeare,  l'art  allemand  du  moyen  âge,  prennent  à  leurs 
yeux  une  signification  inattendue.  Us  aiment  surtout  la  nature;  les 
poésies  artificielles  n'usnrperont  plus,  dans  les  ardentes  sympathies 
de  Wdfgang,  le  rang  qui  appartient  aux  inspirations  vraies,  fieider 
Be  travaille  pas  seulement  à  exciter  l'enthousiasme  de  son  ami,  il  ne 
cnûnt  pas  d'employer  le  sarcasme  pour  le  guérir  de  ses  erreurs. 
Génie  lumineux  et  rigide,  bienfaisant  et  bourru,  l'auteur  des  Fra^^ 
menis  et  des  Forêts  critiqttes  '  corrige  le  futnr  auteur  de  Famt  avec 
one  rudesse  familière;  et  rien  de  plus  touchant  que  l'humilité,  la 
joie,  la  reconnaissance  de  ce  glorieux  disciple.  Herder  a  beau  se  mon- 
trer dédaigneux  et  acerbe,  Wolfgang  ne  se  décourage  pas;  il  subit 
Tekmtiers  les  railleries  de  son  mentor,  pourvu  qu'il  puisse  entendre 
cette  voix  inspirée  expliquer  l'épopée  d'Homère,  les  chants  des  pro- 
plièies  hébreux  et  les  drames  de  Shakspeare.  En  1811,  au  faîte  de  la 
renommée,  Gœthe  se  souvient  encore  avec  joie  de  ces  beaux  jours  où 
s*épaiiouissait  son  génie,  et  il  écrit  dans  ses  Mémoires  :  <c  Je  n'ai  pas 
psssé  auprès  de  Herder  une  seule  heure  qui  n'ait  été  pour  moi  ins* 
tmclive  et  féconde,  i»  Ces  heures  si  pleines,  si  riches,  le  rude  maître 
les  rendait  pourtant  bien  amères,  a  C'était,  ajoute  Gœthe,  un  géné- 
reux bourru.  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  reçu  de  lui  le  moindre 
conseil  ni  le  moindre  encouragement.  N'importe  !  tout  ce  qui  émanait 
de  lui  me  causait  une  impression ,  non  pas  agréable ,  assurément, 
mais  profonde.  »  Gœthe  va  jusqu'à  dire  que  l'écriture  même  de  Hei- 
do*,  les  signes  qu'avait  tracés  sa  phime,  exerçaient  sur  lui  une 

i.  Sritiêchi  Waelder,  17^7. 


80  GOETHE  ET  SCHILLER. 

influence  magique  [eine  magische  Gewalt).  «  Jamais,  s'écrie-t-il,  je 
n'ai  déchiré  une  seule  de  ses  lettres,  ni  même  une  seule  adresse  écrite 
de  sa  main.  »  Naïf  éblouissement  de  cettefâme  novice  encore,  en  face 
du  guide  qui  l'introduisait  dans  les  régions  de  la  poésie  ! 

Il  y  a  un  épisode  d'une  autre  nature  qui  eut  aussi  une  action  déci- 
sive sur  le  développement  moral  du  poète:  Cœur  tendre  et  passionné, 
Gœthe ,  dès  la  première  jeunesse ,  avait  connu  les  extases  de  Ta- 
mour.  A  Francfort,  à  peine  âgé  de  quinze  ans,  il  aimait  mie  fille  du 
peuple,  la  douce,  la  sensée  Marguerite,  qui  brillait  par  sa  réserve  et 
sa  distinction  native,  au  milieu  d'une  famille  fort  équivoque.  Pendant 
qu'il  assistait  aux  fêtes  de  l'élection  impériale  dans  les  rues  de  Franc- 
fort ou  les  salles  du  Roemer,  l'écolier  vagabond  jouissait  de  voir 
toutes  ces  splendeurs  aristocratiques  servir  de  cadre  à  son  idylle 
populaire.  A  Leipzig,  deux  ans  plus  tard,  il  était  devenu  amoureux 
de  Catherine  Schœnkopf,  la  fille  de  l'hôtelier  chez  lequel  il  prenait 
ses  repas,  celle  qu'il  a  baptisée  du  nom  d'Annette  dans  ses  poétiques 
confidences.  C'est  cette  pauvre  Catherine  si  tendre,  si  dévouée,  qu'il 
prit  plaisir  à  tourmenter  de  la  façon  la  plus  cruelle,  sauf  à  en  éprou- 
ver ensuite  un  repentir  amer  et  à  se  châtier  lui-même  dans. un  petit 
drame  expiatoire  intitulé  le  Caprice  de  ramant.  Marguerite,  Cathe- 
rine, humbles  créatures  qui  les  premières  avez  fait  battre  le  cœur 
de  Gœthe,  vous  voilà  remplacées  aujourd'hui  par  une  figure  plus 
digne  :  quand  la  fille  du  pasteur  alsacien  parait  dans  l'histoire  du 
poète,  tous  les  souvenirs  antérieurs  doivent  s'évanouir. 

Entre  toutes  les  femmes  que  Gœthe  a  aimées  (la  liste  est  longue, 
hélas!),  la  plus  sympathique  et  la  plus  pure,  c'est  Frédérique.  Elle 
s'appelait  Frédérique  Brion,  mais  il  semble  que,  par  un  instinct  naïf, 
l'Allemagne  ait  voulu  Tanoblir  :  Frédérique  Brion ,  pour  l'Allemagne 
et  pour  l'histoire,  c'est  Frédérique  de  Sesenbeim,  du  nom  du  petit  vil- 
lage où  son  père  exerçait  le  ministère  évangélique.  Quelle  apparition 
suave  que  Frédérique  de  Sesenheim  dans  la  destinée  de  Gœthe  !  Mar- 
guerite était  plus  âgée  que  Wolfgang,  et,  malgré  cette  réserve  gra- 
cieuse que  le  poète  a  si  bien  décrite,  elle  a  fini  par  rejeter  son  amour 
avec  autant  de  légèreté  qu'elle  l'avait  d'abord  accueilli.  Catherine, 
blessée  par  lui,  est  devenue,  fort  innocemment  sans  doute,  la  cause 
de  son  désespoir  et  des  distractions  qu'il  a  cherchées  dans  le  mal. 
Frédérique  a  été  l'amie  de  Gœthe  ;  elle  a  été  pour  lui  un  ange  de 
poésie,  la  messagère  d'une  révélation  idéale,  et  le  jour  où  Gœthe, 
rappelé  à  Francfort  par  sa  famille,  a  dû  engager  Frédérique  à  ne 


GOETHE  ET  SCHILLER.  81 

plus  songer  à  lui ,  la  douce  enfant,  sans  dépit ,  sans  rancune ,  est 
demeurée  obstinément  fidèle  au  souyenir  de  celui  qui  Tavait*  aimée. 
Frédérique  avait  seize  ans,  Goethe  en  avait  vingt  et  un,  quand  ils  se 
lencontrèrent  au  mois  d'octobre  1770.  Pourquoi  Gœthe  n'a-t-il  pas 
voulu  attacher  son  sort  à  celui  de  cette  ravissante  fille?  Pourquoi  ce 
départ?  pourquoi  cette  rupture?  Tous  ses  biographes  l'excusent  par 
la  nécessité  des  circonstances;  ils  allèguent  la  sévérité  du  père,  Tam- 
bition  de  la  mère  pour  son  fils,  maintes  exigences  de  famille  qu'il 
eût  vainement  essayé  de  combattre  ;  ils  ne  craignent  même  pas  d'ap- 
peler Frédérique  en  témoignage,  et  la  candide  enfant  vient  déposer 
contre  elle-même.  «  Il  était  trop  grand,  —  disait-elle  plus  tard, 
quand  l'auteur  de  Gœtz  et  de  Werther  eut  rempli  l'Allemagne  du 
bruit  de  son  nom,  —  il  était  trop  grand  et  appelé  à  de  trop  hautes 
destinées,  je  n*avais  pas  le  droit  de  m'emparer  de  lui.  y>  C'est  préci- 
sément cette  résignation  qui  doit  faire  regretter  avec  larmes  la  rup- 
ture de  Frédérique  et  de  Wolfgang.  On  a  dit  :  «  Pourquoi  la  plaindre, 
puisqu'elle  ne  se  plaignait  pas  elle-même  ?  »  Ce  n'est  pas  elle  que  je 
plains,  c'est  le  poète.  Où  eût-il  trouvé  une  compagne  plus  digne  de 
lui?  Les  biographes  de  Gœthe,  toujours  si  prompts  à  excuser  les 
fautes  de  son  cœur  au  nom  des  droits  du  génie ,  devraient  se  rappeler 
un  peu  mieux  le  dénoûment  de  cette  histoire.  Dix-sept  ans  plus  tard, 
en  1788,  Gœthe,  l'ami  et  le  compagnon  de  plaisirs  du  grand-duc  de 
Weimar,  est  abordé  un  jour  daiîs  le  parc  du  château  par  une  jeune 
fille  qui  le  supplie  de  remettre  un  placet  au  souverain.  C'était  la  fille 
dun  pauvre  diable  nommé  Yulpius,  que  l'ivrognerie  avait  réduit  à  la 
misère  ;  elle  demandait  pour  son  père  un  petit  emploi  qui  le  rattachât 
au  travail  et  à  la  vie.  La  suppliante  était  jeune ,  jolie,  et  la  douleur 
prêtait  à^^  physionomie  une  expression  qui  devait  toucher  un  poète. 
Gœthe  l'attire  chez  lui,  l'installe  dans  son  ménage,  et,  après  dix-huit 
ans  d'une  vie  commune,  il  épouse  la  fille  de  l'ivrogne.  Christiane 
Yulpius  assurément  ne  mérite  pas  tout  le  mal  qu'on  a  dit  d'elle  ;  la 
pauvre  femme,  dans  sa  simplicité,  ne  manquait  pas  de  sens,  et  de 
nobles  esprits,  Schiller,  Kœrner,  Humboldt,  Caroline  de  Wolzogen, 
lui  ont  rendu  témoignage  en  excellents  termes;  il  est  impossible 
cependant  de  la  comparer  à  cette  fleur  des  champs  et  des  bois  qui 
s'appelle  Frédérique  de  Sesenheim. 

Que  devenait-elle  cependant,  la  pauvre  Frédérique?  Elle  repoussa 
tous  ceux  qui  prétendirent  à  sa  main,  et  l'un  d'entre  eux  était  le  com- 
pagnon de  Wolfgang,  le  poëte  livonien  Jean  Reinhold  Lenz.  «  Celle 

Tome  X.  —  37*  LWraiiOD.  6 


82  GCETHE  ET  SCHILLER. 

que  Gœthe  a  aimée,  disait-elle,  ne  peul  appartenir  à  un  autre  homme.» 
Son  père  et  sa  mère  étant  morts ,  elle  fut  recueillie  par  une  de  ses 
parentes  qui  avait  épousé  M.  de  Rosenstiel,  secrétaire  d'amSasaade 
auprès  de  la  cour  de  France  ;  c'est  ainsi  qu'elle  vécut  à  Versailles  iit 
à  Paris  dans  les  années  qui  précédèrent  et  suivirent  immédiatenent 
la  révolution.  Son  poétique  roman,  dont  elle  portait  le  souvenir  avec 
grâce,  sans  prétention  ni  embarras,  lui  avait  fiait  dans  la  société  d'élite 
une  discrète  célébrité.  Elle  quitta  la  France  sous  la  terreur,  et  trouva 
im  asUe  chez  son  beau-frère,  M.  Marx,  pasteur  à  Diessbourg,  et  plus 
tard  à  Meissenbeim  dans  le  dudié  de  Bade.  Sa  sœur,  madame  Marx, 
mourut  bientôt,  lui  laissant  le  soin  de  diriger  Téducation  de  sa  fille  ; 
elle  éleva  l'enfant,  la  maria,  puis,,  sa  tâche  finie,  elle  mourut  le 
13  noveml^e  1819.  Gœthe  s'efforça  en  vain  de  l'oublier;  ni  les  pas- 
sions,  ni  l'étude,  ni  la  gloire  ne  purent  effacer  de  son  cœur  celle  qui 
lui  avait  révélé  la  poésie.  L'auteur  de  Faust,  il  Ta  dit  lui-même, 
n'aurait  pas  connu  tout  son  génie ,  s'il  n'avait  eu  le  bonheur  de  ren- 
contrer un  ami  comme  Schiller;  l'historien  littéraire  peut  se  deman* 
der  si  ce  génie  n'eût  pas  été  plus  complet  encore  avec  une  compagne 
telle  que  Frédérique  de  Sesenheim. 

Après  dix-huit  mois  d'études,  de  révélations  et  de  ravissements  de 
toute  sorte,  Gœthe  dut  quitter  Strasbourg  et  retourner  à  Francfort. 
Il  avait  obéi  cette  fois  aux  vœux  de  son  père  ;  une  thèse  sur  les  rap- 
ports de  rÉglise  et  de  l'État,  soutenue  avec  beaucoup  d*esprit  devant 
la  Faculté  de  droit  le  6  août  1771,  lui  avait  valu  le  titre  officiel  dont 
il  avait  besoin  pour  entrer  dans  la  magistrature.  Mais  ce  qu'il  rap- 
portait de  Strasbourg,  son  père  ne  tarda  pas  à  le  savoir,  c'était  bien 
autre  chose  qu'une  thèse;  que  de  projets  dans  cette  tête  ardente!  il 
avait  ébauché  déjà  dans  son  esprit  les  premières  scènes  de  Faust^  il 
préparait  Gœtz  de  Berlichingen  et  rêvait  un  drame  sur  César.  L'es- 
pérance de  créer  en  Allemagne  une  poésie  toute  nouvelle  le  trans- 
portait d'enthousiasme.  Quelques-uns  des  hommes  éminents  de 
Strasbourg,  Oberlin  et  Koch,  disciples  et  amis  de  l'illustre  Schœp- 
flin,  lui  avaient  offert  une  chaire  à  l'Académie;  il  n'eut  pas  de  peine 
à  la  refuser  :  son  antipathie  pour  la  France  allait  croissant  de  jour 
en  jour.  Ce  génie  qui  brillera  plus  tard  par  l'impartialité  la  plus 
large,  cette  intelligence  cosmopolite  qui  sera  si  heureuse  de  tout 
comprendre  et  de  tout  embrasser,  obéit  en  ce  moment  à  une  inspira- 
tion toute  contraire.  Un  artiste,  un  poëta^  dans  la  jeunesse  surtout, 
est  nécessairement  exclusif;  Gœthe^  en  quittant  Strasbourg,  voyait 


GGETaE  ET  SCHILLER.  83 

toute  la  poésie  dans  Shakspeare.  Les  histoFiens  littéraires  de  rAHe- 
magoe  ont  un  terme  aujourd'hui  consacré  pour  désigner  l'ardente 
période  où  l'esprit  germanique,  s'affranchissant  des  règles  de  la 
Fnnee,  pénétra  violenmient  dans  le  domaine  de  la  nature  réelle  et 
de  l'imugiriatioa  libre  ^  ils  l'appellent  la  période  de  V assaut  et  de 
t irruption  y  Sturm-und  Drang  -* période.  Cette  période  d'assaut  et 
d'irruption  commence  pour  Gœttie  ea  1771,  au  moment  de  son 
retour  à  Francfort,  et  se  prolonge  jusqu'à  l'heure  où  il  est  appelé  à 
Weimar,  auprès  du  grand-duc  Charles-Auguste.  Il  y  a  là  quatre 
années  décisives  dans  sa  Tie»  C'est  l'époque  où  par  de  hardis  cheis- 
d'oBU'vre^  coup  sur  coup  répétés,  il  renouvelle  à  la  fois  le  drame,  le 
ronan  et  la  poésie  lyrique.  Quel  éUouissement  pour  l'Allemagne, 
quel  érénement  pour  l'Europe  entière,  quand  ce  poète  de  vingt-qua- 
tre ans  publie  à  de  rapides  intervalles  Gœtz  de  Berlichingen  ^  les- 
Souffrances  du  jeune  Werther^  et  tant  de  merveilleux  Lieds  où  le 
sentiment  profond,  la  naïveté  pénétrante  des  vieilles  poésies  du 
peuple  jailÛssent  tout  à  coup  en  flots  purs,  comme  l'eau  qui  sort  du 
rodier! 

On  sait  quel  est  le  sujet  de  Gœtz  de  Berlichingen.  Le  poète,  dan& 
Uft  vaste  et  tumultueux  tableau,  dans  une  composition  à  la  Shak- 
speare, a  Toulu  pekidre  l'Allemagne  au  moment  où  le  système  du 
moyen  âge  se  dissout.  Les  vieilles  mœurs  ne  sont  plus  ;  au  milieu  de 
l'anarchie  morale  et  politique,  un  homme,  un  chevalier,  le  dernier 
des  chevaliers  allemands ,  ose  se  lever  encore  pour  l'honneur  et  la 
justice.  Peu  lui  importe  que  de  nouveaux  intérêts  soient  nés;  Fhon^ 
neurparlcy  il  suffit.  Partout  où  un  opprimé  jette  un  cri  de  détresse, 
Gœtz  accourt  avec  ses  compagnons.  Il  prend.au  sérieux  les  devoirs 
de  sa  caste  au  moment  où  chacun  ne  songe  qu'à  soi.  Seul  contre 
tout  un  monde,  que  pourra  faire  ce  don  Quichotte  sublime?  Son 
exaltation ,  inspirée  par  l'honneur,  mettra  son  honneur  en  péril  ;  il 
deviendra  le  chef  de  ces  paysans  qui  ont  souillé  de  sang  une  cause 
juste  ;  k  loyal  chevalier  passera  pour  un  rebelle,  il  sera  calomnié, 
condanmé,  flétri.  \oilà  le  tragique  intérêt  de  cette  peinture.  Goethe 
a  développé  ce  grand  sujet  dans  une  série  de  scènes  et  d'épisodes 
que  d'éminents  critiques  voudraient  voir  liés  d'une  façon  plus  étroite. 
Est-ce  une  faute?  ne  serait-ce  pas  plutôt  un  artifice  du  poëte?  Sans 
absoudre  entièrement  la  composition  du  drame,  on  ne  peut  nier  qu'au 
sein  de  cette  confiusion  la  figure  du  héros  n*apparaisse  plus  grande. 
C'est  cette  figure  qui  forme  l'unité  du  tableau  ;  on  la  voit  s'élever  de 


84  GOETHE  ET  SCHILLER. 

scène  en  scène,  et  lorsque  Gœt2,  expirant  entre  sa  pieuse  Elisabeth 
et  son  vaillant  frère  d'armes,  s'écrie  d'une  voix  éteinte  :  <&  Reçois 
mon  âme,  pauvre  femme!  Je  te  laisse  dans  un  monde  corrompu; 
Lerse,  ne  l'abaiidonne  pas.  Fermez  vos  cœurs  avec  plus  de  soin  cpxe 
vos  portes;  le  temps  de  la  perfidie  approche.».  Ils  régneront  par  la 
ruse,  les  misérables!  le  noble  cœur  sera  pris  dans  leurs  filets...  d 
le  lecteur  ému  répond  avec  les  amis  qui  ferment  les  yeux  du  vieux 
soldat  :  «c  Malheur  au  siècle  qui  t'a  repoussé  !  malheur  à  la  postérité 
qui  te  méconnaîtra  !  » 

Lorsque  Gœthe  mettait  si  vivement  en  action  l'histoire  de  son  che-n 
valier  à  la  main  de  fer  *,  il  y  cherchait  une  distraction  à  des  douleurs 
poignantes.  Une  année  auparavant,  au  printemps  de  1772,  il  était 
allé  à  Wetzlar  achever  ses  études  de  droit.  Wetzlar,  où  siégeait  la 
chambre  impériale,  était  le  rendez-vous  naturel  des  jeunes  juriscon- 
sultes qui  voulaient  étudier  dans  la  pratique  la  vieille  constitution  de 
Fempire  d'Allemagne.  Parmi  les  compagnons  que  Gœthe  y  avait 
rencontrés,  le  secrétaire  de  la  légation  hanovrienne,  Jean  Christian 
Kestner,  son  aîné  de  sept  ou  huit  ans,  était  devenu  un  de  ses  plus 
intimes  amis.  Kestner  devait  épouser  une  jeune  fille  de  Wetzlar, 
Charlotte  de  Bufi*,  dont  le  père,  bailli  de  l'Ordre  allemand,  avait  rang 
parmi  les  notables  de  la  cité.  Gœthe  la  vit  et  l'aima.  11  ignorait  alors 
que  Charlotte  était  fiancée  à  Kestner.  A  vrai  dire,  il  n'y  avait  pas 
encore  de  fiançailles  ;  c'était  tout  simplement  un  lien  secret,  une  de 
ces  conventions  tacites  comme  les  autorisent  les  mœurs  allemandes, 
et  qui  équivalent  à  une  promesse  officielle.  Le  jour  où  Gœthe  apprit 
la  liaison  de  Kestner  et  de  Charlotte  de  Bufi",  son  cœur  déjà  ne  s'ap- 
partenait plus.  Cette  belle  jeune  fille,  avec  sa  grâce,  sa  sérénité  vir- 
ginale ,  surveillant  et  dirigeant  ses  petites  sœurs  comme  une  jeune 
mère,  était  trop  sûre  d'elle-même  pour  ne  pas  s'abandonner  sans 
crainte  aux  charmes  d'une  telle  amitié.  «  Elle  aimait  la  société;  bien- 
tôt Gœthe  jie  put  vivre  loin  d'elle,  car  elle  ,lui  embellissait  la  vie  de 
tous  les  jours  ;  les  soins  d'un  ménage  considérable  l'appelaient  soit 
dans  les  champs,  soit  dans  le  pré,  dans  le  verger  ou  dans  le  jardin; 
ils  devinrent  bientôt  en  tous  lieux  deux  compagnons  inséparables. 

1.  Le  titre  primitif,  dans  rintention  de  Gœthe,  était  celui-ci:  HistotVi? 
dramatique  de  Gottflried  de  Berlichingen  à  la  main  de  fer,  La  première  édition, 
publiée  sans  nom  d'auteur  au  printemps  de  Tannée  1773 ,  est  intitulée  : 
Gœtz  de  Berlichingen  à  la  main  de  fer,  drame. 


GOETHE  ET  SCHJLLER.  '  8B 

Le  fiancé  était  de  la  partie  quand  ses  affaires  le  lui  permettaient  ;  ils 
s'étaient  tous  trois  habitués  les  uiis  aux  autres,  sans  le  vouloir,  et  lis 
en  étaient  venus,  sans  savoir  comment,  à  ne  pouvoir  pas  vivre  sépa- 
rés. C'est  ainsi  qu'ils  passèrent  un  été  splendide  au  sein  d'une  idylle 
vraiment  allemande,  à  laquelle  une  terre  fertile  fournissait  la  prose, 
et  une  tendresse  pure,  la  poésie  *.»  C'est  Goethe  lui-même  qui  parle 
ainsi;  citons  les  paroles  d'un  écrivain,  bien  digne  de  compléter  ce 
tableau  :  a  Pendant  toute  cette  belle  saison  de  1772,  dit  M.  Sainte- 
Beuve,  Goethe,  accueilli  par  Kestner,  adopté  par  Charlotte  et  par 
toute  la  famille,  mena  une  vie  d'exaltation,  de  tendresse,  d'intelli- 
gence passionnée  par  le  sentiment,  d'amour  naissant  et  confus,  d'ami- 
tié encore  inviolable,  une  vie  d'idylle  et  de  paradis  terrestre  impossible 
à  prolonger  sans  péril,  mais  délicieuse  une  fois  à  saisir.  11  eut,  en  un 
mot,  une  saison  morale  toute  poétique  et  divine^  quatre  mois  célestes 
et  fugitifs  qui  suffisent  à  illuminer, tout  un  passé...  L'orage  toutefois 
était  imminent  et  s'amassait  en  lui,  un  orage  qui  n'éclata  point; 
ridylle  resta  pure.  Gœthe,  sage  et  fort  jusque  dans  ses  oublis,  s'éloi- 
gna à  temps.  Il  avait  fait  la  connaissance  de  Charlotte  le  9  juin  1772, 
et  il  partit  brusquement  de  Wetzlar  le  11  septembre^.  »  Son  drame 
de  GœtZj  je  l'ai  dit,  fut  une  diversion  puissante  à  sa  douleur;  pour> 
étouffer  complètement  sa  souffrance,  il  employa  le  procédé  dont  il 
nous  a  déjà  parlé  lui-même  à  l'occasion  de  ses  aventures  de  Leipzig  : 
il  se  délivra  de  ses  souvenirs,  il  en  effaça  du  moins  ce  qu'ils  avaient 
de  cruel  et  d'amer,  en  les  transportant  dans  le  pur  domaine  de  l'idéal. 
<K  La  vie  est  triste,  l'art  est  serein;  »  ce^t  l'art  qui  rendit  la  sérénité 
à  l'amant  de  Charlotte  Buff.  Un  des  collègues  de  Kestner,  Charles 
Wilhelm  Jérusalem,  secrétaire  de  la  légation  de  Brunsi^vick  à 
Wetzlar,  s'était  trouvé  en  même  temps  que  Gœthe  dans  une  situation 
analogue  ;  amoureux  de  la  femme  d'un  de  ses  amis ,  il  tomba 
dans  le  désespoir  et  se  brûla  la  cervelle.  Il  n'y  avait  pas  deux  mois 
que  Gœthe  avait  quitté  Wetzlar  quand  il  apprit  le  suicide  de  Jéru- 
salem. Cette  mort,  qui  mit  en  émoi  toute  la  jeunesse  allemande, 
devait  le  frapper  d'une  façon  particulière  ;  aiguillonné  de  nouveau 
par  le  mariage  de  Kestner  et  de  Charlotte,  qui  eut  lieu  vers  l'épo- 
que ou  il  venait  d'achever  Gœtz  de  Berlichingen^  il  se  mit  décidé- 
ment à  l'œuvre,  et  combinant  sa  propre  histoire  avec  celle  du 

1.  Wahrheitund  Dichtung,  Zwolftes  Buch. 

2.  Sainte-Benve,  Causeries  du  lundi,  t.  XI,  p.  244-5. 


86  GCETflE  ET  SCHILLER. 

malheureujL  Jérusalem,  il  écrivit  les  Sot^frances  du  jeune  Wertfmr. 

Le  succès  fut  immense.  La  publication  de  Werther  (i774]  est  une 
des  grandes  dates  de  la  littérature  européenne  au  dix-huiti^e  siècle. 
L'ardente  génération  suscitée  par  Lessing  et  H» der  se  produisait  de 
tous  côtés,  impatiente  du  repos,  tourmentée  de  vagues  désirs  et  filt- 
rant de  toutes  les  forces  de  son  être  à  une  eustence  nouvelle;  Wer- 
ther répondait  admirablement  à  cette  situation  des  «aprits.  M.  Sainte» 
Beuve  a  fait  preuve  d'une  rare  sagacité  lorsqu'il  caractérise  ainsi  la 
première  partie  du  roman  :  ce  Ce  n*est  pas  le  désespoir,  c^est  plutôt 
rivresse  bouillonnante  et  la  joie  qui  jMrésident  à  la  conœption  <le 
Werther;  c'est  le  génie  de  la  force  et  de  la  jeunesse,  l'aspintiioa, 
douloureuse  sans  doute,  mais  ardente  avant  tout  et  conquérante,  yeses, 
l'inconnu  et  vers  l'infini. ..  »  N'oublions  pas,  en  effet,  que  Goethe  était 
déjà  guéri,  ou  peu  s'en  faut  (nous  le  savons  par  ses  letfares),  ^piand  il 
prit  la  plume  pour  écrire  Werther»  A  demi  débarrassé  de  son  mal, 
il  put  faire  une  peinture  générale  au  lieu  d'une  confidence  person- 
nelle, il  put  se  peindre  dans  la  plénitude  de  sa  force  et  lis  désespoir 
de  l'inaction,  dé  manière  à  représenter  dans  ce  tableau  l'état  même 
de  son  pays  et,  j'ajouterai,  d'une  grande  partie  de  l'Europe.  En  décri- 
vant les  souffrances  du  jeune  Werther,  Goethe  a  peint  i'Âllenugae 
intellectuelle  et  morale  à  la  veille  des  révolutions  qui  allaient  régé- 
nérer l'Europe,  et  la  peinture  est  si  vraie,  si  vivante,  dit  le  sév^ 
historien  Gervinus,  que,  malgré  les  transformations  du  modèle,  on 
ne  le  lira  jamais  sans  être  ému. 

Cette  émotion  a-t-*elle  tmjours  été  salutaire?  Ne  répétons  pas  ici 
d'insipides  lieux  communs  ;  un  poète  ne  peut  être  responsable  des 
sottises  de  ses  imitateurs,  et  Gœthe  lui-même,  on  ne  doit  pas  l'on- 
Uier,  a  raillé  plus  vivement  et  plus  spirituellement  que  personne  le 
faux  désespoir  des  faux  Werther.  «  Pourquoi,  dit-il  en  ses  Mémoires, 
pourquoi  exige-t-on  qu'une  œuvre  de  poésie  ait  un  but  didactique? 
La  véritable  peinture  n'en  a  pas;  elle  n'approuve  ni  ne  blâme;  elle 
déroule  dans  leur  enchaînement  les  sentiments  et  les  actions,  «t  par 
là  elle  éclaire  et  instruit  n  II  est  certain  cependant  que  le  bruit  <le 
son  roman  ne  fut  pas  sans  influence  sur  les  transformations  ultérieures 
de  sa  pensée;  en  voyant  la  jeunesse  de  son  temps  faire  éclater  ce  ses 
prétentions  exagérées,  ses  passions  inassouvies,  et  ses  souffrances  ima- 
ginaires \))  il  réagit  peu  à  peu  contre  ces  maladies  de  son  temps  et 

1.  Gœthe,  Wahrheit  und  Dichtung,  Dreixehntes  Buch. 


j 


GŒTBE  ET  SCHILLER.  87 

rechercha  toujours  dayairtage,  ikns  sa  vie  comme  dans  ses  oeuTres,  la 
ssBté  de  l'âme,  la  tigueur  de  Tesprit,  une  pleine  «t  harmonieuse  pos* 
SMSÎon  de  eoi-mème.  L'agitation,  en  effet,  fut  extraordinaire;  Texplo- 
sioiide  la  mine,  c'est  Goethe  qui  parle,  avait  été  formidable,  et  l'incen- 
die gagnait  de  proche  en  proche.  Ardemment  discuté  en  Allemagne, 
accueilli  par  les  uns  avec  une  admiration  mêlée  de  reproches  amers, 
ptr  les  autres  avec  des  transports  d^enthousîasme,  il  est  bientôt  traduit 
m  fiançais  (1776-1777),  en  anglais  (1779),  en  italien  (1781  -1782),  en 
soédois  (1789),  en  russe  (1788),  ^  en  espagnol  (1864).  On  en  pnUie 
dhes  oiimmentaires  et  des  imitations.  Le  théâtre,  enf  rance,  en  Alle- 
magne, s'empare  de  cette  douloureuse  histoire.  Werther  a  décidément 
le  privilège  de  passionner  la  société  européenne.  Les  déclamations  de 
Julie,  les  malheurs  de  Clarisse  sont  oubliés  ;  le  candide  bourgeois  au 
frac  bleu  et  à  la  culotte  jaune  vient  de  proposer  aux  esprits  des  ques- 
tions bien  autrement  émouvantes.  Qu'on  le  plaigne  ou  qu'on  le  mau* 
disse,  il  est  impossible  de  ne  pas  s'intéresser  à  son  sort.  Pendant  son 
Toyage  d'Italie,  Goethe  est  comme  obsédé  par  le  souvenir  de  son 
héros;  à  Rome  même,  ce  sont  ses  expressions,  il  ne  <t  peut  échapper 
à  ses  mânes  irrités.  »  Il  y  a  des  hommes  (Gcethe  «n  fit  l'épreuve  à 
Plderme)  qui  ne  savent  pas  encore  le  nom  du  poëte  et  qui  connaissent 
les  aventures  de  Tamant  de  Charlotte.  Lorsque  le  général  Bonaparte 
aborde  en  Egypte,  il  a  dans  sa  biMiothèque  de  campagne  une  traduc- 
tion française  de  Werther;  il  lit  ces  pages  ardentes  au  pied  des  pyrsb- 
mides,  il  les  lit  avec  les  yeux  d'un  homme  né  pour  conduire  les 
hommes,  et  plus  tard,  à  Erfnrt,  quand  il  s'entretient  avec  le  poëte,  il 
discute  la  conduite  de  son  héros,  a  commv  un  juge,dit  Gœthe,  examine 
la  vie  d'un  accusé.  »  Un  des  plus  singuliers  incidents,  au  milieu  de 
cette  agitation  des  esprits,  c'est  l'enthousiasme  de  ceux  qui  demandent 
avec  instance  à  l'auteur  une  nouvelle  œuvre  du  même  genre.  c<  Plaise 
à  Dieu,  écrit  Gœthe  à  Ëckermann,  et  cette  réponse  est  à  la  fois  Tex- 
cuse  et  la  critique  de  son  livre;  plaise  à  Dieu  que  je  ne  me  retrouve 
jamais  dans  une  situation  d'esprit  où  j'aie  besoin  de  composer  une 
pareille  œuvre!  » 

Non,  les  enthousiastes  avaient  tort;  on  Réécrit  pas  deux  fois  un 
ranan  comme  Werther. 'Gœlht  avait  pris  goût  cependant  à  ces  étu- 
des passionnées  du  cœur,  à  cette  subtile  et  ardente  casuistique.  Deux 
drames,  composés  quelques  mois  après  Werther^  Clavijo  (1774)  et 
Stella  (1775),  appartiennent  au  même  ordre  d'idées.  Un  jour  qu'il 
«mt  lu  dans  les  Mémoires  de  Beaumarchais  l'épiaMle  de  Clavijo  et 


88  GOETHE  ET  SCHILLER. 

de  Marie,  son  idylle  de  Seseaheim,  interrompue  d'une  façon  si  brus- 
que, se  représenta  plus  vivement  à  son  imagination.  Cette  Frédérique 
si  gracieusement  belle,  cette  douce  messagère  de  poésie,  il  Tavait 
aimée,  il  lui  avait  laissé  croire  qu'il  unirait  sa  vie*à  la  sienne,  puis  il 
avait  rompu  avec  elle  comme  Clavijo  avec  Marie  de  Beaumarchais. 
Tourmenté  par  ce  souvenir,  il  essaya  de  se  délivrer  de  son  remords 
au  moyen  d'une  confession  poétiquement  idéalisée.  Sans  être  une 
confession  aussi  directe,  Stella  se  rattache  aussi  à  un  épisode  de  son 
voyage  en  Alsace.  Gœthe  avait  été  aimé  de  deux  sœurs,  et  les  scène» 
douloureuses  de  cette  histoire  avaient  laissé  dans  son  âme  une  impres-* 
sion  pénible;  le  Fernando  du  drame  de  Stella^  partagé  entre  les  deux 
sœurs  qui  Taiment  et  coupable  envers  toutes  les  deux,  rappelle,  en 
les  exagérant,  quelques  traits  de  la  réalité.  Soit  que  l'amant  de  Stella 
et  de  Cécile  s'accommode  de  la  situation  et  continue  de  vivre  avec  les 
deux  femmes  (c'était  le  premier  dénoûment  de  cette  triste  intrigue)^ 
soit  que,  dans  un  dénoûment  postérieur,  il  se  donne  la  mort  pour 
échapper  à  son  supplice,  on  voit  quelle  était  encore  l'agitation  inquiète 
de  Gœthe  et  le  désordre  de  ses  idées.  Bigamie  ou  suicide,  il  n'y  avait 
pas  d'autre  conclusion  pour  son  œuvre. 

Heureusement  les  pièces  lyriques  composées  par  lui  pendant  cette 
période  nous  le  montrent  avec  toute  sa  grâce  et  toute  sa  vigueur 
sereine.  Ce  Werther,  qui  lisait  l'Odyssée  avec  tant  d'enthousiasme  et 
qui  y  retrouvait,  au  lieu  d'un  poème  classique,  la  naïveté  de  l'ima- 
gination primitive,  a  senti  quelque  chose  d'homérique  dans  la  vieille 
poésie  du  peuple  allemand.  C'est  au  moment  où  il  lisait  Homère,  où 
il  en  traduisait  maintes  pagdl^  où  il  en  détachait  des  fleurs  d'or  pour 
les  semer  dans  ses  lettres  familières  ' ,  c'est  à  ce  moment-là  même 
qu'il  écrit  tant  de  lieds  merveilleux  et  qu'il  s'approprie  les  accents 
joyeux  ou  plaintifs  ^e  la  poésie  d'instinct,  La  franchise  du  sentiment 

1 .  Il  faut  86  rappeler^  entre  bien  d*autre8,  la  lettre  qu'il  adresse  à  Kcstner 
au  mois  de  février  1773  :t  Ma  sœur  tous  salue,  mes  demoiselles  vous 
saluent,  mes  dieux  vous  saluent,  nommément  le  beau  Paris  à  ma  droite  et 
la  Vénus  d'or  de  l'autre  côté,  et  Mercure  le  Messager  qui  se  réjouit  des  cour- 
riers rapides,  et  qui  attacha  hier  à  mes  pieds  ses  belles  et  divines  semelles 
d'or,  qui  le  portent  avec  le  souffle  du  vent  à  travers  la  mer  stérile  et  la 
terre  sans  limites.  »  V.  GtBthe  et  Werther,  lettres  inédites  de  Gœthe,  traduites 
par  L.  Poley.  Paris,  1855,  p.  113.  *>  Gœthe,  comme  Klopstock,  était  un  pati- 
neur hardi  et  passionné.  Ces  semelles  d'or,  que  Mercure  attache  à  ses  pieds, 
c'étaient  les  patins  rapides  avec  lesquels  il  volait  sur  le  lit  glacé  du  Mein  dans 
les  matinées  a'hiver.  U  pensait  à  ces  vers  de  VOdyssée  :  «  Elle  dit  et  attache  à. 


GCETHE  ET  SCHILLER.  89 

n'est  égalée  ici  que  par  la  simplicité  de  la  forme.  C'est  Tâme  qui 
chante,  une  âme  qui  a  vécu  et  souffert,  mais  chez  qui  toutes  les  dou- 
leurs sont  apaisées.  Point  de  cris,  point  de  déclamations,  une  musique 
pénétrante  et  suave.  Quelquefois,  en  deux  ou  trois  strophes,  le  poète 
dessine  des  tableaux  de  la  nature  qui  font  penser  tour  à  tour  à  Albert 
Cuyp  et  à  Claude  Lorrain.  Qu'on  lise  le  Calme  de  la  mer^  V/nno- 
cence,  le  Sentiment  ^automne,  Sur  le  lac,  le  lied  nocturne  du 
voyageur;  qu'on  lise  ces  ballades  où  la  naïveté  de  la  légende  est  asso- 
ciée à  la  perfection  de  Tart,  le  Roi  de  Thulé,  le  Chant  du  comte  prir 
sonnier;  et  si  Ton  peut' sentir  toutes  les  délicatesses  du  texte  original, 
on  comprendra  l'espèce  de  révolution  que  Gœthe  a  faite  dans  la  poésie 
lyrique.  Et  pendant  qu'il  écrivait  tous  ces  petits  chefs-d'œuvre,  il 
méditait  de  grands  poèmes  où  des  pensées  philosophiques  et  reli- 
gieuses devaient  se  produire  sous  la  forme  de  l'épopée  ou  du  drame. 
Mahomet,  Prométhée,  le  Juif  errant,  attiraient  son  imagination;  il 
voulait  y  représenter,  dans  une  série  de  symboles,  les  destinées  du 
génie  et  la  mission  du  genre  humain.  Les  fragments  qu'il  a  laissés 
de  ces  œuvres  appartiennent  à  ces  quatre  années  éclatantes  (1772- 
1776)  qui,  en  consacrant  déjà  sa  gloire  juvénile,  préparent  et  annon- 
cent tous  ses  triomphes  à  venir. 

Une  période  toute  différente  va  commencer.  Le  jeune  duc  de 
Saxe-Weimar,  Charles-Auguste,  qui  avait  perdu  son  père  dans  sa 
première  enfance,  venait  d'atteindre  sa  majorité,  le  3  septembre  i77S. 
Sa  mère,  la  propre  nièce  de  Frédéric  le  Grand,  avait  un  goût  très-vif 
pour  les  choses  de  l'esprit  ;  nourri  des  sentiments  les  plus  nobles  et 
passionné  pour  la  gloire,  le  jeune  prinee  était  impatient  de  déployer 
ses  facultés  ardentes,  a  Je  n'ai  pas  encore  vu,  disait  Frédéric,  un  jeune 
homme  de  cet  âge  donner  de  si  belles  espérances.  »  Mais  que  faire, 
dans  le  calme  apathique  de  l'Allemagne,  à  la  télé  d'un  État  qui  ne 
pouvait  prendre  aucune  initiative?  Il  restait  à  Charles-Auguste  le 
domaine  de  l'esprit  et  des  arts;  il  s'y  précipita,  on  peut  le  dire,  avec 
les  passions  sensuelles  de  la  jeunesse.  Cette  cour  de  Weimar,  qui 

ses  pîeds  ces  belles  et  divines  semelles  d*or  qui  la  portent,  au  souffle  du 
vent,  sur  la  mer  et  la  terre  immense.  » 

h^  tiicovç*  hnù  ircaotv  t'TriaaTO  xvXi  wi^a 

(Odthii,  I,  96-8.} 


90  GlCTHE  ET  SGHlLLEft. 

devint  plus  tard  le  sanctuaire  des  Muses  décentes  i^ratiœ  (hfmtes), 
commença  tout  d'abonl  par  de  poétiques  bacchanales.  Peu  de  temfps 
après  son  mariage  avec  la  duche^e  Louise  de  Hesse-Damfêtadt, 
Charles^ Auguste  avait  rencontré  Gœthe  à  Francfort,  et,  déduit  ausâ*- 
tôt  par  ce  g^ie  ardent  que  venait  de  consacrer  le  triomphe  de  Owtz 
et  de  Werther^  il  s*était  empressé  de  l'attacher  à  sa  personne.  L'au*- 
teur  de  Werther  avait  vingt-sept  ans  lorsqu'il  s'établit  k  Weimar;  le 
prince  en  avait  dix-huit.  Précédé  d'une  réputation  immense,  jeune, 
passionné,  aussi  beau  (tous  ses  contemporains  l'ont  dit),  aussi  beau 
que  les  jeunes  dieux  de  la  Grèce,  Goethe  entra  comme  une  apparition 
idéale  au  milieu  de  cette  cour  de  Weimar,  séduite  et  fascinée.  Ce  fut, 
on  peut  le  dire,  un  éblouissement.  Geut--là  même  que  Gœthe  allait 
détrôner  l'accueillaient  avec  acclamation.  Le  pdête  Wieland,  qui 
avait  été  chargé,  en  1772,  d'achever  l'éducation  littéraire  du  jeune 
duc  ;  oui,  Wieland,  déjà  renié  ei  amèrement  par  la  génération  nou- 
velle, Wieland  pousse  des  cris  d'enthousiasme.  «  0  frère  très-chéri  1 
écri^il  à  Jacobi  le  10  novembre  1776,  que  te  dirai^je  de  Gcethe?  Dès  te 
premier  instant  où  je  l'ai  vu,  comme  il  m'a  été  au  cœur!...  Mon  âme 
est  pleine  *de  G<Bthe,  .comme  la  goutte  de  rosée  est  pleine  des  rayons 
du  soleil  qui  se  lève...  Cet  homme  divin  restera,  je  l'espère,  avec 
nous  plus  longtemps  qu'il  ne  l'avait  projeté  d'abord,  et  s'il  est  pos- 
sible de  faire  ici  quelque  chose  de  bon,  nous  le  devrom  à  sa  pré- 
sence. »  Deux  mois  après  il  écrivait  à  Zimmermann  :  «  le  viens  de 
passer  neuf  semaines  avec  Gœthe.  Nos  âmes  se  sont  unies  naturelle- 
ment, insensiblement,  sans  le  moindre ^fiTort;  je  vis  tout  en  lui.  C'est 
Men,  sous  tous  les  rapports  et  de  tous  les  côtés,  la  plus  grande,  la 
meilleure^  la  plus  splendide  nature  d'homme  cpie  Dieu  ait  créée'. 
Puissé-je  le  dire  au  monde  entier!  Puisse  le  monde  entier  connaître, 
pénétrer,  aimer,  comme  je  le  fais,  le  plus  ahnable  des  hommes!  i> 
£t  pour  que  le  monde  entier  le  connaisse  en  effet,  il  multiplie  ses 
lettres.  Écoutez  ces  belles  paroles  adressées  à  Merck  :  a  Connaisses-* 
vous  un  exemple  d'un  tel  fait  :  un  poète  aimant  un  autre  poëte  d'une 
affection  si  enthousiaste?  Il  n'y  a  plus  de  vie  possible  pour  moi  sans 
ce  merveilleux  enfant,  que  j'aime  comme  un  fils  unique^;  et  comm^ 
il  convient  à  un  vrai  père,  j'éprouve  une  joie  intime  à  voir  qu'il  est 

1.  n  Er  ist  in  jedern  Betracht  und  von  allen  Seiten  da$  groesste,  beste,  herr^ 
lichste  menschliche  Wesen  dos  Qott  gèschaffen  hat...  »  Wieland. 

2.  «  Fur  mich  ist  kein  Le6en  mehr  ohne  diesen  wunderbaren  Knaben...  »  Vl^ie- 
land  an  Merck. 


GOETflE  ET  SCHILL£R.  91 

si  bean,  qu'il  graolit  si  biea,  qu'il  me  déipasse  de  la  (été,  qu'il  esi 
d4}i  ce  que  je  n'ai  pu  devenir.  »  Quelques  mois  après^  dans  une  piàce 
de  vers  adressée,  sous  le  nom  de  Psyché,  à  madame  de  Bechtoldsheim, 
il  complétait  aiosi  ce  périrait  :  c(  Soudain  un  enchanteur  a  paru  au 
milieu  de  nous  !  Mais  ne  crois  pas  qu'il  Boît  venu  avec  un  visage 
funeste,  à  cheval  sur  un  dragon.  £'était  un  beau  nécromant  avec  des 
yeux  noirs,  des  yeux  qui  &scinent,  et  des  regards  divins  aussi  puis-* 
saats  pour  donner  la  mort  que  pour  ravir  les  âmes..«  Jamais^  dans  le 
monde  de  Dieu^  un  tel  fils  de  l'homme  ne  s'est  levé,  «unissant  en  lui 
ioute  la  bonté  et  toute  la  puissance  de  rhumaaité.  »  A  côié  de  ces 
lignes  qui  ne  font  pas  moins  d'honneur  à  Wieland  qu'à  Oeottie  lui- 
B2ême,  on  pourrait  rassembler  encore  bien  d'autres  ténmignages. 
Les  mots  de  dieu,  déjeune  dieu,  de  jeune  Olympien^  «^viennent  aans 
cesse  dans  tous  ces  récits,  comme  ils  seront  -continuellement  sur  les 
lèvres  de  la  mère  du  poëte  et  sous  la  plume  de  Bettina,  knrsque  Bet^ 
lina  ira  recueillir  à  Francfort  les  souvenirs  de  jeunesse  du  grand 
poëte.  €(  Il  s'est  levé  parmi  nous  comme  une  étoile,  »  dit  Knebel. — 
c  Je  l'ai  vu,  écrira  bien  des  années  plus  tard  l'illustre  médecin  Hnfe*- 
land,  je  l'ai  vu  paraître  à  Weimar  dans  toute  la  force  et  la  fleur  de  ia 
jeunesse  et  des  premiers  temps  de  la  virilité.  Jamais  je  n'oublierai 
Tioipression  qu'il  produisait,  lorsque,  revêtu  du  costume  grec,  il 
jouait  le  rôle  d*Oreste  dans  son  Iphiffénie;  on  croyait  voir  un  Apollon. 
Non,  jamais  il  n'y  a  eu,  comme  che2  le  Goethe  de  ce  temps-là,  une 
teUe  réunion  de  la  parfaite  beauté  physique  et  de  la  parfaite  beauté 
intellectuelle.  » 

Qu'on  se  le  représente,  ce  jeune  dieu,  au  milieu  d'une  cour  eni- 
vrée.  S'il  reste  Gdèle  à  son  génie,  au  milieu  de  ces  tentations  péril- 
leuses, c'est  alors  qu'il  justifiera  les  paroles  enthousiastes  que  je  viens 
de  citer.  Une  étroite  amitié  unit  bientôt  le  poëte  et  le  souverain, 
Wol%ang  et  Charles-Auguste.  On  eût  dit  tour  à  tour  deux  amis 
«omme  Misus  et  Enryale,  ou  deux  compagnons  intrépides  comme  les 
pei^sonnages  des  anciens  poëmes  germains.  Ils  se  tutoyaient  et  ne 
pouvaient  vivre  l'un  sans  l'autre.  Tantôt  chassant,  patinant,  lançant 
leurs  traîneaux  sur  la  neige,  galopant  bride  abattue  à.  travers  les 
forêts,  tantôt  préparant  les  bals,  les  mascarades^  combinant  des  inter- 
mèdes comme  ceux  des  pièces  de  Molière,  faisant  servir  la  poésie  aux 
amusements  d'un  monde  frivole,  et  la  réduisant  parfois  à  égayer  l'or- 
gie, ils  jetaient  aux  vents  leur  falle  jeunesse.  Un  jour,  le  patriainbe 
de  la  poésie  germanique,  le  vénérable  Klopstock,  dans  sa  retraite  de 


92  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Hambourg,  entendit  parler  des  plaisirs  effrénés  de  la  œur  de  Weimar. 
On  racontait  des  choses  étranges;  il  était  grand  bruit  de  débauches, 
d'impiétés  joyeuses,  de  scandales  de  toute  sorte.  Le  chaste  poète 
s*émut.  Quoi  !  Tauteur  de  Goetz ,  celui  qui  a^ait  si  bien  chanté  la 
vieille  Allemagne,  ce  génie  si  bien  doué  sur  lequel  rAllemagne  nou* 
Telle  avait  les  yeux,  ne  craignait  pas  de  compromettre  ainsi  sa  dignité! 
Ne  savait-il  donc  pas  que  la  poésie  est  un  sacerdoce  ?  11  lui  écrit  une 
lettre  d'avertissements  et  de  reproches.  La  lettre,  il  faut  Tavouer, 
était  pédantesque  et  peut-être  un  peu  blessante  dans  la  forme,  mais 
(joethe  aurait  dû  sentir  l'inspiration  paternelle  qui  l'avait  dictée.  Il 
était  entraîné  alors  dans  le  tourbillon  des  plaisirs  ;  il  avait  fondé  un 
théâtre  d'amateurs  (c'est  le  titre  même  qu'il  porta  plusieurs  années), 
et  les  plus  grandes  dames  de  la  cour  se  disputaient  l'honneur  d'y 
jouer  avec  lui  les  premiers  rôles.  Cette  mercuriale  chagrine  impa- 
tienta le  fier  jeune  homme;  au  moment  où  tout  un  monde  aristocra- 
tique  saluait  en  lui  un  dieu  de  l'Olympe,  d'où  sortait  cette  voix 
morose  et  de  quel  droit  parlait-elle  si  haut?  Il  répondit  avec  une 
froide  et  hautaine  impertinence,  à  peu  près  comme  le  don  Juan  de 
Molière  répond  à  son  père  don  Louis,  ou  plutôt  comme  un  Lauzun  à 
peine  éknancipé  eût  r^ndu  à  un  mentor  importun;  il  oubliait  qu'il 
était  (joethe  et  que  ce  mentor  s'appelait  KIopstock.  Patience!  un  jour 
viendra,  et  ce  jour  n'est  pas  loin,  où  il  regrettera  ces  joies  turbulentes 
et  ces  paroles  coupables.  Il  aimera  la  solitude,  il  recherchera  les 
occasions  de  quitter  la  cour;  soit  qu'il  reste  à  Weimar  dans  la  jolie 
maison  que  le  duc  lui  a  donnée,  soit  qu'il  parcoure  le  duché  sous 
prétexte  d'aifaires  et  se  cache  des  semaines  entières  dans  quelque  vil- 
lage isolé,  il  rentrera  peu  à  peu  en  lui-même;  ces  avertissements  de 
KIopstock,  tepoussés  d'abord  avec  tant  d'amertume,  ne  lui  auront 
pas  été  inutiles.  Revenu  ensuite  à  la  cour  après  ces  heures  de  médi- 
tation et  de  retraite,  il  y  rapportera  la  poésie,  la  gaieté,  mais  une 
poésie  qui  ne  se  dégradera  plus,  une  gaieté  humoristique  et  charmante 
que  l'art  ne  désavouera  jamais.  Son  ami,  son  jeune  mattre,  le  duc 
Charles-Auguste,  subbra  aussi  l'influence  de  ces  pensées  plus  sereipes; 
la  cour  se  transformera  comme  le  poète,  une  savante  et  délicate  élé- 
gance remplacera  bientôt  les  plaisirs  désordonnés.  C'est  vers  cette 
époque,  eiT  1782,  que  Gœthe  écrivait  à  Jacobi  :  <c  Laisse-moi  me  ser- 
vir d'une  comparaison.  Quand  tu  vois  sur  un  fourneau  de  forge  une 
masse  de  fer  incandescent^  tu  ne  penses  pas  à  toutes  les  scories  qui  y 
sont  cachées,  tu  ne  soupçonnes  pas  cet  alliage  impur  qui  va  se  déga- 


GCETHE  ET  SCHILLER.  93 

g&r  sous  les  coups  du  grand  marteau.  Alors  seulement  les  immon- 
dices, que  le  feu  lui-même  n*a  pu  séparer  du  métal,  se  dégagent, 
elles  s*écoulent  en  gouttes  brûlantes ,  elles  s*enTolent  en  étincelles,  et 
Tairain  sans  mélange  demeure  dans  les  tenailles  du  forgeron.  U 
semble  qu'il  ait  fallu  un  marteau  de  cette  force-là  pour  délivrer  ma 
nature  de  toutes  ses  scories  et  purifier  mon  cœur.  Et  combien,  corn* 
biai  d'immondices  s*y  cachent  encore  !  »  Confession  naïve  et  tou- 
chante chez  un  tel  esprit  ;  celte  vie  de  cour,  cette  vie  de  plaisirs,  que 
bien  des  envieux  lui  reprochaient,  ce  n'était  plus  pour  lui  désormais 
que  le  grand  marteau  de  la  forge.  A  Strasbourg,  à  Wetzlar,  à  Franc- 
fort, son  cœur  avait  brûlé  comme  le  fer  dans  la  fournaise  ;  à  Weimar, 
au  sein  des  dissipations  voluptueuses,  le  grand  marteau  frappait,  et 
tandis  que  les  scories  jaillissaient  en  étincelles,  le  pur  métal  se  déga- 
geait d'heure  en  heure. 

U  est  difficile  de  résumer  en  une  page  un^  période  comme  celle-là, 
période  stérile  et  vide  en  apparence,  très-remplie  en  réalité,  mais 
dun  travail  secret.  Les  dix  années  du  premier  séjour  de  Gœthe  à 
Weimar  (1776-1786)  pourraient  fournir  le  sujet  dtine  étude  morale 
aussi  neuve,  aussi  intéressante,  mais  à  un  point  de  vue  opposé,  que 
les  souffrances  du  jeune  Werther.  Ces  milliers  d'étincelles  dont 
Gœthe  nous  parle  dans  sa  lettre  à  Jacobi,  c'étaient  ces  poésies  de 
cour,  ces  strophes,  ces  épigrammes,  ces  petites  comédies  légères 
comme  ie  Frère  et  la  sœur,  ces  petits  opéras^<x)miques  tels  que  Lila, 
Jéry  et  Bately,  œuvres  de  chambellan  poétique,  bien  peu  dignes  de 
l'auteur  de  Goetz  et  de  Werther.  Laissez  jaillir  ces  étincelles,  l'airain 
n'en  sera  que  plus  pur.  Lorsque  Gœthe,  inquiet,  mécontent  de  lui- 
même,  va  se  cacher  dans  quelque  village  ou  dans  les  montagnes  du 
flarz,  il  retrouve  sa  poésie  aussi  fraîche  qu'au  premier  jour,  aussi 
fraîche  et  plus  pure  ;  car  ce  regret  du  temps  perdu,  ces  aspirations 
vers  ridéal  enfui,  ce  désir  de  solitude  et  de  recueillement,  tous  les  sen- 
timeats  qu'ont  éveillés  en  lui  les  turbulentes  années  de  Weimar  lui 
lévèlent  peu  à  peu  le  secret  d'une  beauté  majestueuse  que  sa  jeu- 
nesse ne  soupçonnait  pas.  C'est  dans  une  auberge  de  village  qu'il 
écrit  le  Roi  des  Aulnes;  c'est  à  la  suite  d'une  de  ces  excursions  qu'il 
écrit  une  autre  belle  pièce  lyrique,  le  Voyage  duHarz;  des  romans, 
des  drames,  des  poèmes  ]se  dessinent  dans  son  imagination;  il  en 
trace  les  premières  ébauches  ;  mais  au  lieu  de  s'y  jeter  avec  fougue, 
au  lieu  de  les  enlever  vivement,  rapidement,  en  quelques  semaines, 
comme  il  a  fait  pour  Werther  et  pour  Gœtz,  il  les  médite  à  loisir, 


04  GCETHB  ET  SCHILLER. 

il  vise  à  une  forme  pure,  sereine,  à  une  sorte  de  perfection  idéale. 
Wilhehn  Meister,  Torquata  Tasso ,  Egmont ,  Iphigénie ,  Ftntst, 
Hermamt  et  Dorothée  occupent  tour  à  tour  sa  pensée.  Avec  quelle 
joie  il  va  de  Tune  à  Fautre ,  les  prenant  et  les  quittant  tour  à  tour  \ 
Cependant  toutes  ces  belles  images  n'existent  encore  qu'à  moitié;  œ 
sont  des  ombres,  des  fantômes  qui  demandent  à  vivre;  d'où  vient 
qu'il  ne  se  décide  pas  à  leur  donner  la  forme  suprême?  Est-ce  indif- 
férence ou  défiance  de  ses  forces?  Pendant  ce  temps-là,  de  jeunes 
poëtes  se  lèvent;  Heinse,  Klinger,  Schiller  reprennent  avec  fougue, 
et  au  point  où  l'a  lai^  l'auteur  de  Gœte,  le  mouvement  de  rassaut 
etderimtption,  Sturm  vnd  drang^  c'est  le  titre  même  d'un  drame 
de  EKnger.  Les  Brigands  de  Schiller  (1781),  d'un  bout  de  l'Alle- 
magne à  l'autre,  passionnent  toute  la  jeunesse;  Goethe,  naguère 
encore  l'orgueil  et  l'espérance  des  générations  nouvelles,  n'est  plus 
considéré  que  comme  qp  poète  de  cour;  on  croit  que  Weimar  a 
épuisé  son  génie.'  Encore  une  fois,  pourquoi  ne  se  hâte-t-il  pas  de 
donner  la  forme  et  la  vie  à  tant  d'inspirations,  à  tant  de  figures  à 
demi  ébauchées  qui  l'entourent  comme  une  famille  invisible?  H  ne 
se  rend  pas  compte  lui-même  du  motif  qui  Tairête;  il  jouit  en  silence 
de  ces  belles  formes  qu'il  médite ,  sans  trop  s'inquiéter  du  moment 
où  il  réalisera  ses  projets.  Un  jour  cependant,  en  1786,  occupé  à 
faire  une  édition  de  ses  œuvres ,  ayant  à  rassembler  autour  de  Gœtz 
et  de  Werther  toutes  ses  pièces  lyriques,  toutes  ses  petites  comédies, 
ses  intermèdes,  ses  opéras,  et  aussi  maints  fragments  en  prose, 
maintes  esquisses  de  poésie,  il  est  effrayé  de  voir  un  si  grand  nombre 
de  plans  qui  attendent  l'inspiration  de  l'artiste,  et  il  se  demande  le 
motif  de  son  retard.  Des  marbres  vaguement  dégrossis  encombrent 
son  atelier;  il  est  bien  temps  qu'il  prenne  le  ciseau  et  qu'il  tire  dé 
tous  ces  blocs  les  figures  sublimes  qu'il  entrevoit.  Mais  non ,  il  ne 
peut.  Pour^la  beauté  qu'il  a  conçue,  une  éducation  nouvelle  est  néces- 
saire. Cette  Allemagne  sans  forme,  sans  contours  arrêtés  ^  lui  four- 
nissait bien  des  inspirations  et  des  couleurs  quand  il  écrivait  les 
œuvres  ardentes  de  sa  jeunesse;  s'il  veut  réaliser  à  présent  les  types 
de  son  idéal,  il  faut  qu'il  aille  au  pays  de  la  lumière.  Voilà,  il  le 
sait  aujourd'hui,  le  secret  instinct  qui  l'empêchait  de  se  mettre  à 


1.  Expression  de  Gœthe  :  «  Aus  Italien  dèm  formreichen  war  ich  in  das 
gestaltïose  Deutsehland  z,urûchg€wiesen,.,n  Voyez  Fouvrage  intitulé  :  Morpho- 
iogie,  Geschickte  meines  botanischen  studium*$,  %•  chapitre. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  95 

rœuYre  ;  il  ne  se  amtait  pas  assez  fort  tant  qu'il  n'aTait  pas  vu  le  ciel 
de  Naples  et  les  horizons  de  la  campagne  romaine. 

L'Italie  !  l'Italie  !  il  en  rèTait  cfêjà,  tout  enfant,  quand  il  admirait 
les  paysages  napolitains  dans  la  collection,  de  son  père;  maintenant 
qu'il  sent  le  besoin  d'acheter  son  éducation  d'artiste ,  son  parti  est 
prâ*  Le  duc  sait  ses  {nrajets;  nudame  de  Stein,  la  sœur  de  sa  pen^ 
sée,  la  directrice  de  son  génie,  est  aussi  dans  la  confidence.  Nul 
autre  n'en  sera  informé.  U  faut  qu'il  parte  et  qu'il  parte  seul.  Pen-^ 
dant  l'été  de  i786,  le  duc  est  aux  eaux  de  Garisbad  ayec  une  partie 
de  sa  cour;  Gcethe  l'a  accompagné,  Herder  aussi ,  Herder  redevejm 
après  bien  des  refroidissements  l'un  des  amis  intimes  de  Goethe,  et 
qui  lui  liichaque  semaine  un  nouveau  chapitre  de  son  grand  ouvrage, 
les  Idées  sur  la  philosophie  de  V histoire  de  f  humanité.  Si  Herder 
éprend  que  Gœlhe  se  dispose  à  partir  pour  l'Italie,  il  voudra  partir 
avec  lui.  Non,  Gœthe  a  besoin  d'être  seul;  il  veut  s'arracher  à  son 
passé,  et  se  plonger  sans  distraction  dans  l'étude  du  génie  antique  et 
de  l'immortelle  nature^  Le  3  septembre  1786,  quelques  jours  après 
que  ses  amis  ont  fêté  avec  lui  le  trente-septième  anniversaire  de  sa 
naissance,  en  pleine  nuit,  à  trois  heures  du  matin ,  il  se  glisse  furti- 
vemenl  dans  une  chaise  de  poste  et  se  dirige  vers  le  pays  où  fleu^ 
rissent  les  citronniers^ 

Voilà  Gœthe  à  Venise,  à  Florence,  à  Rome,  à  Naples  et  à  Palerme, 
Toat  ce  cortège  de  poétiques  figures  ébauchées  dans  son  imagination, 
Faust,  Wilhelm  Meister,  Bermann  et  Dorothée,  raccompagnent  au 
milieu  des  enchantements  de  Naples  et  de  la  Sicile.  Il  écrit  à  Flcv* 
lence,  sous  les  ombrages  des  Caséines,  les  scènes  les  plus  heureuses 
de  Torquaio  Tasso ,  et  c'est  à  Rome  qu'il  termine  Iphiffénie.  Il  y  a 
vingt-sept  ans,  un  de  nos  poètes  visitant  aussi  l'Italie  contemplait 
le  Campo  Vaccino  et  se  répandait  en  plaintes  éloquentes  sur  tant  de 
beaux  noonuments  détruits  ou  déshonorés.  L'image  de  Gœthe  qui 
venait  de  mourir  lui  apparaît  au  milieu  de  ces  déccNubres;  Rome, 
Gœthe,  ces  deux  grands  noms  s'unissent  naturellement  dans  son 
chant  de  douleur  : 

Et  toi,  divin  amant  de  cette  chaste  Hélène, 
Sculpteur  au  bras  immense,  à  la  puissante  haleine, 
Artiste  au  front  paisible  avec  les  mains  en  feu, 
Bayon  tombé  du  ciel  et  remonté  vers  Dieu  ; 
0  Gœthe,  6  grand  vieillard,  prince  de  Germanie  1 


^6  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Penché  sur  Rome  antique  et  son  màie  génie, 
Je  ne  puis  m 'empêcher,  dans  mon  chant  éploré, 
A  ce  grand  nom  croulé  d'unir  ton  nom  sacré... 

M.  Auguste  Barbier  a  raison;  le  souvenir  de  Goethe  est  étroite- 
ment associé  au  nom  de  Rome.  Bien  que  Fauteur  de  Torquato  Tassa 
n'ait  guère  séjourné  que  dix-huit  mois  en  Italie,  ce  voyage  est  mie 
époque  décisive  dans  sa  carrière.  L*amant  de  la  forme,  l'amant  de 
cette  chaste  Hélène,  comme  l'appelle  le  poète  du  Pianto,  revint  de 
Rome  et  de  Florence  avec  des  richesses  nouvelles.  Les  œnceptions 
poétiques  de  Weimar  avaient  enfin  revêtu  un  corps  splendide.  La 
beauté,  la  beauté  pure,  sereine,  inaltérable,  la  beauté  des  dieux  de 
l'Olympe  et  des  peuples  du  Midi,  comprise  avec  le  sentiment  pro* 
fond  d'un  homme  du  Nord,  avait  remplacé  dans  son  imagination  la 
puissance  désordonnée  de  Shakspeare  et  les  complications  de  l'art 
gothique.  Les  premières  œuvres  qu'il  publie  à  son  retour,  Iphigénie 
en  Tauride  (1787),  Egmont  (1788),  Torquato  Tasso  (1790),  attes- 
tent la  transformation  de  son  génie.  Par  l'élévation  de  la  pensée,  par 
la  simple  et' solennelle  ordonnance  delà  composition,  Iphigénie  e&i 
certainement  une  des  grandes  pages  de  l'art  moderne.  La  France  la 
connaît  à  peine  de  nom  ;  l'Allemagne  en  est  fière  comme  d'une  créa- 
tion aussi  originale  que  savante,  et  la  met  au  premier  rang  parmi  les 
chefs-d'œuvre  du  poëte.  Gœthe  a-t-il  voulu  donner  dans  son  Iphigénie 
une  reproduction  de  la  poésie  antique?  Non,  certes;  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'il  a  cherché,  ce  n'est  pas  là  non  plus  ce  qu'on  admire  en  Allema- 
gne. Ij  Iphigénie  de  Gœthe  est  une  œuvre  moderne  et  surtout  une 
œuvre  germanique.  On  peut  blâmer  ce  mélange  de  la  philosophie 
religieuse  de  l'Allemagne  et  des  souvenirs  de  la  tragédie  athénienne  ; 
tel  fut  dès  l'origine  le  sentiment  de  Schiller,  et  deux  éminents  criti- 
ques de  nos  jours,  M.  Patin,  dans  ses  Études  sur  les  tragiques  grecs ^ 
M.  Julien  Schmidt,  dans  son  Histoire  de  la  littérature  allemande  au 
dix-neuvième  siècle,  ont  porté,  par  des  motifs  différents,  un  même 
jugement  sur  ce  procédé  de  l'auteur.  Mais  ce  procédé  une  fois  admis, 
comment  ne  pas  admirer  la  merveilleuse  poésie  des  détails  et  surtout 
cette  dialectique  morale  qui  fait  oublier  labsence  de  l'action?  Les 
péripéties  du  drame  se  déroulent  dans  l'âme  des  personnages.  La 
conclusion  est  d'une  admirable  beauté  philosophique,  et  l'impression 
qui  en  résulte  est  aussi  élevée  que  bienfaisante.  La  liberté  triomphant 
d'une  fatalité  odieuse,  la  civilisation  triomphant  de  la  barbarie,  sont 


GOETHE  ET  SCHILLER.  97 

représentées  par  la  sœur  d'Oreste  avec  une  grâce  incomparable.  Une 
yierge  accomplit  ces  miracles,  et  quand  on  la  voit,  si  forte  en  sa  dou- 
ceur, délivrer  le  martyr  des  Euraénides,  soumettre  les  barbares  ins- 
tincts du  roi  des  Scythes,  en  un  mot  réconcilier  Thomme  avec  lui- 
même,  on  ne  sait  plus  en  vérité  si  cette  vierge  est  une  prétresse  de 
Diane  ou  une  madone  chrétienne. 

Cette  union  de  Tantiquité  et  du  christianisme  devait  charmer  l'es- 
prit contemplatif  de  l'Allemagne  et  satisfaire  son  goût  des  symboles. 
La  nouveauté  des  idées,  la  simplicité  extrême  de  la  composition 
déconcertèrent  d'abord  les  admirateurs  du  poète  ;  accoutumés,  nous 
dit-il,  aux  ardentes  peintures  de  ses  premiers  écrits,  ik  s'attendaient 
à  ime  œuvre  berlichingienne  ^  Peu  à  peu  cependant  l'inspiration  de 
Goethe  fut  comprise,  et  il  n'est  pas  d'œuvre  moderne  en  Allemagne 
qui  soit  étudiée  avec  plus  de  ferveur  par  les  esprits  d'élite.  Schiller, 
qui  eu  admirait  d'ailleurs  le  caractère  moral,  y  trouvait  trop  de 
casuistique;  cette  casuistique  a  été  pour  d'éminents  penseurs  un  sujet 
de  méditations  fécondes.  \! Iphigénie  allemande  est  commentée 
aujourd'hui  par  les  philosophes,  les  historiens  littéraires  et  les  artis- 
tes, comme  Faust  et  la  Divine  comédie. 

Le  drame  A'Egmont^  dont  Gœthe  avait  ébauché  le  plan  depuis 
plus  de  douze  années  et  qu'il  acheva  en  Italie  pendant  l'été  de  1787, 
ne  saurait  ofirir  la  simple  et  magnifique  unité  de  composition  qui 
recommande  Iphigénie  en  Tàuride.  Les  deux  systèmes  de  l'auteur 
s'y  produisent  à  la  fois.  A  côté  de  scènes  populaires  qui  rappellent 
Gœtz  de  Berlichingen,  le  poëte  a  tracé  des  peintures  morales,  des 
développements  psychologiques  où  la  réflexion  remplace  le  mouve- 
ment et  la  vie.  Madame  de  Staël  a  glorifié  Egmont  comme  la  plus 
beUe  tragédie  de  Gœthe  ;  les  critiques  allemands  les  plus  autorisés  y 
signalent  des  disparates  de  ton  qui  nuisent  à  l'harmonie  de  l'ensem- 
ble. Mais  que  de  traits  profonds  !  que  de  beautés  éparses  !  comme  le 
caractère  d'Egmont,  contraire  à  l'histoire,  il  faut  le  reconnaître,  est 
finement  conçu  et  finement  représenté!  Quelle  grâce,  quelle  légèreté 
même  dans  son  héroïque  ardeur  !  Avec  quel  art  cette  figure  de  Clara, 
si  douce,  si  dévouée,  est  jetée  au  milieu  des  émotions  du  dY*ame  ! 
Goethe  excelle  dans  ces  contrastes.  Ce  personnage  de  Clara  n'est  pas 
seulement  une  des  plus  pures  créations  de  la  poésie  allemande  ;  il 

!.  Voyez  la  partie  des  Mémoires  de  Gœthe  qu'il  a  intitulée  Annales  :  Et- 
was  Berlichingisches  erwarteten.  , 

ToiiMX.-»37*Lifniioii.  7 


98  GOETHE  ET  SCHILLER. 

nous  révèle,  dans  ses  plis  l&é  plus  secrets,  une  pensée  qui  domine 
iouie  la  vie  du  poète.  L'auteur  à'Egmont  n'admet  pas  que  les  plus 
grands  éTénements  de  rbistoire,  les  intérêts  les  plus  urgents  de  la 
chose  publique  puissent  gêner  le  libre  développement  de  la  vie  indi- 
viduelle. Dans  répisode  d'ËgmonLet  de  Clara^  Gœtbe  revendique  le 
droit  de  l'individu,  comme  il  le  revendiquera  plus  tard  pour  lui- 
même,  comme  il  l'exercera,  sans  se  soucier  des  reproches  de  l'opi- 
nion, au  milieu  des  angoisses  ou  des  malheurs  de  la  patrie.  Ici,  du 
moins,  tout  est  concilié  :  la  liberté  de  la  vie  intime  ne  détruit  pas  le 
sentimeut  du  devoir  public  ;  l'indifiérence  égoïste  qu'on  a  trop  juste* 
mmt  reprochée  à  Gœthe  ne  so^ille  pas  un  instant  l'âme  généreuse 
de  l'amant  de  Clara;  et  au  moment  de  tomber  sous  la  hache,  il  peut 
jeter  fièrement  ces  paroles  qui  présagent  l'affranchissement  de  son 
pays  :  a  Peuple,  défends  tes  biens  I  Pour  sauver  ce  que  tu  as  de  plus 
cher,  tombe  avec  joie,  comme  je  t'en  donne  ici  l'exemple.  >> 

Torquato  Tasso  est  encore  une  des  œuvres  conçues  par  Gœtbe  à 
Weimar,  et  remaniées  par  lui  de  fond  en  comble  pendant  son  voyagje 
d'Italie.  Le  jour  où  il  s'embarqua  pour  la  Sicile,  au  mois  de  février 
1787,  il  emportait  le  plan  complet  de  son  drame  et  les  deux  pre* 
niiers  actes,  déjà  rédigés  en  prose.  S'il  l'eût  exécuté  d'après  ce  plan 
et  dans  le  ton  qu'il  avait  choisi  d  abord,  la  pièce  eût  été  une  confes^ 
sion  volontiers  mélancolique  des  inquiétudes  de  son  esprit  à  la  cour 
de  Weimar.  Sous  le  soleil  italien,  à  la  clarté  de  ce  ciel  d'azur  reflété  par 
les  flots  d'Homère  et  de  Virgile,  les  brouillards  allemands  se  dissipa 
rent.  Quand  le  navire  aborda  au  port  de  Palerme,  toute  l'économie 
du  drame  était  changée ,  et  déjà  les  personnages  se  nM>uvaient  dans 
l'imagination  du  poète,  parlant  non  plus  en  prose,  mais  dans  le  lan- 
gage des  dieux.  L'année  suivante,  au  printemps  de  88,  comme  il 
retournait  à  petites  journées  en  Allemagne,  il  voulut  se  faire  une 
occupation  poétique  pour  se  distraire  des  ennuis  de  la  route,  pour  se 
consoler  surtout  de  quitter  cette  terre  d'enchantements;  il  revint  à  oe 
Torquato  Tasso  qu'il  avait  conçu  de  Maples  à  Palerme.  Composé 
ainsi  en  pleine  lumière,  écrit  sous  les  dernières  impressions  que  lui 
laissait  l'Italie,  on  ne  s'étonnera  pas  que  ce  drame  soit  une  transfigu- 
ration si  parfaite  des  sentiments  qui  l'avaient  inspiré  d'abord.  Gœibe 
aimait  ces  confessions  qui  étaient  pour  lui  un  moyen  d'écarter  de 
fâcheux  souvenirs  ou  de  se  délivrer  des  soucis  de  son  âme  ;  la  confes- 
sion est  dissimulée  cette  fois  avec  tant  d'art  qu'on  en  est  réduit  aux 
conjectures.  Les  critiques  allemands  en  sont  encore  à  se  demander 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  99 

qad  est  le  véritable  sujet  de  Torguaio  Tasso.  Artiste  et  poète  dans 
ane  société  d'hommes  de  cour,  Goethe  avaii-^il  souffert  de  ce  con- 
inste?  en  avaii-îl  souffert  simplement  par  réflexion  et,  si  l'on  peut 
ainsi  parler,  d'une  manière  idéale  ?  ou  bien  avûtril  connu  en  léalité 
les  pénibles  émotions  de  son  héros?  Faut-il  croire  que  l'auteur  de 
Werther,  comme  le  Tasse  avee  Antonio,  ait  été  exposé  à  l'un  de  ces 
eonflits  où  la  froide  expérience  du  courtisan  triomphera  toujours  de 
l'irritable  sensibilité  du  songeur?  Que  ce  conflit  ait  existé  ou  non, 
il  suffit  que  Gœthe  en  ait  pressenti  l'amertume,  et  ii  a  composé  son 
drame  du  Tasse.  En  un  mot ,  comme  l'a  dit  un  des  plus  intéressants 
biographes  de  Gœthe,  M.  Henri  Viehoff  :  a  Le  sujetde  Torquato  TassOy 
c'est  la  lutte  du  réalisme  et  de  l'idéalisme  sur  le  terrain  où  Gœthe  se 
trouTait  placé  à  Weimar,  la  lutte  du  poète  et  de  la  vie  de  oour«  d  Au 
moment  de  reprendre  cette  existence  brillante,  flatteuse,  où  il  regrefr- 
lait  si  souvent  la  solitude  et  la  liberté,  il  avait  besoin  de  régler  ses 
comptes  avec  lui-même.  L'oBUvre  accomplie,  son  âme  fut  soulagée; 
la  lutte  était  apaisée  au  fond  de  son  coeur.  Le  Tasse,  dans  la  d^nière 
scène,  se  réconcilie  avec  Antonio  ;  il  s'attache  à  l'homme  qu'il  pro*- 
voquait  la  veille,  comme  le  matelot  s'attache  au  roc  contre  lequel  il 
devait  échouer;  ainsi  chez  Goethe  le  génie  de  l'idéal  triomphe  de  ses 
révoltes  intérieures  et  se  soumet  à  la  réalité.  Le  poète  n'y  perdra 
rien  :  <c  La  nature,  s'écrie  le  Tasse,  m'a  donné  une  voix  mélodieuse 
peur  égaler  par  mes  lamentations  la  profondeur  de  ma  peine.  Tandis 
([oê  chez  d'autres  la  douleur  étouffe  la  voix,  un  dieu  m'accorda  de 
dire  combien  je  souffre.  »  N'oublions  pas  ces  détails;  rappelon&-nous 
ees  transformations  et  ces  complications  du  drame  de  Gœthe,  si  nous 
voulonâ  le  comprendre  ;  œuvre  languissante  au  point  de  vue  du  théâ- 
tre, Torquato  Tasso  offre  au  penseur  et  au  poète  les  plus  délicates 
analyses  revêtues  de  tous  les  prestiges  du  style. 

Une  biographie  complète  de  Goethe  exigerait  plus  d'un  volume.  Sa 
pensée  a  toujours  été  si  active,  son  cœur  a  été  toujours  si  occupé;  il  y 
a  eu  dans  sa  vie  des  épisodes  si  nombreux  ;  tant  d'hommes  diversement 
remarquables,  tant  de  fennnes  aussi ,  à  des  titres  bien  différents,  ont 
été  mêlés  à  son  existence,  que  l'histoire  du  développement  du  poète 
soait  le  tableau  méiriedeson  siècle.  Dans  la  période  où  nous  sommes 
arrivés  j'aurais  à  signaler  ses  études  d'histoire  naturelle,  commencées 
à  Weimar,  poursuivies  en  Italie,  et  dont  les  premiers  résultats  furent 
puUiés  en  1790  ;  je  devrais  raconter  la  rencontre  qu'il  fit  de  Chris- 
tiaoe  Yulpiuft,  ses  rapports  avec  elle,  ce  demi^mariage  qui  s'ensui- 


400  GOETHE  ET  SCHILLER. 

vit,  et  toutes  les  conséquences  fâcheuses  qui  en  résultèrent  pour  Fau- 
teur à'Egmont^  soit  vis-à-vis  de  la  société  de  Weimar,  soit  vis-à-vis 
du  public  et  de  la  nation  tout  entière  ;  il  faudrait  parler  des  modifica- 
tions profondes ,  inattendues,  que  son  voyage  dltalie  avait  opérées 
dans  ses  sentiments  religieux  ;  de  son  antipathie  contre  le  christia- 
nisme ,  de  sa  haine  de  la  croix ,  haine  toute  personnelle ,  sans  nul 
désir  de  prosélytisme,  sans  le  moindre  accès  d'intolérance,  mais  déci- 
dée, tenace,  assez  tenace  au  moins  pour  Tempécher  quelques  années 
après  d'être  le  parrain  de  Tun  des  enfants  de  Schiller,  et  qui,  heu- 
reusement adoucie  à  la  longue,  finit  par  s'efiacer  devant  une  intelli- 
gence impartiale  du  cœur  de  Thomme  et  de  ses  besoins  sublimes. 
Je  ne  pourrais  me  dispenser  enfin  d'expliquer  sa  rupture  avec  sa 
noble  amie  de  Weimar,  cette  spirituelle  Charlotte  de  Stein  qui  avait 
été  si  longtemps  la  dépositaire  de  ses  plus  secrètes  pensées  ;  et  com- 
ment ne  pas  suivre  d'année  en  année  ces  autres  confidents  intimes  de 
sa  vie,  ces  lieds^  ces  strophes,  ces  épigrammes,  tous  ces  vers  tristes 
ou  joyeux  qu'il  semait  sur  son  chemin  à  toute  occasion  et  qui  fai- 
saient de  son  existence  une  poésie  continuelle?  Il  avait  publié  en 
1790  ce  petit  livre,  ia  Métamorphose  des  plantes^  par  lequel  il  pré- 
ludait aux  découvertes  de  l'illustre  botaniste  de  Candolle;  quelques 
années  après,  il  écrivait  sous  le  même  titre  une  pièce  de  vers  vrai- 
ment exquise  où  il  expliquait  à  Ghrisliane  Vulpius  le  sens  moral  de 
son  ouvrage.  Poésie,  pensée,  science,  tout  cela  ne  fait  qu'un  avec  sa 
vie  \  pour  tracer  l'histoire  de  ses  écrits,  il  faudrait,  comme  M.  Yie- 
hoiT  ou  M.  Lewes,  le  suivre  de  semaine  en  semaine  et  presque  de 
jour  en  jour.  Mais  nous  avons  ici  un  sujet  plus  spécial  ;  ce  que  nous 
devons  rassembler  dans  cette  rapide  esquisse,  ce  sont  les  traits  essen- 
tiels de  ce  grand  poète,  les  phases  principales  de  sa  carrière,  afin  de 
faire  comprendre  au  lecteur  dans  quelle  situation  d'esprit  se  trouvait 
Gœthe  lorsque  Schiller  devint  son  ami,  et  quelle  espèce  de  services 
un  tel  ami  pouvait  lui  rendre. 

A  l'époque  où  nous  sommes  parvenus,  Gœthe  déploie  encore  avec 
ardeur  ses  facultés  créatrices.  Il  a  renouvelé  son  inspiration  en  Italie, 
et  trois  chefs-d'œuvre,  Iphigénie,  Egmont^  Torquato  Tasso,  ont 
inauguré  sa  seconde  manière.  Une  période  moins  heureuse  s'ap- 
proche. La  France  de  89  vient  de  se  lever,  et  l'âme  de  Gœthe, 
amoureuse  désormais  de  l'ordre  et  de  l'harmonie,  est  affectée  péni- 
blement par  ces  secousses  extraordinaires.  A  l'heure  même  où  le 
généreux  élan  de  89  enthousiasmait  les  meilleurs  esprits  de  l'Aile- 


I 


GOETHE  ET  SCHILLER.  101 

magne,  où  Elopstock,  Schiller,  George  Forster,  Guillaume  et 
Alexandre  de  Humboldt  s'associaient  si  noblement  à  nos  espérances, 
l'auteur  d'Egmont  et  de  Gœtz  de  Berlichingen  méconnaissait  de  la 
foçon  la  plus  mesquine  les  éyénements  de  la  France.  Le  tumulte  de 
la  révolution  lui  en  cache  la  grandeur;  il  n'y  voit  qu'une  explosion 
fortuite  des  passions  humaines.  Cette  méprise  porta  malheur  au 
poète;  les  comédies  et  les  satires  dans  lesquelles  il  essaya  de  ridicu- 
liser le  mouvement  de  89  sont  certainement  les  plus  médiocres  de 
ses  œuvres.  Déjà  très-frappé  de  l'affaire  du  collier  de  la  reine,  à 
laquelle  il  attribuait  une  importauce  exagérée,  il  avait  recueilli  avi- 
dement en  Sicile  toutes  sortes  d'informations  sur  Cagliostro,  et  de 
cette  enquête  était  sortie  une  ennuyeuse  comédie,  intitulée  le  Grand 
Cophte  (1790).  Les  comédies  qui  suivent  sont  plus  faibles  encore. 
Le  Citoyen  général  (1793),  les  Exaltés  (1793),  ne  nous  offrent 
qu'une  froide  parodie  des  sentiments  qui  passionnent  la  France  et 
l'Europe.  Les  Entretiens  des  émigrés  allemands  (179S)  attestent 
déjà  une  pensée  plus  impartiale;  mais  combien  l'invention  est  lan- 
guissante, si  on  la  compare  aux  événements  qui  l'inspirent!  Goethe 
sera  plus  heureux  quelques  anilées  plus  tard,  lorsque  dans  Hermann 
et  Dorothée  il  glorifiera  en  beaux  vers  les  pures  émotions  de  89  et 
flétrira  les  forfaits  de  la  Terreur.  Parmi  les  écrits  du  poëte  qpi  appar- 
tiennent à  cette  période,  il  faut  mentionner  encore  la  Campagne  de 
France  et  le  Siège  de  Mayence;  le  poëte,  qui  avait  accompagné  son 
souverain  à  l'armée  du  duc  de  Brunswick,  nous  donne  le  journal  de 
sa  vie  pendant  les  campements  et  les  batailles.  Ce  sont  là  du  moins 
des  pages  intéressantes  pour  l'histoire  de  sa  pensée;  on  ne  connaît 
Goethe  qu'à  demi,  si  on  ne  Ta  pas  vu  s'occuper  de  ses  travaux  d'op- 
tique et  versifier  le  Reineke  fuchs  au  milieu  de  ces  luttes  mémo- 
rables où  fut  consacré  le  drapeau  de  la  France  nouvelle. 

Que  devenait  cependant  l'espri^  public  de  l'Allemagne?  Quelle 
direction  suivaient  la  poésie  et  les  lettres?  J'ai  déjà  dit  qu'une  géné- 
ration nouvelle  s'était  levée  ;  Schiller  en  est  le  chef.  Tandis  que  le 
génie  de  Gœthe  semble  décliner,  tandis  qu'il  s'enferme  du  moins 
dans  des  études  toutes  personnelles  et  parait  se  soucier  assez  peu  des 
jugements  de  la  foule,  Schiller  grandit  tous  les  jours.  Il  a  poursuivi 
avec  fougue  la  révolution  littéraire  et  morale  commencée  par  l'aur- 
teur  de  Gœtz  et  <Je  Werther^  de  Stella  et  de  Clamjo;  il  a  écrit  les 
Brigands^  Intrigue  et  Amour ^  la  Conjtiration  de  Fiesque,  don 
Carlos;  il  est  allé  ensuite  demander  des  inspirations  nouvelles  à  la 


{02  GOETHE  ET  SCHILLER. 

philosophie,  il  est  devenu  le  disciple  d'Emmaauel  Kant  ;  il  pense, 
il  ehercbe,  il  croit  ayoir  découvert  la  loi  souveraine  du  beau  dana  le 
principe  de  la  liberté  morale,  d'une  liberté  active,  créatrice,  toujours 
en  éveil,  qui  dégage  sans  cesse  la  personne  humaine  des  entraves 
des  sens  et  de  la  nature.  Or,  soit  que  Schiller  passionne  la  jeunesse 
au  théâtre,  soit  que  par  ses  théories  il  agite  le  naonde  littéraire,  tous 
ses  écrits  sont  antipathiques  à  Gœthe.  En  1793,  Schiller  a  puUié 
dans  un  recueil  célèbre  une  dissertation  Stir  la  grâce  et  la  dignité  S 
et  Gcethe  a  cru  y  reconnaître  une  condamnation  expresse  de  ses 
écrits  ;  Tauteur  y  parle  avec  dédain  de  ces  génies  qui  se  contentent  de 
jouir,  qui  produisent  sans  efforts,  sans  désir  de  se  façonner,  de  se 
perfectionner  eux-mêmes,  de  ces  génies  chez  lesquels  la  nature  seule 
est  en  jeu,  sans  que  la  liberté  morale  intervienne.  L'application  de 
œtte  théorie  à  la  personne  de  Goethe  a  beau  être  excessive  et  injuste, 
il  est  impossible  de  se  méprendre  sur  rintention  de  Schiller;  le  hardi 
jeune  homme  exprimait  ici  avec  une  éloquente  amertume  la  pensée 
de  ses  contemporains.  Et  d'où  venaient  ces  cruelles  paroles?  de 
l'UniTersité  d'Iéna.  léna,  comme  go  sait,  appartient  au  duché  de 
Saxe-Weimar;  Gœtbe,  devenu  l'un  des  dignitaires  de  l'État,  avait 
précisément  dans  ses  attributions  la  surveillance  de  cette  illustre 
école.  11^  faisait  de  fréquentes  visites,  il  s'intéressait  à  ses  coller 
tîons,  à  ses  travaux,  aux  hommes  qui  en  étaient  l'honneur;  les 
naturalistes  surtout,  Loder,  Batsch,  étaient  en  relations  intimes 
avec  lui.  Quant  à  Schiller,  qui  y  professait  la  philosophie  de  l'art 
depuis  le  printemps  de  1789,  il  l'évitait  avec  une  sorte  de  répu- 
gnance qui  cachait  sans  doute  une  généreuse  honte  bien  plutôt 
qu'une  vulgaire  antipathie.  On  eût  dit  que  la  présence  de  Schiller 
était  un  rq>roche  pour  Gœtbe.  Que  de  contrastes,  en  effet,  et  que 
de  contrastes  chaque  jour  plus  accusés  entre  ces  deux  hommes! 
Gœthe  a  méconnu  la  révolution^  Schiller  l'a  saluée  d'un  cri  d'en- 
thousiasme. Gœthe  s'amuse  à  persifler  la  Terreur;  Schiller  veut 
adresser  à  la  Convention  la  défense  de  Louis  XVI.  Gœthe  est  devenu 
le  poëte  des  princes;  Schiller  est  le  poète  de  la  jeunesse.  Gœthe, 
en  philosophie,  a  pour  maître  Spinosa;  Schiller  est  le  disciple  de 
celui  qui  aimait  à  contempler  le  ciel  étoile  aunlessus  de  nos  têtes  et 
la  loi  morale  au  fond  de  nos  coeiers,  Gœthe,  après  la  première 
explosion  de  son  génie,   s'arrête  et  se  renfenpe  en  lui-même; 

I.  Veber  Ammth  icnd  Wàrde,  dans  la  Nawelh  Thaliê,  f  Inraison,  1793. 


i 


GOETHE  ET  SGHILLEP.  103 

Schiller,  après  ses  premiers  drames,  prend  un  nouvel  élan  et  veut 
se  faire  tout  à  tous.  Goethe  s*est  donné  pour  compagne  une  femme 
simple  et  bonne,  mais  peu  digne  de  lui,  incapable  du  moins  de 
s'associer  à  sa  pensée,  d'entretenir  et  d'élever  son  inspiration; 
Schiller  a  épousé  une  créature  d'élite,  une  femme  qui  épure  et 
affine  son  intelligence,  qui  l'aide  à  se  débarrasser  chaque  jour  des 
grossiers  instincts,  des  penchants  déclamatoires  du  premier  âge,  qui 
l'encourage  à  monter,  à  gravir  les  sommets,  à  s'élancer  toujours 
plus  haut  vers  l'idéal. .  • 

Mais  il  faut  reprendre  tout  cela  en  détail.  Nous  savons  ce  qu'était 
Gœthe  en  1794;  plaçons  en  face  de  lui  la  vivante  figure  de 
Sditller. 

(ta  mite  à  la  ptoehaioe  IWrahon.) 


3 


LE  CABALISTE  HANS  WEINLAND 


CONTE  FANTASTIQUE 

é  t'^C'Jc^  Of    c/   .'r   - 


<  fin 


PAR  H.,  ERGRMANN-GHATRIAN 


Notre  professeuv  de  métaphysique  Hans  Weinland  était  ce  que  les 
cabalistes  appellent  un  archétype^  grand,  maigre ,  le  teint  plombé, 
les  cheveux  roux,  le  nez  crochu,  Tœil  gris,  la  lèvre  ironique  sur^ 
montée  d'une  longue  moustache  à  la  prussienne. 

Il  nous  émerveillait  tous  par  les  évolutions  de  sa  logique,  par  l'en- 
chainement  de  ses  arguments,  par  les  traits  moqueurs,  acérés  qui 
lui  venaient  aussi  naturellement  que  les  épines  sur  un  buisson  de 
ronces. 

Malgré  toutes  les  traditions  universitaires,  cet  original  portait 
d'habitude  un  grand  chapeau  tromblon  surmonté  d'une  plume  de 
coq,  une  redingote  à  brandebourgs,  des  pantalons  très-larges,  et  des 
bottes  à  la  hussarde  ornées  de  petits  éperons  d'argent,  ce  qui  lui 
donnait  une  tournure  assez  belliqueuse. 

Or  un  beau  matin,  maître  Hans  qui  m'aimait  beaucoup,  et  m'ap- 
pelait parfois,  en  clignant  les  yeux  d'une  façon  bizarre,  —  le  fils  du 
dieu  bleu,  —  maître  Hans  entra  dans  ma  chambre  et  me  dit  : 

—  Christian,  je  viens  te  prévenir  que  tu  peux  chercher  un  autre 
professeur  de  métaphysique...  Je  pars  dans  une  heure  pour  Paris. 

—  Pour  Paris  !  —  Qu'allez-vous  faire  à  Paris? 

—  Argumenter,  discuter,  ergoter...  que  sais-je?  —  fit-il  en  haus- 
sant les  épaules. 

—  Alors  autant  rester  ici. 

—  Non,  de  grandes  choses  se  préparent...  Et  d'ailleurs  j'ai  d'ex- 
cellentes raisons  pour  détaler. 

Puis,  allant  entr'ouvrir  la  porte  et  voir  si  personne  ne  pouvait 
nous  entendre,  il  revint  et  me  dit  à  l'oreille  : 

—  Tu  sauras  que  j'ai  passé  ce  matin  une  rapière  de  trois  coudées 
dans  le  ventre  du  major  Krantz. 


LE  GABALISTË  HANS  WEINLAND.  105 

—  Vous? 

—  Oui.  —  Figure-toi  que  cet  animal  avait  poussé  l'audace  jus- 
qu'à me  soutenir  hier,  en  pleine  brasserie  Gambrinus,  que  Fâme  est 
une  pure  a&ire  d'imagination.  —  Naturellement  je  lui  ai  cassé  ma 
chope  sur  la  tête...  —  Si  bien  que  ce  matin  nous  sommes  allés  dans 
un  petit  endroit  tout  près  de  la  rivière,  et  là  je  lui  ai  servi  un  argu-* 
ment  matérialiste  de  première  force. 

Je  le  regardai  tout  ébahi. 

—  Et  vous  partez  pour  Paris?  repris-je  après  un  instant  de  silence. 

—  Oui.  —  J'ai  touché  mon  trimestre  il  y  a  trois  ou  quatre  jours. 
—  Cet  argent  me  suffira  pour  le  voyage...  Mais  il  n'y  a  pas  une 
minute  à  perdre...  Tu  connais  la  rigueur  des  lois  sur  le  duel...  Le 
moins  qui  pourrait  m'arriver  serait  de  passer  deux  ou  trois  années 
sous  les  verrous,  et  ma  foi  !  je  préfère  prendre  la  clef  des  champs. 

Hans  Weinland  me  racontait  ces  choses  assis  au  bord  de  ma  table 
et  roulant  une  cigarette  entre  ses  longs  doigts  maigres.  —  Il  me 
donna  ensuite  quelques  détails  sur  sa  rencontre  avec  le  major  Erantz, 
et  finit  par  me  dire  qu'il  venait  me  demander  mon  passe-port  à  l'é- 
tranger, sachant  que  j'avais  fait  récemment  un  tour  de  France. 

—  Il  est  vrai  que  j'ai  quelque  huit  ou  dix  ans  plus  que  toi,  me  dit- 
il  en  terminant,  mais  nous  sommes  tous  les  deux  très-roux  et  très- 
maigres...  J'en  serai  quitte  pour  faire  couper  mes  moustaches. 

—  Maître  Hans ,  lui  répondis-je  tout  ému ,  je  voudrais  pouvoir 
îoos  rendre  le  service  que  vous  me  demandez,  mais  cela  m'est  im- 
possible... C'est  contraire  à  mes  principes  philosophiques.. •  —  Mon 
passe-port  est  dans  le  tiroir  de  mon  secrétaire,  à  côté  de  la  liaison 
pure  de  Kant...  Je  vais  faire  un  tour  sur  la  place  des  Acacias... 

—  Cest  bon  !  c'est  bon  !  di(-il,  je  comprends  tes  scrupules,  Chris- 
tian; ils  t'honorent,  mais  je  ne  les  partage  pas...  —  Embrassons- 
nous. ..  Je  me  chaîne  du  reste  ! 

Quelques  heures  plus  tard,  toute  la  ville  apprit  avec  stupeur  que 
le  professeur  de  métaphysique  Hans  Weinland  avait  tué  le  major 
Knntz  d'un  furieux  coup  de  rapière. 

La  police  se  mit  aussitôt  à  la  recherche  du  meurtrier  ;  elle  fouilla 
de  fond  en  comble  son  petit  logement  de  la  rue  des  Alouettes,  nmis 
toutes  ses  recherches  furent  inutiles. 

On  enterra  le  major  avec  les  honneurs  dus  à  son  grade,  et  durant 
six  semaines  il  ne  fut  question  que  de  cette  affaire  dans  les  brasseries, 
puis  tout  rentra  peu  à  peu  dans  l'ordre  accoutumé. 


106  LE  GABALISTE  HANS^BINLÂND. 

Environ  quinze  mois  après  cet  événement  étrange,  mon  digne 
oncle  le  prorecieur  Zacharias  m'envoya  compléter  mes  études  à  Paris; 
il  désirait  me  voir  succéder  un  jour  à  sa  haute  position  ;  rien  ne  loi 
ooutait  pour  £Biire  de  moi,  comme  il  disait,  un  flalnbeau  de  la 
science. 

Je  partis  donc  à  k  fin  du  mois  d'octobre  1831 . 

Sur  la  rive  gauche  de  la  Seine ,  entre  le  Panthéon ,  le  Val-d^- 
Grâce  et  le  Jardin  des  Plantes  s'étend  un  quartier  presque  solitaire. 
—  Les  maisons  y  sont  hautes  et  décrépites ,  les  rues  fangeuses ,  la 
population  déguenillée. 

Quand  il  vous  arrive  d'égarer  vos  pas  dans  cette  direction,  les  gens 
s'arrêtent  au  coin  des  rues  pour  vous  observer  ;  d'autres  s'avancent 
sur  le  seuil  de  leurs  tristes  masures,  d'autres  penchent  la  tète  à  leurs 
lucarnes*. • — Ils  vous  regardent  d'un  air  de  convoitise,  et  ces  regards 
vont  jusqu'au  fond  de  vos  poches. 

A  l'extrémité  de  ce  quartier,  dans  la  rue  Copeau,  s'élève  une  mai- 
son étroite ,  isolée  entre  d'antiques  murailles  de  d&ture,  parsiessus 
lesquelles  s'étendent  les  rameaux  nows  de  quelques  ormes  cente- 
naires. 

Au  pied  de  cette  maison  s'ouvre  une  porte  basse,  voûtée...  —  Au- 
dessus  de  la  porte  brille  la  nuit  une  lanterne  suspenrdue  à  une  tige 
de  fer...  Au-dessus  de  la  lanterne,  trois  fenêtres  chassieuses  miroi- 
tent dans  Tombre;  plus  haut,  trois  autres*..  Ainsi  de  suite  jusqu'au 
sixième. 

(Test  là,  chez  la  dame  Crenti,  Teuve  du  sieur  Cîenti ,  ex-brigadier 
de  la  garde  royale,  que  je  fis  transporter  ma  malle  et  mes  livres,  sur 
la  recommandation  expresse  de  M.  le  doyen  Van  den  Bach,  qui  se 
souvenait  avoir  habité  le  susdit  hôtel  du  temps  de  l'empire. 

Je  frémis  encore  en  songeant  aux  tristes  jours  que  je  passai  dams 
cette  abominable  demeure,  assis  en  hiver  près  de  ma  petite  cheminée 
qui  donnait  plus  de  fumée  que  àe  chaleur,  abattu,  malade,  obsédé 
par  la  dame  Genti,  qui  m'exploitait  avec  une  rapacité  vraiment 
incroyable. 

Je  me  souvimdnai  toujours  qu'après  six  mois  de  brume,  de  plaie, 
de  boue  et  de  neige,  un  matin  qn'il  faisait  un  peu  de  solâl,  et 
*  qu'ayant  franchi  la  grille  du  Jardin  des  Plantes,  je  vis  les  pns- 
nûers  festons  de  lierre  s'emt>uler  autour  des  arbres,  mon  émo4ion 
fîit  telle,  qu^ll  me  fallut  m'asseoir  et  foodre  en  larmes  comme  VQ 
enfant. 


LE  GABALISTE  HANS  WEINLAND.  107 

J'aiîtts  pourtant  alors  vingt-deui  ans^  mais  je  songea»  aux  vêtis 
sapins  du  Schwartz-Wald  ;  j'entendais  nos  jeunes  filles  chanter  d*mie 
voix  joyeuse  : 

Tra,  ri,  ro,  l'été  vient  encore  une  fois  I 

Et  moi  j*étais  à  Paris,  je  ne  voyais  plus  le  soleil,  je  me  sentais  seul, 
abandonné  dans  la  ville  immense...  Mon  coeiar  débordait  enfin,  je  n'y 
tenais  plus;  ce  peu  de  verdure  m'avait  remué  jusqu'au  fond  des 
entrailles  :  —  H  est  si  doux  de  pleurer  en  songeant  à  son  pays  I 

Après  quelques  instants  de  faiblesse,  je  rentrai  chez  moi,  ranimé 
d'espérance,  et  je  me  remis  à  l'œuvre  avec  courage...  Un  flot  de  jeu^ 
nesse  et  de  vie  avait  accéléré  les  mouvements  de  mon  cœur.  Je  me 
disais  :       * 

—  Si  l'oncle  Zacbarias  pouvait  me  voir,  il  serait  fier  de  moi  1 

Mais  ici  se  place  un  événement  terrible,  mystérieux,  dont  le  sou* 
Tenir  me  consterne  et  bouleverse  encore  toutes  mes  idées  philosophi- 
ques. Cent  fois  j'ai  voulu  m'en  rendre  compte  sans  y  réussir. 

Tout  en  face  de  ma  petite  fenêtre,  de  l'autre  côté  de  la  rue,  entre 
deux  hautes  masures,  se  trouvait  un  terrain  vague  où  croissaient  en 
abondance  les  herbes  folles  :  le  chardon,  la  mousse,  les  hautes  orties 
et  les  ronces,  qui  se  plaisent  à  l'ombre. 

Cinq  ou  six  pruniers  s'épanouissaient  dans  cette  enceinte  humide, 
fermée  sur  le  devant  par  un  vieux  mur  de  pierres  sèches.  Un  éeri* 
teau  en  bois  surmontait  la  muraille  décrépite,  et  portait  : 

Terrain  à  vendre...  425  mètres...  S'adresser  à  M.  Tiraco, 

notaire,  etc. 

Une  vieille  futaille  écartelée  et  vermoulue  recevait  l'eau  des  gouttières 
du  voisinage,  et  la  laissait  fuir  dans  l'herbe.  Des  milliers  d'atomes 
aux  ailes  gazeuses....  des  moustiques,  des  cousins,  des  éphémères 
tooriMlloiinaient  sur  cette  mare  verdàtre  ;  et  quand  un  rayon  de  sd«il 
y  tombait  par  hasard  entre  les  toits,  on  y  voyait  pulluler  la  vie 
eomme  une  poussière  d'or;  deux  grenouilles  énormes  montraient 
alors  leur  nez  camard  à  la  surface ,  traînant  leurs  longues  jambes 
filandreuses  sur  les  lentiUes  d'eau,  et  se  gorgeant  des  insectes  qui 
s'engouffraient  dans  leur  goitre  par  milliards. 

Enfin,  au  fond  du  cloaque  s'avançait  en  visière  un  toit  de  planches 
humides  et  mdsies,  sur  lequd  un  gros  chat  rcmx  venait  faire  sa  pro^ 


108  LE  GABALSTE  HANS  WEINLAND. 

menade,  écoutant  les  moineaux  s'ébattre  dans  les  arbres,  bâillant, 
fléchissant  ses  reins  et  détirant  ses  griffes  d*un  air  mélancolique. 

J'avais  souvent  contemplé  ce  coin  du  monde  avec  une  sorte  de  ter- 
reur : 

—  Tout  vit...  tout  pullule...  tout  se  dévore!  m'étais-je  dit.  — 
Quelle  est  la  source  de  ce  flot  intarissable  d'existences,  depuis  l'atome 
tourbillonnant  dans  un  rayon  de  soleil,  jusqu'à  Tétoile  perdue  dans 
les^  profondeurs  de  l'infini?...  Quel  principe  pourrait  nous  rendre 
compte  de  cette  prodigalité  sans  bornes,  incessante,  éternelle  de  la 
cause  première? 

Et  le  front  entre  les  mains,  je  me  plongeais  dans  les  abîmes  de 
l'inconnu. 

Or  unlsoir  du  mois  de  juin,  vers  onze  heures,  comme  je  rêvais  de 
la  sorte,  accoudé  sur  la  traverse  de  ma  fenêtre,  il  me  sembla  voir  une 
forme  vague  se  glisser  au  pied  de  la  muraille,  puis  une  porte  s'ouvrir 
et  quelqu'un  traverser  les  ronces  pQur  se  rendre  sous  le  toit. 

Tout  cela  s'accomplissait  dans  l'ombre  des  masures  environ- 
nantes... C'était  peut-être  une  illusion  de  mes  sens  !  Mais  le  lende- 
main, dès  cinq  heures,  ayant  regardé  dans  le  cloaque,  je  vis  en  effet 
un  grand  gaillard  s'avancer  du  fond  de  l'échoppe,  et,  les  bras  croisés 
sur  la  poitrine,  se  mettre  à  m'observer  moi-même. 

Il  était  si  long,  si  maigre,  ses  habits  si  délabrés,  son  chapeau  tel- 
lement criblé  de  trous,  que  je  ne  doutai  pas  que  ce  ne  fût  un  bandit, 
caché  là  le  jour  pour  se  soustraire  à  la  police,  et  sortant  la  nuit  de 
son  repaire  pour  dévaliser  et  même  pour  égorger  les  gens. 

Mais  jugez  de  ma  stupeur,  quand  cet  homme,  levant  son  chapeau, 
me  cria  : 

—  Hé  !  bonjour,  Christian ,  bonjour! 

Gomme  je  restais  immobile ,  la  bouche  béante,  il  traversa  le  dos, 
ouvrit  la  porte  et  s'avança  dans  la  rue  déserte. 

Je  remarquai  seulement  alors  qu'il  portait  une  grosse  trique,  et  je 
me  félicitai  de  ne  pas  l'entretenir  en  tête  à  tête.  —  D'où  cet  individu 
pouvait-il  me  connaître.  ••  Que  me  voulait-il? 

Arrivé  devant  ma  fenêtre,  il  leva  ses  longs  bras  maigres  d'im  air 
pathétique  : 

—  Descends,  Christian,  s'écria-t-il,  descends  que  je  t^embrasse... 
Ah!  ne  me  laisse  pas  languir! 

On  pense  bien  que  je  ne  fus  pas  trop  pressé  de  répondre  à  son 
invitation.  Alors  il  se  prit  à  rire,   me  montrant  de  magnifiques 


LE  GABALISTË  HANS  WEINLAND.  i09 

dents  blanches  sous  sa  moustache  roussâtre;  puis,   il  me  dit  : 

—  Tu  ne  reconnais  donc  pas  ton  professeur  de  métaphysique, 
Hans  Weinland?...  Faut-il  que  je  te  fasse  voir  son  passe-port? 

—  Hans  Weinland  1...  est-ce  possible?...  Hans  Weinland  avec 
ces  joues  creuses...  ces  yeux  caves!...  Hans  Weinland  sous  ces  gue- 
nilles!... 

Cependant,  après  un  coup  d'œil  plus  attentif,  je  le  reconnus...  Un 
sentiment  de  pitié  inexprimable  me  saisit  : 

—  Comment  !  c'est  vous,  mon  cher  professeur  ! 

—  Moi-même...  Descends,  Christian,  nous  causerons  plus  à  Taise. 
Je  n'hésitai  plus  à  descendre  ;  la  dame  Genti  n'était  pas  encore 

levée,  je  tirai  le  verrou  moi-même,  et  Hans  Weinland  me  pressa  sur 
son  cœur  avec  effusion. •• 

—  Ah!  cher  maître!  m'écriai-je  les  yeux  pleins  de  larmes..., 
dans  quel  état  je  vous  retrouve  ! 

—  Bah  !  bah!  fit-il,  je  me  porte  bien,  c'est  l'essentiel. 

—  Mais  vous  allez  monter  dans  ma  chambre...  changer  d'habits. •• 

—  A  quoi  bon?...  Je  me  trouve  charmant  comme  cela...  Eh! 
eh!  eh! 

—  Vous  avez  faim,  peut-être?... 

—  Du  tout,  Christian,  du  tout.  Je  me  suis  nourri  longtemps  chez 
Flicoteau  de  têtes  de  lapin  et  de  pieds  de  coq...  C'était  un  genre  de 
noYiciat  que  m'imposait  le  dieu  Famine...  Aujourd'hui  mes  preuves 
sont  laites...  mon  estomac  atrophié  n'est  plus  qu'un  mythe...  il  ne 
me  demande  plus  rien,  sachant  d'avance  que  ses  réclamations  seraient 
inutiles  :  Je  ne  mange  plus...  Je  fume  de  temps  en  temps  une  pipe... 
voilà  tout...  Le  vieux  fakir  d'EUora  me  porterait  envie! 

Et  comme  je  le  regardais  d'un  air  de  doute  : 

—  Cela  félonne?  reprit-il,  mais  sache  que  l'initiation  aux  mys- 
tères de  Mithras  nous  impose  ces  petites  épreuves  avant  de  nous 
investir  d'une  puissance  formidable. 

Tout  en  causant  ainsi,  il  m'entraînait  vers  le  Jardin  des  Plantes. 
On  venait  d'ouvrir  la  grille,  et  la  sentinelle,  nous  voyant  approcher, 
parut  tellement  étonnée  de  la  physionomie  de  mon  pauvre  maître, 
qu  elle  fit  mine  un  instant  de  nous  interdire  le  passage...  Mais  Hans 
Weinland  ne  parut  même  pas  s'apercevoir  de  ce  geste,  et  poursuivit 
tranquillement  son  chemin. 

Le  jardin  était  encore  solitaire.  En  passant  près  de  la  cage  des 
serpents,  Hans,  me  la  montrant  avec  sa  trique,  murmura  : 


liO  '     LE  CABALISTE  HANS  WEINLAND. 

-^  De  jolis  petite  animaux,  Christian...  j'ai  toujours  eu  de  la  pré^ 
diLection  pour  ce  genre  de  reptiles...  Us  ne  se  lussent  pas  mareher 
sur  la  queue  sans  mordre* 

Puis,  tournant  à  droite,  il  me  précéda  dans  le  lidiyrinthe  qui  mente 
au  chêne  du  Liban. 

—  Arrêtons-nous  ici,  lui  dis-je  au  pied  de  cet  arhre. 

^-  Non,  montons  jusqu'au  beWédère...  on  y  Toit  de  plus  loin... 

J'aime  tant  voir  Paris  et  respirer  le  frais,  qu'il  m'arrive  très-^souvent 

de  passer  des  heures  à  cet  observatoire.  • .  C'est  même  ce  qui  me  retient 

dans  ton  quartier...  Que  veux- tu!  Christian,  chacun  a  see  petites 

'  faiblesses. 

Nous  étions  arrivés  à  la  lanterne,  et  Hans  Weinland  avait  pris 
place  sur  l'une  des  deux  grosses  pierres  fossiles  qui  sont  aj^yées 
contre  le  tertre.  Moi  je  restais  debout  devant  lui. 

—  Eh  bien!  Christian,  reprit-il,  que  fais-tu  maintenant?  Tu  sois 
les  cours  de  la  Sorbonne  et  du  Collège  de  France,  n'est-ce  pas?...  Eh! 
eh  !  eh  !  ça  t'amuse  toujours  la  métaphysique? 

«^  Mon  Dieu...  pas  trop. 

—  Eh!  je  m'en  doutais...  je  m'en  doutais...  Mais  aussi  quels 
cours!...  Quels  cours?...  L'un  s'en  tient  à  hforme^  et  se  croit  idéa- 
listel...  car  le  beau...  le  beau  idéal  est  dans  la  forme...  eh!  eh!  eh!.. . 
L'autre  parle  de  substance  ! . . .  Pour  lui,  la  substance  est  ime  idée  pre- 
mière... Comprends-tu  cela,  Christian,  la  substance  une  idée  pre-* 
mière?...  Fautril  étrebéte! — Le  plus  fort  est  un  garçon  qui  ne 
manque  pas  d'un  certain  mérite;  il  s'est  fait  un  petit  système  houx** 
geois,  avec  des  morceaux  ramassés  à  droite  et  à  gauche,  absolument 
comme  on  confectionne  un  habit  de  paillasse: aussi,  les  Français, qui 
sont  très-forts  en  métaphysique,  l'ont  surnommé  le  Platon  moderne  ! 

Et  Hans  Weinland,  allongeant  ses  longues  jambes  de  sauterelle, 
partit  d'un  éclat  de  rire  nerveux,  puis,  redev^u  calme  subitement, 
il  poursuivit  : 

—  Ah!  mon  pauvre  Christian...  mon  pauvre  Christian...  que  sont 
devenues  les  grandes  écoles  d'Albert  le  Grand,  de  Raymond  LuUe,  de 
Roger  Bacon,  d'Arnaud  de  Villeneuve,  de  Paracelse?  Qu'est  devenn 
le  microcosme f...  les  trois  principes  :  Intelleduel,  e^este,  élémen- 
taire... Les  applications  des  Patrice-Tricasse,  des  Coclès,  des  André 
Cornu,  des  Goglénius,  des  Jean  de  Hâgen,  des  JMk)ldénat68,  desSavo* 
narole,  et  de  tant  d'autres?. . .  Et  les  expérience  dirieuses  des  Glaser, 
des  Le  Sage,  des  Le  Vigoureux.  •» 


LE  CABÀLISTE  HANS  WBINLAND.  lil 

^  Mais,  cher  maître,  ce  fioat  des  empoisonneurB  !  in*écriai-}e. 

—  Des  empoisonneurs!...  Ce  sont  les  plus  grauds  astrologues  des 
teops  modernes...  les  seuls  héritiers  de  la  kabbale l  -^Les  Trais,  les 
seuls  empoisomieurs  sont  tous  ces  charlataoa  qui  tiennent^écote  de 
sophisme  et  d*ignorance.  Ne  8ais<-tu  pas  que  tous  les  secrets  de  la 
kabbale  commencent  à  trouver  leurs  applicalions?^..  La  pression 
de  la  vapeur,  le  principe  de  Télectricité,  les  décompositions  chimi- 
ques... à  qui  faut-il  attribuer  ces  admirables  découvertes,  sinon  aux 
astrologues?  —*  £t  nos  psychologues,  nos  métaphysiciens,  eux,  qu'ont- 
ils  découvert  d'utile,  d'applicable,  de  vrai,  pour  traiter  les  autres  d'i^ 
gBorants  et  s'attribuer  le  titre  de  sages?...  Mais  laissons  cela...  ma 
bile  s'échauffe. 

£t  sa  figure,  impassible  jusque-là,  prit  une  expression  de  férocité 
sauvage. 

—  U  faut  que  tu  partes^  Christian,  s'écria-t-il  brusquement,  il 
(aut  que  tu  retournes  à  Tubingue. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  l'heure  de  la  vengeance  est  proche. 

—  Quelle  vengeance? 

—  La  mienne. 

—  De  qui  voulez-vous  tirer  vengeance? 

—De  tout  le  monde  !...  Ah!  l'on  s'est  moqué  de  moL.«  on  a  cons- 
pué Maha-Dévi  !.. .  on  l'a  repoussé  des  écoles...  on  m'a  traité  de 
fou...  de  visionnaire...  On  a  renié  le  dieu  bleu  pour  adorer  le  dieu 
jaune...  £h  bien!  malheur  à  toute  cette  race  de  sensualistes ! 

Et,  se  levant,  il  embrassa  la  ville  inunense  du  regard,  ses  yeux 
gris  s'illuminèrent...  il  sourit. 

Quelques  bateaux  descendaient  lentement  la  Seine  ;  le  jardin  ver- 
doyait; les  voitures  de  roulage,  les  chargements  de  vin,  les  charre- 
tées de  légumes,  les  troupeaux  de  bœufs,  de  moutons,  de  pourceaux 
soulevaient  la  poussière  des  routes  dans  les  profondeurs  de  l'horizon. 
La  ville  bourdonnait  comme  une  ruche  :  Jamais  spectacle  {dus  splen- 
dide  et  plus  grandiose  ne  s'était  offert  à  mes  regards. 

—  Oh!  Paris!...  ville  antiquel  ville  sublime!  s*éçria  Weinlaad 
avec  une  ironie  poignante  :  Paris  idéal !...  Paris  sentimental!.,, 
ouvre  tes  larges  mâchoires...  voici  venir,  par  tous  les  poihts  de  l'ho- 
rizon, du  liquide  et  du  solide  pour  renouveler  tes  esprits  animaux... 
Hange,  bois,  chante  et  ne  t'inquiète  pas  du  resta...  La  France 
entière  s'épuise  pour  te  nourrir  1 


il2  LE  GABALISTE  HA^S  WEINLÀND. 

Elle  pioche  du  matin  au  soir,  cette  spirituelle  nation,  pour  te  faire 
des  loisirs  agréables...  Que  te  manque-t-il?  —  Elle  t'envoie  ses  vins 
généreux,  ses  troupeaux,  ses  primeurs  des  quatre  saisons...  ses  belles 
jeunes  Elles  rayonnantes  de  jeunesse...  ses  hardis  jeunes  hommes. . . 
et  ne  te  demande  en  échange  que  des  révolutions  et  des  gazettes. 

Cher  Paris!.,  centre  des  lumières...  de  la  civilisation,  etc.,  etc.,  etc. 
—  Paris!.,  terre  promise  du  paradoxe...  Jérusalem  céleste  des  Phi- 
listins... Sodome  intellectuelle...  Capitale  générale  du  sensualisme 
et  du  Dieu  jaune!.,  sois  fier  de  tes  destinées...  —  Tu  tousses!.,  le 
sol  tremble...  Tu  te  remues  !..  le  monde  frissonne...  Tu  bâilles!.. 
TEurope  s'endort  !  —  Qu'est-ce  que  ï Esprit  auprès  de  la  force 
matérielle  incamée?  — Rien...  Tu  braves  les  puissances  invisibles... 
tu  les  bafoues...  mais,  attends,  attends...  Un  des  fils  de  Maha-Dévi 
et  de  la  déesse  Kâli  va  te  donner  une  leçon  de  métaphysique! 

Ainsi  s'exprimait  Hans  Weinland  avec  une  animation  croissante. 
Je  ne  doutais  pas  que  la  misère  n'eût  détraqué  sa  cervelle.  —  Que 
pouvait  faire  un  pauvre  diable,  sans  feu  ni  lieu,  contre  la  ville  de 
Paris? 

Après  ces  menaces,  redevenu  calme  tout  à  coup,  et  voyant  quelques 
promeneurs  monter  le  labyrinthe,  il  me  fit  signe  de  le  suivre,  et  nous 
sortîmes  du  jardin. 

—  Christian,  reprit-il  en  marchant,  j'ai  quelque  chose  à  te 
demander. 

—  Quoi? 

—  Tu  connais  ma  retraite...  Là  je  te  dirai  tout...  Mais  il  faut  que 
tu  me  jures  sur  l'honneur  d'accomplir  mes  ordres  de  point  en  point. 

—  Je  le  veux  bien...  à  une  condition  cependant...  c'est  que... 

—  Oh  !  sois  tranquille...  cela  ne  peut  intéresser  ta  conscience. 

—  Alors  je  vous  le  promets. 

—  Cela  suffit. 

Nous  étions  arrivés  devant  le  clos;  il  en  poussa  la  porte  et  nous 
entrâmes. 

Il  me  serait  difficile  de  rendre  le  sentiment  d'horreur  qui  me 
pénétra,  lorsqu'après  avoir  traversé  les  hautes  herbes  du  repaire,  je 
découvris  sous  l'échoppe  une  quantité  d'ossements  amoncelés  dans 
l'ombre. 

J'aurais  voulu  fuir,  mais  Hans  Weinland  m'observait. 

—  Assied&-toi  là,  fit-il  d'un  accent  impérieux,  en  m'indiquant 
une  grosse  pierre  entre  les  piliers  du  toit. 


LE  GABALISTE  HANS  WEINLAND.  113 

J'obéis. 

Lui,  sortant  alors  de  sa  poche  une  petite  pipe  de  terre,  la  bourra 
de  je  ne  sais  quelle  substance  jaunâtre,  et  se  prit  à  Taspirer  lente- 
ment; il  s*assit  en  face  de  moi ,  les  jambes  étendues ,  sa  grosse 
trique  entre  les  genoux. 

^*  Christian,  murmura-t-il,  —  tandis  qu'une  contraction  muscu* 
lâire  indéfinissable  creusait  les  rides  de  ses  joues  et  relevait  oblique- 
ment ses  narines.  •  •  —  écoute-moi  bien . . .  Pour  que  tu  puisses  remplir 
mes  intentions,  il  est  indispensable  que  je  t'explique  un  de  nos 
-mystères.  ' 

n  se  tut,  Fœil  sombre,  le  front  plissé,  les  lèvres  tellement  serrées 
qu'on  n'en  voyait  plus  les  bords. 

—  Oui  !  reprit-il  d'un  accent  sourd,  il  faut  que  tu  connaisses  un 
des  mystères  de  Mithras  !  —  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  dans  ce* 
monde,  vois-tu  Christian,  c'est  que  l'une  des  moitiés  du  globe  soit 
en  pleine  lumière,  et  Tautre  dans  les  ténèbres...  Il  en  résulte  que  la 
moitié  des  êtres  animés  dort  pendant  que  Tautre  veille.  —  Or,  la 
nature,  qui  ne  fait  rien  d'inutile,  la  nature  qui  simplifie  tout,  et  sait 
obtenir  ainsi  la  variété  infinie  dans  l'unité  absolue...  la  nature,  ayant 
décidé  que  tout  être  vivant  resterait  assoupi  la  moitié  du  temps^  a 
déddé  par  là  même  qu'une  seule  âme  suffirait  pour  deux  corps... — 
Cette  âme  se  transporte  donc  de  l'un  à  l'autre  hémisphère,  aussi  vite 
que  la  pensée,  et  développe  tour  à  tour  deux  existences.  —  Tandis 
qne l'âme  est  aux  antipodes,  l'être  dort...  ses  facultés  divaguent... 
la  matière  repose...  —  Lorsque  l'âme  revient  prendre  la  direction 
des  organes,  aussitôt  l'être  s'éveille...  La  matière  est  forcée  d'obéir  à 
Tcsprit. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  t'en  dire  davantage...  *^  Cela  n'entre  pas 
dans  tes  cours  de  philosophie,  car  il  est  convenu  que  tes  professeurs 
sont  très-savants  sans  rien  comprendre,...  mais  cela  t'explique  les 
idées  étranges  qui  souvent  assiègent  ton  cerveau...  la  singularité  de 
tes  rêves...  la  connaissance  intuitive  des  mondes  que  tu  n'as  jamais 
vus,  et  mille  autres  phénomènes  de  ce  genre...  —  Ce  qu*on  nomme 
catalepsies,  évanouissements,  extases,  lucidité  magnétique...  bref, 
l'ensemble  des  phénomènes  du  sommeil  sous  toutes  ses  formes 
découle  de  la  même  loi...  —  M'as-tu  compris,  Christian? 

—  Très-bien...  c'est  une  découverte  sublime! 

—  C'est  le  moindre  des  mystères  de  Mithras,  fit-il  avec  un  sourire 
bizarre,  c'est  le  premier  degré  d'initiation...  Mais  écoute  les  consé- 

Tome  X.  — >  87*  Litmiiou.  S 


414  LE  GÀ6AUS7Ë  làAMS  W£INLAND. 

quences  du  principe  en  ce  qui  me  concerne  :  —  Fâme  qui  sd'anime 
appartient  égisdement  à  Tuil  des  sectateurs  de  Mdia-Dévi^  habitant  au 
pied  du  Mont-Abujî,  dans  la  province  de  Sirohl,  «ur  les  frontières 
ZBéridionales  du  Joundpour.  • .  C'est  un  Agori,ou,  si  tu  Taimes  mieux, 
un  Aghorapanti,  célèbre  par  ses  austérités,  ses  meurtres  et  sa  saiiH 
teté... — ^U  est  initié  comme  moi  du  tFoisième  degré...  i^and  il 
dort,  je  -veille...  Quand  il  veille,  je ilers.  -^ll*4k&-tu  compris? 

—  Oui,  répondîs-Je  «Q  frissonnait. 

—  Eh  bien!  voici  ce  que  je  te  demande  :  il  faut  que  bmmi  âme 
séjourne  deux  jours  consécutivement  à  Déesa...  dans  la  caverne  de  la 
déesse  Kâli..^  Je  le  veux!  —  Sans  ce  but,  mon  corps  doit  rester 
inerte...  Ce  que  je  fume  en  ce  moment  est  de  Topium...  Déjà  mes 
paupières  s'appesantissent...  tout  à  Theure..*  mon  âme  va  mè  quit- 
*ter...  Si  je  m'éveille  avant  le  temps  fixé...  entends4u...  qu'à  l'instant 
même  tu  me  donnes  une  nouvelle  dose  d'opium...  Tu...  tu  me  l'as 
juré...  malheur 4si.... 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  finir,  et  tomba  subitement  dans  une  tor- 
peur profonde. 

Je  j'étendis,  la  tête  à  l'ombre,  les  pieds  dans  l'herbe.  Sa  respira- 
tion, tour  à  tour  rapide  et  lente,  me  donnait  le  frisson...  et  le  mystère 
que  cet  homme  venait  de  me  révéler...  la  certitude  que  son  âaie 
avait  franchi  des  espaces  immenses  en  moins  d'une  seconde,  m'inq[û* 
raient  une  sorte  de  crainte  mystérieuse,  comme  si  tout  ce  monde  inconnu 
se  fût  ouvert  à  mes  regards...  Je  me  sentais  pâlir  ;  mes  doigts  s'agi- 
taient et  tressaillaient  sans  que  je  le  voulusse...  Le  fluide  vital  me 
pénétrait  jusqu'à  la  pointe  des  cheveux. 

Ajoutez  la  chaleur  du  Midi  concentrée  entre  ces  vieilles  masures , 
les  émanations  putrides  de  la  mare  voisine ,  le  coassement  des  deux 
grenouilles  qui  commençaient  leur  duo  mélancolique  dans  la  fange 
verdâtre,  le  bourdonnement  immense  des  insectes  dansant  leur 
ronde  étemelle ,  et  vous  comprendrez  les  impressions  sinistres  qui 
se  succédèrent  dans  mon  esprit  jusqu'au  soir^ 

Je  regardais  parfois  la  face  pâle  de  Weinland,  toute  oouverte  de 
mœteur,  et  je  ne  sais  quel  effroi  subit  me  saisissait  alors.  U  me  sen»- 
blait  être  complice  d'un  crime  épouvantable,  et  malgré  ma  promesse, 
je  secouais  violemment  le  corps  du  dormeur,  qui  restait  inerte  ou 
s'inclinait  dans  un  autre  sens.  Parfois  sa  respiration  prenait  des 
accents  bizarres  ;,  et  s'échapput  ea  sifflant  coumie  vn  ricanement  dia- 
bdique. 


LE  CABALISTÎ  HANS  WEINLAND.  115 

Durant  ces  longues  ibeures ,  il  m'urriva  de  songer  aussi  aux  mys- 
tères de  Mîttifas.  Je  me  disais  ipie  sans  doute  le  premier  degré  d'ini- 
tktioB  devait  comprendre  la  Tie  animale ,  —  le  second ,  Tessence  et 
kB  lioDctions  de  Tâme,  -^  le  troisième ,  Dieu.  —  Hais  quel  homme 
pouTaif  avoir  Taudace  de  fixer  son  regard  sur  la  force  incréée  et  l'or- 
gue»! de  TexpHqaer  ? 

Le  temps  se  consumait  dans  ces  méditations  ;  ce  n*est  qu'à  la  chute 
du  jour,  lorsque  l'horloge  de  Saint-Étienne  du  Mont  eut  sonné  huit 
heures,  que  je  montai  chez  mm  prendre  quelques  heures  de  repos. 

Je  ne  doutai  {4us  dlion  que  le  sommeil  léthargique  de  Hans 
Weinland  ne  poursuivit  tranquillement  son  cours  jusqu'au  len- 
demain. « 

En  eflTet ,  le  jour  suivant,  vers  isix  heures  du  matin,  étant  allé  le 
voir,  je  le  trouvai  dans  la  même  attitude  ;  sa  respiration  me  parut 
même  règularisée. 

Que  TOUS  dirai-je ,  mes  chers  amis?  œ  jour  encore  et  la  nuit  sui- 
vante se  passèrent  dans  les  mêmes  rêveries,  dans  les  mêihes  anxiétés 
que  la  veille. 

A  la  fin  du  second  jour,  vers  six  heures  du  soir,  ne  me  sentant  plus 
de  fatigue  et  d'inanition ,  je  courus  au  doitre  Saint-Benoit  prendre 
on  peu  de  nourriture.  Je  restai  chez  maître  Ober,  mon  restaurateur, 
jusque  vers  sept  heures. 

Ek  revenant  de  là,  par  la  rue€lovis,  il  me  sembla  tout  à  coup 
être  suivi ,  et ,  regardant  derrière  moi ,  je  fus  tout  étonné  de  ne  voir 
personne. 

Qooîque  le  jour  fût  à  son  déclin ,  une  chaleur  accablante  pesait 
sur  la  ville  silencieuse  ;  pas  une  porte  ouverte  n'aspirait  la  première 
firaUdieur  de  la  nuit  ;  pas  une  figure  n'apparaissait  au  loin  sur  le  pavé  ; 
pas  un  mouvement ,  pas  un  bruit  ne  trahissait  la  vie  dans  le  vaste 
quartier  du  Jardin-des-Plantes. 

Ayant  h&té  le  pas ,  je  me  trouvai  bientôt  à  la  porte  du  Clos,  où 
j'appuyai  la  main.  Elle  s'ouvrit  sans  bruit,  et  j'allais  m'avancer  dans 
rii^be,  quand  Hans  Weinland ,  plus  pMe  que  la  mort ,  bondit  à  ma 
rencontre  en  me  criant  : 

—  Sauve-toi,  Christian  !  sauve-toi  !... 

Et  ses  deux  mains  me  repoussaient  :  sa  face  contractée...  ses  yeux 
vitreux,  le  frémissement  de  ses  lèvres,  trahissaient  la  plus  grande 
teiTeur. 

Je  fus  rejeté  dans  la  rue. 


116  LE  GâBALISTE  HANS  WEINLAND. 

—  Viens!...  viens  !•.•  me  criait-il...  Cache-toi  ! 

La  Yeuye  Genti ,  accourue  sur  le  seuil  de  sa  maison ,  poussait  des 
cris  perçants^  croyant  sans  doute  que  Weinland  voulait  me  dévaliser; 
mais  lui,  Técartantdu  coude,  et  se  jetant  dans  Tallée  avec  moi,  partit 
d*un  éclat  de  rire  diabolique  : 

—  Hé  !  hé  !  hé  !  la  vieille...  La  vieille  payera  pour  toi...  Monte, 
Christian...  monte  vite...  Le  monstre  est  déjà  dans  la  rue...  Je  le 
sens!        , 

Et  je  montais  quatre  à  quatre ,  comme  si  le  spectre  de  la  mort  eût 
étendu  ses  griffes  sur  moi...  Je  volais...  Je  m*enlevais  par  bonds... 
La  porte  de  ma  chambre  s'ouvrit  et  se  referma  sur  nous,  et  je  tombai 
dans  mon  fauteuil  comme  foudroyé. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  m*écriai-je ,  les  mains  croisées  sur  ma 
figure...  qu*y  a-t-il?  Mais  tout  ceci  est  horrible  ! 

—  Il  y  a,  dit  Weinland  froidement,  il  y  a  que  j'arrive  de  loin... 
Douze  mille  lieues  en  deux  jours...  Eh  I  eh  !  eh  !  j'arrive  des  bords 
du  Gange,  Christian,  et  je  ramène  de  là-bas  un  joli  compagnon... 
Écoute...  écoute...  ce  qui  se  passe  dehors. 

Alors  prêtant  l'oreille,  j'entendis  une  foule  de  monde  descendre  la 
rue  Copeau  en  courant,  puis  des  clameurs  confuses... 

Mes  yeux  rencontrèrent  en  ce  moment  ceux  de  Hans...  Une  joie 
sombre,  infernale,  les  illuminait. 

—  C'est  le  choléra  bleu  !  fit-il  à  voix  basse ,  —  le  terrible  choléra 
bleu! 

Puis,  s'animant  tout  à  coup  : 

—  Des  cimes  du  mont  Abuji,  s'écria- t-il ,  par-dessus  les  verts  pana- 
ches des  palmiers,  des  grenadiers,  des  tamarins...  au  fond  de  la 
gorge  où  se  traîne  le  vieux  Gange,  je  l'ai  vu  flotter  lentement  sur  un 
cadavre,  parmi  les  vautours...  Je  lui  ai  fait  signe...  il  est  venu...  Le 
voilà  qui  se  met  à  l'œuvre...  Regarde  ! 

Une  sorte  de  fascination  me  fit  jeter  les  yeux  dans  la  rue  :  —  un 
homme  du  peuple ,  les  épaules  nues ,  les  cheveux  crépus,  emportait , 
en  courant,  une  femme,  la  tête  renversée,  les  jambes  pendantes,  les 
bras  retombant  inertes.  —  Lorsqu'il  passa  sous  ma  fenêtre ,  suivi 
d'un  grand  nombre  de  personnes ,  jç  vis  que  la  figure  de  cette  mal- 
heureuse avait  des  teintes  bleuâtres...  Elle  était  toute  jeune...  le 
choléra  venait  de  la  foudroyer  I 

Je  me  retournai,  frissonnant  des  pieds  à  la  tête...  Hans  Weinland 
avait  disparu  I 


LE  CABALISTE  HANS  WEINLAND.  in 

Ce  même  jour,  sans  prendre  le  temps  de  faire  ma  malle,  et  n'ayant 
que  la  précaution  d'emporter  l'argent  nécessaire ,  je  courus  aux  mes- 
sageries, rue  Notre-Dame-des- Victoires. 

Une  diligence  allait  partir  pour  Strasbourg.  J'y  montai^  comme  un 
noyé  se  jette  sur  la  planche  de  salut. 

Nous  partîmes. 

On  riait.  • .  on  chantait.  • .  personne  ne  savait  encore  l'inyasion  du 
choléra  en  France. . .  Moi ,  me  penchant  à  la  portière ,  de  relais  en 
relais,  je  demandais  : 

—  Le  choléra  n'est  pas  ici  ? 
Et  chacun  de  rire. 

—  Le  pauvre  garçon  est  fou  !  —  Disaient  mes  compagnons  de 
Toyage.  —  Hs  faisaient  des  gorges  chaudes. 

Mais  lorsque,  trois  jours  après ,  j'eus  le  bonheur  de  me  jeter  dans 
les  bras  de  mon  oncle  Zacharias,  et,  qu'à  moitié  fou  de  terreur,  je  lui 
racontai  ces  événements  étranges ,  il  m'écouta  gravement  et  me  dit  : 

—  Cher  Christian ,  tu  as  bien  fait  de  venir...  oui,  tu  as  très-bien 
fait...  Regarde  le  journal...  Douze  cents  personnes  ont  déjà  péri... 
C'est  une  chose  épouvantable  ! 


FIN. 


o 


LES  MARBRES  D'ELEUSIS 


PAR  M.  LOUIS  DE  RONGHA.UO. 


C'est  toujours  une  surprise  pleine  d'émotion  chez  tous;  les  anus  de 
Tart,  quand  le  hasard  nous  rend  quelque  chef-d'œuvre  de  cette  anti- 
quité pour  laquelle  l'admiration  ne  vieillit  points  mais  semble  rajeu^ 
nir,  au  contraire,  à  chaque  découTerte  nouvelle.  Cela  est  vrai  surtout 
pour  les  découvertes  faites  en  Grèce,  depuis  que  cette  terre  classique 
nous  a  restitué  des  trésors  eneore  plus  précieux  que  ceux  qui  avaient 
été  retirés  du  sol  de  l'Italie.  Il  n'est  besoÎD  de  rappeler  ici  les  marfases 
d'Égine,  du  Parthénon,  d'Halicamasse,  qui  nous  ont  fait  connaître, 
avec  des  œuvres  des  époques  d'Onatas,  de  Phidias,  de  Praxitèle,  la 
véritable  antiquité.  Chaque  fois  que  des  ouvrages  du  ciseau  grec, 
ainsi  retrouvés,  ont  paru  aux  regards  du  public,  on  a  pu  s'étonner 
du  nouvel  aspect  sous  lequel  se  révélait  un  art  qu'on  avait  cru  con- 
naître, et  les  idées  qu'on  s'en  formait  ont  dû  plus  d'une  fois  être 
modifiées.  Ce  qu  on  en  doit  conclure  avant  tout,  c'est,  il  me  semble, 
rinépuisable  variété  d'un  art  essentiellement  vivant;  j'entends  aux 
beaux  siècles  de  la  sculpture,  qui,  tout  en  respectant  les  lois  imposées 
à  la  plastique  par  des  convenances  rigoureuses ,  ne  laissait  pas  de 
chercher  avec  une  naïve  ardeur,  par  toutes  les  voies  où  il  espérait 
la  rencontrer,  l'alliance  de  la  vérité  et  de  la  beauté,  son  but  su- 
prême. 

Un  autre  profit  à  tirer  de  ces  découvertes,  c'est  de  nous  garder  de 
vues  trop  systématiques  sur  l'histoire  de  l'art  grec.  Sans  doute  ilost 
possible  aujourd'hui,  grâce  aux  travaux  des  critiques  français  et  alle- 
mands, de  se  faire  une  idée  générale  du  développement  de  cet  art 
admirable,  d'en  caractériser  les  phases  principales,  dans  les  diverses 
écoles,  avec  une  assez  grande  vraisemblance.  Toutefois,  la  critique 
sur  cette  matière  est  sujette  encore  à  bien  des  erreurs  de  détail.  Il 


LES  MARBRES  D^ÉLEU^IS.  fi» 

D'èB  est  i^as  pour  nous  de  l'art  grée  comme  de  Fart  italien,  sm  lequel 
abcNident  les  données  historiques.  Depuis  Winckelmann  ju8qu*à  nos 
ardiéologues  contemporains,  Fénidition  moderne  a  bâti  sur  un  petit 
nombre  de  textes  compares  à  de  Tares  monuments  ses  conjeetures 
laborieuses,  que  chaque  découverte  nouvelle  Tient  fortifier  ou  infirmer. 
En  attendant  que-  de  nouYeaux  peints  de  comparaison  nous  soieni 
dennés,  il  est  sans  doute  prudent  de  ne  pas  trop  insister  sur  les  hypo* 
alèses  concernant  les  noms  et  hs  dates,  de  crainte  d*obseiimr  par 
là  ee  qu'on  youdrait  prématurément  édairer. 

On  sait  la  découverte  faite  à  Eleusis  d'une  téta  eelossale  et  d*un 
grand  bas-relief  dont  les  plâtres  se  voient  actuellement  à  TÉcole  dies 
beaux-arts.  Par  un  dernier  service  rendu  aux  études  dont  il  a  été 
llionneur,  M.  Charles  Lenormant,  à  qui  une  tombe  voisine  de  celle* 
dCOtâried  Muller  était  préparée  par  une  destinée  pareille,  ayant  vu  ces 
marbres,  obtint  du  gouvernement  de  la  Grèce  Fautorisation  de  ks 
faure  mouler  et  d'envoyer  les  creux  k  Paris.  Déjà  la  critique  s'est 
occupée  de  ces  sculptures,  et  le  caractère  ambigu  de  l'une  d'elles», 
dont  la  beauté  n'est  contestée  de  personne,  n'a  pas  manqué  de  pro^ 
dirire  quelque  étonnement  et  de  dérouter  un  peu  ta  critique.  A  quelle- 
époque  du  développement  de  l'art  hellénique,  à  quelle  école  'appar- 
tiouient  ces  ouvrages  trouvés  dans  un  des  lieux  les  plus  8acré5  aux 
ymx  êe  l'antiquité  grecque?  C'est  la  question  qui  se  pose  naturelt»-^ 
ment  à  notre  esprit,  tandis  que  nous  admirons  la  beauté  qui  éclate 
dans  ces  créations  du  génie  divin  de  la  vieille  Grrèee. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  du  fragment  de  statue  qu'on  croît  être  une 
tète  de  Neptune.  Neptune  avait  un  temple  à  Eleusis ,  et  il  est  pos- 
sible que  cette  tête,  qu'on  a  trouvée  encastrée  dans  un  vieux  mur,  ait 
en  ^et  appartenu  à  quelque  statue  de  ce  dieu.  Elle  est  malheureu- 
sement très-mutilée.  Cependant,  à  travers  les  mutilations  et  les 
dégradations,  on  y  reconnaît  ce  style,  empreint  à  la  fois  de  vérité  e* 
d*idéal,  qui  procède  par  larges  plans,  et,  par  une  imitation  fidèle,  mais 
intelKgenle  et  en  quelque  sorte  inspirée  du  corps  humain,  arrive,  avec 
me  aisance  inimitable,  à  reproduire  dians  l'art  la  vie  de  la'  nature.  Les 
dieveux  hérissés ,  le  front  creusé  par  une  large  ride ,  les  yeux  à  fleur 
de  tâle,  lé  menton  rond  et  puissant,  donnent  à  cette  tête  un  caractère 
de  force  et  de  sauvagerie.  Cette  sculpture  peut  être  de  l'école  de  Phi- 
dias; pour  la  vérité  et  la  vie,  autant  qu'on  en  peut  juger  dans  l'état 
où  l'ont  mise  les  outrages  du  temps  et  des  hommes ,  elle  est  compa- 
nble  aux  statues  du  Parthenon. 


i20  LES  MARBRES  D'ELEUSIS. 

Le  ba&-reUef  est  mieux  conservé.  Le  marbre  était,  il  est  vrai,  brisé 
en  trois  morceaux  quand  le  hasard  Ta  fait  retrouver;  mais  aucune 
partie  ne  manque,  et  les  fragments  rejoints  présentent  la  composi- 
tion entière.  On  pourrait  croire  que  cette  terre  de  Grèce  est  douée 
d'une  vertu  de  conservation  pour  les  merveiUes  de  Tart  que  d*ef* 
firoyables  bouleversements  ont  enfouies  dans  son  sein,  où  elles  atten- 
dent rheure  de  reparaître.  Pausanias  nous  apprend  qu'il  y  avait 
trois  temples  à  Eleusis  :  celui  de  Neptune,  celui  de  Diane  et  celui  de 
Triptolème.  C'est  sur  remplacement  de  ce  dernier  temple,  si  les  rea»» 
seignements  que  j'ai  lus  sont  exacts ,  qu'on  aurait  trouvé  le  bas- 
relief. 

Il  n'y  a  aucun  doute  sur  le  sujet  représenté  :  c'est  une  scène  des 
mystères  sacrés.  Un  adolescent,  qui  ne  peut  être  que  le  fils  de 
Gelée ,  Triptolème ,  est  debout  entre  deux  femmes  dont  la  stature 
dépasse  la  sienne  de  toute  la  hauteur  dont  les  dieux  dépassaient  les 
hommes.  Une  de  ces  déesses  lui  remet  un  objet  imperceptible,  qu'on 
pense  être  un  grain  de  blé ,  tandis  que  l'autre  étend  sur  sa  tète  la 
main  comme  pour  une  bénédiction.  Le  nom  de  Gérés  a  été  donné  à 
la  première ,  et  dans  la  seconde  on  a  vu  Proserpine.  Gérés  n'est  dis* 
tinguée  par  aucun  attribut,  si  ce  n'est  qu'elle  tient  un  long  sceptre, 
en  signe  de  commandement.  Gertaines  particularités,  et  son  type 
traditionnel ,  suffisaient  sans  doute  pour  la  faire  reconnaître  par  les 
Grecs.  Quant  à  Proserpine,  elle  est  caractérisée  par  le  flambeau  en 
usage  dans  les  cérémonies  de  l'initiation.  Les  deux  déesses  sont  enve* 
loppées  de  longues  draperies,  tandis  que  la  chlamyde  du  jeune 
homme,  rejetée  en  arrière,  laisse  paraître  son  corps  nu  au  yeux  du 
spectateur.  La  manière  dont  cette  sculpture  est  exécutée ,  la  dégra«- 
dation  insensible  des  parties  saillantes  sur  le  fond,  donnent  à  cette 
scène,  dont  les  personnages  sont  de  la  plus  grande  proportion,  une 
apparence  surnaturelle  ;  on  dirait  d'une  vision  prête  à  s'effacer.  Le 
caractère  archaïque  ajoute  encore  à  la  solennité  de  l'effet. 

Ge  caractère  se  fait  reconnaître  dans  l'ensemble  et  dans  les  détails, 
en  dépit  de  la  beauté  de  l'ouvrage.  Le  peu  d'épaisseur  du  relief,  les 
yeux  représenlés  de  face  sur  des  têtes  de  profil,  les  pieds  longs  et  posés 
à  plat ,  la  rigidité  de  la  figure  de  Gérés ,  sont  autant  de  signes  d'ar- 
chaïsme. La  tête  de  Gérés  a  le  caractère  des  types  invariables,  con« 
sacrés  par  la  tradition  sacerdotale  ;  elle  rappelle  les  têtes  de  divinités 
d'une  haute  antiquité  qu'on  voit  sur  des  bas-reliefs  de  terre  cuite  à  la 
Glyptothèque  de  Munich.  L'attitude  de  la  déesse  a  quelque  chose  de 


LES  MARBRES  D'ELEUSIS.  i21 

jToide  et  de  solennel.  Sa  tunique  fonne  sur  son  corps  des  plis  droits 
et  symétriques  qu*on  a  comparés  aux  cannelures  d'une  colonne .  Cepen- 
dant les  bras  sont  d'un  beau  dessin ,  et  on  sent  je  ne  sais  quelle  grâce 
aérère  percer  dans  cette  figure,  à  travers  les  rudesses  du  vieux  style. 
La  figure  de  Proserpine  est  traitée  avec  plus  de  liberté  :  un  sentiment 
profond  de  la  beauté  se  manifeste  dans  les  contours  du  sein ,  dans  la 
forme  des  bras ,  de  celui  surtout  qui  retient  le  flambeau.  Un  souffle 
de  la  grâce  la  plus  pure  a  passé  sur  cette  figure  virginale,  enveloppée 
de  voiles,  qui  semble  le  génie  féminin  de  la  mort.  Il  y  a  dans  la  pose  de 
la  jeune  déesse  un  abandon  plein  de  charme,  et  comme  une  expression 
générale  de  tristesse  et  de  résignation.  Les  formes  sveltes,  sans  mai- 
greur, rappellent  la  jeune  fille  légère  à  la  course,  comme  Homère  la 
représente,  qui  était  occupée  à  jouer  avec  les  filles  de  TOcéan  sur  le 
rivage  de  la  mer  lorsqu'elle  fut  enlevée  par  Pluton.  Bien  qu'on  y 
trooTe  encore  des  traces  d'archaïsme,  cette  figure  de  Proserpine 
forme  avec  celle  de  Cérès  un  constraste  singulier.  Les  draperies , 
sans  égaler  la  souplesse  et  la  vérité. de  celles  de  Phidias,  auxquelles 
il  n'y  a  rien  à  comparer,  sont  disposées  avec  un  grand  goût  et  traitées 
avec  une  grande  délicatesse. 

Le  corps  de  Triptolème  nous  offre  lin  modèle  charmant  d'élégance 
juvénile,  surtout  dans  la  partie  supérieure.  Les  pieds  sont  très-défec- 
tueux. Dans  le  torse  même,  je  trouve  quelque  maigreur  et  un  peu  de 
mollesse.  La  timidité  dans  l'exécution  me  parait  le  défaut  général  de 
cet  oumrage,  où  deux  styles  se  confondent,  où  l'hésitation  de  l'artiste 
se  trahit  en  maint  endroit ,  mais  où  les  tâtonnements  d'un  art  qui  se 
dierche  encore  n'enlpêchent  pas  le  sentiment  du  beau  de  se  faire 
jour  en  éclairs  qui  illuminent  toute  l'œuvre.  On  a  voulu  voir  dans  le 
bas-relief  d'Eleusis  un  ouvrage  de  l'école  de  Phidias ,  et  l'on  a  été 
jusqu'à  Fattribuer  à  Phidias  lui-même.  Il  suffit  d'avoir  vu  à  Lon- 
dres les  marbres  du  Parthénon  pour  sentir  la  différence  entre  le 
style  franc,  libre,  aisé,  plein  de  largeur  et  de  fraîcheur,  de  ces  sculp- 
tures où  règne  un  art  souverain,  maître  absolu  de  lui-même,  et  le 
caractère  indécis  de  ce  bas-relief,  qui  fait  songer  à  une  époque  de 
transition.  Comparé  aux  sculptures  de  l'école  de  Phidias,  le  bas-relief 
se  rapporte  à  une  école  antérieure.  Comparé  aux  statues  de  l'é- 
cole d'Égine,  il  donne  Tidée  d'une  époque  où  le  style  commen- 
cerait à  s'assouplir,  où  la  grâce  viendrait  à  se  montrer  à  travers  la 
rudesee  antique,  à  la  façon  d'une  dryade  entr'ouvrant  l'écorce  du 
diène. 


iâ2  LES  HABBRES  D'&LEUSIS. 

On  se  ferait  une  &vs8e  idée  de  Técole  qui,  dans  rAttique,  précéda 
eeUe  de  PhîdîaB,  si  Ton  croyait  que  la  gr&œ  lui  était  étfangère*  Cala* 
mis,  qui  viTdât  et  travaillait  à  Athènes  un  peu  ayant  que  Ptiidias:  m 
parut,  était  renommé  pour  h  grâee  et  la  beauté  de  ses  figures  de 
femmes,  et  Lucien,  ce  fin  Gonnaissenr,  parle  de  la  Sosanàre  et  est 
artiste  comme  d^un  de&  chefs-d'œuvre  d)e  la  scolpture.  B  est  ^rai  cpia 
dans  les  seulptiires  du  temple  de  Thésée  et  dans  celles  des  métopes 
du  ParthénoD,^  oir  Fon  croit  reconnaître  la  main  des  sculpteurs  de  la 
miiie  école  attique,  ce  qui  domine  est  moins  le  sentiment  de  VîAèù 
que  k  sentiment  énergique  de  la  vérité  et  du  mouvement.  Maifti  a 
cette  époque  de  traneformation  qui  précéda  à  Attiènes  la  grande 
époque  de  la  sculpture,  il  y  avait  sans  doute  des  tendances  diverses 
parmi  les  artistes,  et,  tandis  que  les  uns  cherchaient  la  mérité,  sans 
s'effiuroucher  même  d'un  peu  de  trivialité,  les  autres  pouvaient  bien 
diercher  k  beauté  et  rencontra*  parCus  son  somrire,  qui  est  la 
gr&cc« 

On  ssdt;  que  les  édifices  d'Eleusis,  détruits  pendant  les  guerres  par- 
siques,  commencèrent  à  se  relever  sous>  l'administration  de  Péri-* 
clés.  Le  temple  de  Triptolème  doit  donc  être  regardé  ccHume  une 
œuvre  contemporaine  du  Parlhénon.  Mais  on  a,  et  jusqpie  dans  le 
Parthénoh  même,  de  nombreux  indices  que  Taneienne  école  attiquQ 
continua  de  fleurir  à  cèté:  de  la  nouvelle,  et  rien  n'empêche  qu'un 
ancien  mattre  athénien  ait  été  chargé  de  la  décoration  du  sanctuaire 
des  initiations.  On  peut  même  croire  que  la  gioire  dé  l'école  nouvelle 
n'a  pas  été  sans  influence  sur  la  manière  de  l'artiete,  sans  pourtant  le 
rendre  infidèle  aux  traditions  dont  il  avait  reçu  le  culte  avec  les  leçons 
de  son  art.  Ce  ba&-relief  décorait  peut-être  un  portique  du  temple,  et 
devait  avoir  un  pendant  qu'on  n'a  pas  retrouvé. 

Il  serait  sans  doute  intéressant  pour  f  histoire  de  l'art  de  pouvait 
comparer  le  l>as-<-reliel  d'Éteusie  avec  te  sujet  analogue  traité  sur  une 
des  roétopes^du  Parthénon.  Malheureusement  cette  métope  ne  nous 
est  connue  que  par  un  dessin  de  Carrey,  le  peintre  qui  accompagnait 
le  mQ.rquis  de  Nointel,  lors  du  voyage  que  cet  ambassadeur  de  France 
fil  à  Athènes  avant  la  destruction  par  les  Vénitiens  d\^ne  partie 
dn  Parthénon.  Gérés,  de  haute  taille,  y  était  représentée  le  bras  levé, 
lançant  dans  le  sillon  le  grain  nourricier,  tandis  que  Triptolème,  nu 
jusqu'à  la  ceinture,  retenant  des  deux  mains  son  vêtement  dans  Ws 
plis  duquel  était  sans  doute  le  blé,  se  tournait  vers  la  déesse  lAn  4e 
prendre  exemple  sur  elle.  Toute  grossière  qu'elle  est,  l'esquisse  de 


LES  MARrarS  D^'ÉLBUSrS.  123 

relève  àt  Lebfim  noos  fait  cependant  comprendre'  ce  qu'il  devaii  y 
«oir  de  Tîe  et  de  grandeur  dans  les  figures  de  eette  métope,  déjà 
mfilée  aders,  aujourd'hui  perdue,  qui  détail  être  tme  des  plus  belles 
fCQ^pturcs  de  la  firise  extérieDre.  Le  torse  nu  du  Triptoîèrae  de  la 
métope  contraste^  par  son  ampleur,  avec  la  maigreur  arehaîipie  dv 
Triptoieme  d'Eleusis.  La  figure  de  Cérès,  ctont  ou  ne  disHngue  gnëra 
que  le  mouvement  superbe  et  tes  (kapenes  admirables,  doucement 
soulevée  sur  ses  pieds  et  levant  la  main  droite  pour  semer,  tandis  que 
la  gauche  retient  le  grain  dans  un  pli  de  son  ample  tunique,  devait 
avoir  cette  beauté  avec  laquelle  la  déesse  se  révèle  à  Métanire  dans  le 
sublime  récit  d'Homère,  lorsque,  dépouillant  la  vieillesse  qui  la 
déguisait,  elle  apparaît  dans  tout  1  éclat  d'une  lumière  divine.  Tel 
était  Tart  de  Phidias,  dépouillant  la  rudesse  antique  et  déployant 
tout  à  coup  aux  regards  des  Grecs  sa  puissance  radieuse. 


Les  pages  qui  précèdent  étaient  écrites  lorsqu'à  paru,  dans  la 
Gazette  des  Beaux-Arts ,  l'article  de  M.  François  Lenormant,  fils  de 
M.  Charles  Lenormant ,  sur  les  marbres  d! Eleusis.  Le  jeune  archéo- 
logue y  parle  avec  un  enthousiasme  bien  légitime  de  ces  sculptures, 
dont  la  découverte  fut  un  des  événements  de  son  séjour  en  Grèce,  et 
qu'il  fut  admis  à  voir  l'un  des  premiers  avec  l'homme  illustre  qui . 
guidait  alors  ses  pas  sur  cette  terre  classique.  Toutefois,  cet  enthou- 
siasme ne  l'égare-t-il  pas  en  lui  faisant  voir  dans  le  bas-relief  une 
œuvre  de  la  grande  école  celtique?  Je  sais  que  cet  avis  est  aussi  celui 
d'un  critique  éminent,  M.  Yitet.  Je  n'ai  pas  qualité  pour  le  com- 
battre; mais,  en  attribuant  à  l'école  de  Phidias  le  bas-relief  d'Eleusis, 
dont  la  beauté  d'ailleurs  est  incontestable,  il  me  parait  qu'on  ne  rend 
justice  ni  à  Phidias ,  ni,aux  artistes  qui  l'ont  précédé  immédiatement 
dans  la  carrière,  et  qui,  tels  qu'Agéladas,  Calamis,  Hégias,  Critios, 
Nésiotès ,  après  avoir  été  ses  maîtres,  continuèrent  à  être  ses  rivaux. 
Le  caractère  de  la  révolution  opérée  'par  Phidias  consiste  surtout 
dans  la  vie ,  à  la  fois  réelle  et  idéale ,  dont  il  sut  animer  ses  figures , 
et  dans  l'affranchissement  de  tout  système;  mais  on  ne  doit  pas 
oublier  qu'il  trouva  la  sculpture  déjà  portée  à  un  haut  degré  de  déve- 
loppement, bien  que  encore  asservie  à  certaines  règles  convention- 
nelles. M.  François  Lenormant  pense  que  le  caractère  archaïque  de 
quelques  parties  du  bas-relief  doit  être  attribué  aux  exigences  des 


in  LES  MARBRES  D'ELEUSIS. 

prêtres.  Mais,  s'il  est  prouvé  d'ailleurs  qae  des  artistes  appartenant 
à  une  école  antérieure  rivaient  encore  au  temps  de  la  gloire  de 
Phidias,  ces  prêtres  d'Eleusis  n*ont-iIs  pas  dû  s'adresser  à  Fun 
d'eux  plutôt  qu'à  un  artiste  de  l'école  nouvelle?  Cette  conjecture 
n'ôte  rien  au  mérite  du  bas-relief,  qui,  sans  égaler  la  beauté  incom- 
parable des  marbres  du  Parthénon ,  devient  un  document  aussi  pré- 
cieux pour  l'histoire  de  l'art  hellénique. 


REVUE  DES  SCIENCES 


LA  SOCIÉTÉ  CHIMIQUE  DE  PARIS.  -—  LES   SÉANCES   PUBLIQUES. 

M.   H.  SAINTE-CLAIRE   DEYILLE. 

En  1858,  quelques  jeunes  chimistes,  désireux  de  causer  de  leurs 
travaux,  de  leurs  espérances,  des  théories  de  la  belle  science  à  l'étude 
de  laquelle  ils  s'étaient  voué^,  et  curieux  de  nouveautés,  pensèrent  à  se 
réunir  à  jours  fixes.  Ce  fut  là  l'origine  de  l'association  qui  devait 
bientôt  prendre  le  nom  de  Société  chimique  de  Paris, 

Les  chimistes,  nombreux  dans  la  capitale,  manquaient  d'un  lien; 
cette  Société  le  leur  offrit  :  aussi,  elle  comptait  à  peine  quelques  mois 
d'existence ,  que  le  nombre  de  ses  membres  s'était  accru  avec  une 
grande  rapidité;  à  côté  de  jeunes  praticiens  encore  obscurs,  se 
rencontrèrent  bientôt  des  hommes  placés  au  premier  rang  par  leurs 
travaux  et  leur  position.  La  société  perdait  de  plus  en  plus  son  carac- 
tère de  réunion  intime  de  jeunes  gens ,  pour  revêtir  celui  d'une  petite 
académie  ;  elle  entra  résolument  enfin  dans  cette  nouvelle  voie ,  en 
nonunant  pour  son  président  M.  Dumas ,  le  chef  actuel  de  la  chimie 
française,  et  en  déclarant  qu'elle  publierait  les  bulletins  de  ses  séances. 

L'année  1859  se  passa,  pour  la  Société  chimique,  à  écouter  les 
communications  souvent  très-importantes  de  ses  membres,  et  en 
même  temps  à  discuter  son  règlement  intérieur.  A  l'une  des  séances 
da  mois  de  juillet,  où  il  s'agissait  de  voter  ce  règlement  d'une  façon 
définitiTe,  M.  Dumas  occupait  le  fauteuil;  il  n'avait  pas  considéré,  en 
effet,  son  titre  de  président  simplement  comme  honorifique,  mais, 
sentant  l'heureuse  influence  que  pouvait  avoir  la  Société  sur  les  pro- 
grès de  la  chimie,  il  se  mêlait  à  ses  travaux.  Après  avoir  fait  voter  les 
principaux  articles,  le  président  prit  la  parole  et  proposa  à  la  Société 
d'étendre  son  influence,  assez  restreinte  jusqu'alors,  d'abord,  en  insti- 
tuant des  séances  publiques,  ensuite  en  réunissant  les  œuvres  com- 
plètes des  principaux  chimistes  français  et  étrangers,  en  une  édition, 


i 


126  REVUE  DES  SCIENCES. 

sorte  d'évangile  des  chimistes,  où  l'on  pourrait  suivre  pas  à  pas  les 
travaux  des  maîtres,  et  saisir  sur  le  vif  renseignement  Iç  plus  puissant 
qu'on  doive  chercher  dans  leur  œuvre  :  la  méthode. 

Les  séances  publiques,  dans  l'esprit  de  M.  Dumas,  ne  devaient  pas 
être  les  réunions  habituelles  de  la  société,  auxquelles  le  pidblîc  serait 
admis,  mais  eH8s  -devaient  prendre  la  forme  de  leçons,  dans  les- 
quelles, les  auteurs  de  découvertes  récentes  pourraient  exposer  leurs 
travaux,  en  fortifiant  cet  exposé  des  expériences  qu'exige  l'enseigne- 
ment. Une  institutioû  semblable  existe  en  Angleterre,  et  une  nom- 
breuse assemblée  vient  écouter  attentivement  4es  leçons  des  princes 
de  la  science.  C'est  ainsi  que  Davy  avait  autrefois  attiré  sur  lui  l'at- 
tention de  l'aristocratie  anglaise  ;  c'est  ainsi  que  Faraday  vient  encore 
actuellement  exposer  ses  admirables  travaux  sur  Téleclricité.  M.  Du- 
mas pensait  que  la  Société  chinuque  de  Paris,  «comptant  dans  son  sein 
les  professeurs  les  plus  habiles,  les  plus  écoutés  de  la  capitale,  ses 
séances  oe  pouvaient  manquer  d'un  grand  intérêt,  d'autant  plus  que 
le  talent  habituel  des  orateurs  se  trouverait  surexcité  par  la  présence 
d'un  auditoire  d'élite ,  et  pair  l'élan  qti'on  apporte  toigatirs  àl'e^o- 
sLtioa  de  ses  propres  travaux. 

Les  propositions  tendant  à  établir  ces  séaiices  publiques,  et  à  cooh 
mencer  la  publication  des  œuvres  complètes  des  chimistes  illustres, 
furent  ^doiptées  avec  enthousiasme,  et  six  mois  plus  tard,  dès  les  pre- 
miers jours  de  janvier,  commenx>èrent  les  leçons  puhliques  de  la 
société  chimique  de  Paris. 

M.  Pasteur,  sous-directeur  de  l'Éoole  normale  ;  M.  Henri  Saiste- 
Claire  Deville,  maître  de  conférences  à  la  même  École,  et  professeur 
suppléant  à  la  Faculté  des  sciences;  M^Wurtz,  professeur  k  l'École  de 
médecine;  M.  Berthellot,  professeur  à  l*École  de  pharmacie;  M.  Ga- 
hours ,  professeur  4  l'École  centrale  des  manufactures;  enfin  M.  Baiv 
rai,  rédacteur  en  chef  du  Journal  d^ngrieulturepratiqttey  développèrent 
successivement  leurs  travaux  les  plus  récents,  devant  tm  auditoire 
extrêmement  nombreux,  présidé  par  un  bureau  composé  exclusive- 
ment  de  membres  de  l'Institut,  auxquels  NL  Dumas ,  président  île  la 
société,  faisait  les  honneurs  fde  la  séance. 

Nous  essayerons  de  donner  aux  lecteurs  da  Magasin  de  Librairie  une 
idée  de  l'une  de  ces  séances;  naais  au  moment  de  nous  meltre  à  l'œa- 
vre ,  nous  avons  été  singulièrement  embarrassé  par  le  choix  qu'il  y 
avait  à  faire.  Chacune  de  ces  leçons  avait,  en  effet,  une  telle  indivi- 
dualité, die  mettait  si  bien  en  lumière  un  point  impoitant,  qu'af^s 
avoir  adopté  l^e,  osx  revenait  à  l'autre,  sans  savoir  se  décider. 

L'une  d'elles  toutefois,  touchant  aux  plais  grandes  questions  qu'aient 
à  résoudre  les  chimifiles ,  0(»is  a  para  particulièrement  destinée  à 


R£YU£  BCS  SCIETMCES.  127 

mo&lcer  rimportanee  de  ces  réunians  si  beor ecnrement  établies  par 
M«  Dumas  )  dont  on  ne  saurait  trop  louer  Texoellente  initiative.  C'esl 
donc  la  troisième  séance,  où  le  professeur  était  M.  Henri  Sainte-Glaijne 
DeYiHe ,  que  nous  ayons  dû  préférer,  et  dont  nous  allons  essayer  de 
reprodmire  les  traits  priocipaus. 

Une  raison  qui  a  déterminé  notre  choix,  est  aussi,  il  faut  l'avouer, 
l'impression  trës-^vive  que  nous  a  £tdte  cette  séance.  C'était  uite 
oonserie  plaint  ipi'une  leçon,  coiwant  çà  >et  là,  un  peu  confuse 
parfois;»  sans  grand  ordre  ni  méthode  ;  mais  sous  cette  forme  peu  châ" 
tiée,  une  âme  s'épanchait;  ce  n'était  pas«n  professeur  dans  sa  chaire, 
mais  un  homme  d'esprit^,  le  dos  à  la  ehemmée,  dévoilant  dans  une 
coaversation  intime  le  fond  de  sa  passée  et  trouvant  presque  toujours 
lemot  juste,  saisissant,  frappant,  si  rare  dans  renseignement  compassé 
et  méthodique. 

C'est  que  M.  H.  Sainte-Claire  Deville  est  un  des  esprits  les  plus  oci- 
gÎDimz,  les  plus  vifs  de  ce  temps*ci;  travailleur  infatigable,  expé- 
lânentateur  hardi  et  avisé,  il  a  fait  faire  à  la  science  des  progrès 
rapides,  surtout  en  lui  apprenant  à  se  servir  mieux  de  ce  qu'elle 
possédait  déjà. 

Le  nom  de  M.  H.  DeviUe  a  commencé  d'être  connu  du  pçblic  quel- 
que temps  avant  l'exposition  de  1855.  Vers  la  fin  de  l'année  1854,  si 
nous  ne  Msons  erreur,  M.  Dumas  adressa  au  ministre  de  l'instruction 
publique  un  rapport  sur  des  travaux  exécutés  par  M.  H.  Deville ,  sur 
l'alumiDiiim,  un  métal  extrêmement  léger,  brillant,  inaltérable, 
8More,  dont  le  minerai  est  le  plus  vulgaire  do  monde,  puisque  c'est 
l'argile  des  champs.  C'est  à  la  suite  de  ce  rapport,  que  M.  H.  DevUie 
bit  nommé  officier  de  la  Légion  d'honneur. 

L'aluminium  était  à  peine  connu,  depuis  la  découverte  qu'en  avait 
fut  une  vingtaine  d'années  auparavani,  l'illustre  Wôhler,  professeur 
à  la  Faculté  des  sciences  de  Gôttingue,  un  des  savants  les  plus  remaiv 
quables  de  l'Alleinagne,  et  qui  succède,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  à 
l'immense  réputation  de  Berzélios. 

Employant  des  quantités  de  matière  plus  considérables ,  des  vases 
non  métalliques,  KL  Deville  obtint  bientôt  l'aluminium  avec  «des  pro- 
piiétés  très-diiiérentes  de  celles  que  lui  avait  attribuées  M.  Wôhler,  et 
eut  l'idée  d'en  faire ,  non  plus  un  produit  rare  destiné  à  figurer  dans 
une  collection,  mais  un  métal  vulgaire,  comme  l'argent  et  le  cuivre, 
et  pouvant  tenir  dans  les  usages  domestiques  une  place  spédale,  à 
cause  de  sa  légèreté  et  de  son  inaltérabilité. 

Les  procédés  de  M.  Deville  passèrent  bientôt,  en  effet,  du  laboratoire 
à  l'usine,  allant  se  simplifiant,  car  il  se  trouva  que,  comme  toujours, 
on  a'était  donné  dlabord  beaucoup  plus  de  peine  qu'il  ne  fallait.  La 


128  REVUE  DES  SCIENCES. 

découverte  de  M.  Wobler,  se  trouvait  donc  singulièrement  perfec- 
tionnée par  les  travaux  de  M.  Deville.  On  aurait  pu  croire  que  cette 
jalousie,  si  commune  dans  les  sciences,  allait  faire  de  ces  deux  savants, 
deux  rivaux,  deux  ennemis  ;  c'est  ie  contraire  qui  arriva  et  qui  devait 
arriver,  étant  donné  le  caractère  des  deux  hommes.  • 

Si  M.  H.  Deville  est  en  effet  aimable ,  avenant,  beau  causeur,  môme 
pour  celui  qui  se  présente  sans  le  connaître,  et  sans  autre  recomman- 
dation que  d'aimer  la  cbimie,  M.  Wôhler  a  précisément  les  mêmes 
qualités.  Nous  garderons  toujours  une  profonde  reconnaissance  de  Tac- 
cueil  qu'il  nous  fit,  quand  nous  arrivâmes  à  Gôttingue  pour  le  voir. 
Nous  le  trouvâmes  dans  ^un  des  trois  ou  quatre  laboratoires  qu'oc- 
cupe sa  jeune  armée  de  chimistes;  il  était  là  au  milieu  de  ses  élèves, 
travaillant  avec  eux,  les  guidant  de  ses  conseils,  de  son  expérience, 
leur  montrant  la  manière  d'opérer,  précieux  enseignement  en  chimie, 
où  l'habileté  manuelle  est  une  bonne  partie  du  talent. 

Il  abandonna  tout  pour  nous  accueillir,  nous  montrer  ses  collec- 
tions très-riches  et  très-belles,  pour  nous  parler  de  rAliemagne  et  de 
la  France  ;  une  de  ses  filles,  charmante  personne  aux  bras  nus,  au  col 
découvert,  suivant  la  mode  allemande,  avait  elle-même  apporté  le  pot 
de  bière  nationale,  et  c'était  le  cigare  aux  lèvres  que  nous  écoutions 
ce  grand  homme,  si  simple  d'allures  et  si  bienveillant. 

L'amitié  de  M.  Wohler  et  de  M.  Deville  a  été  féconde  pour  la  science. 
Outre  une  collection  des  lettres  qu'ils  s'adressent  l'un  à  l'autre,  et  qui 
sera  bien  curieuse  et  digne  d'être  publiée,  les  deux  savants  ont  fait 
en  commun  plusieurs  travaux  du  plus  grand  intérêt,  un  entre  autres 
sur  le  bore. 

Ces  recherches  sont  dignes  de  remarque  :  non-seulement  elles  font 
mieux  connaître  une  substance  encore  mal  étudiée,  mais  de  plus  elles 
fortifient  de  la  façon  la  plus  heureuse,  les  idées  émises  sur  la  distribu- 
tion des  corps  simples  en  famille. 

On  sait  qu'on  a  réuni  les  corps  simples,  les  substances  encore  indé- 
composées ,  en  un  certain  nombre  de  groupes  comprenant  les  sub- 
stances à  propriétés  analogues  dont  les  histoires  se  calquent  l'une  sur 
l'autre,  tellement  que  sachant  l'une  on  peut  presque  deviner  l'autre. 
Par  une  sorte  d'intuition  remarquable,  on  avait  ainsi  réuni  trois  corps 
simples  :  le  charbon,  le  silicium  et  le  bore. 

Bien  peu  de  raisons  semblaient  avoir  dicté  cette  réunion,  les  pro- 
priétés chimiques  différaient  assez  complètement,  et  les  caractères 
physiques  ne  se  ressemblaient  guère. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  le  bore,  préparé  par  une  méthode  due 
à  Gay-Lussac  et  Thénàrd,  était  connu  seulement  sous  forme  d'une 
poudre  brune,  assez  combustible,  mais  difficile  à  fondre;  on  pouvait 


REVUE  DES  SCIENCES,  «29 

donc  le  comparer  au  noir  de  fumée  combustible  et  infusible ,  mais 
on  n'avait  nulle  yariété  comparable  au  graphite,  ce  corps  semi-cris- 
tallin qu'on  trouve  dans  la  fonte  de  fer  ou  qui  existe  dans  certains 
gisements  qui  ont  été  si  heureusement  employés  à  la  fabrication  de? 
crayons  dits  de  mine  de  plomb.  On  n'avait  pas  non  plus  le  bore  trans- 
parent et  cristallisé,  analogue  au  diamant. 

Ce  sont  ces  deux  variétés  de  bore,  cristallisé  et  semi-cristallin, 
qu'ont  découvert,  par  des  recherches  faites  en  commun,  MM.  Wohier 
et  Deville,  chacun  travaillant  de  son  côté,  Tun  à  Gottingue,  l'autre  à 
l'École  normale  à  Paris,  mais  en  se  communiquant  leurs  idées,  en  se 
disant  cooiment  ils  avaient  échoué ,  comment  ils  pensaient  réussir. 
C'est  en  décomposant  les  substances  renfermant  du  bore ,  acide  bori- . 
que  ou  fluo-borate  de  potassium  à  l'aide  de  l'aluminium,  qu'on  obtient 
le  bore  sous  ces  nouvelles  formes.  Exemple  curieux  de  cette  remar- 
que, dont  l'histoire  des  sciences  présente  de  nombreuses  vérifications, 
qu'une  découverte  est  importante,  non-seulement  en  elle-même,  mais 
aussi  parce  qu'elle  met  aux  mains  des  chercheurs  une  arme  nouvelle. 
MM.  Wôhler  et  Deville  ont  découvert  et  su  préparer  de  grandes  quan- 
tités d'aluminium ,  et  cette  découverte  leur  a  permis  de  faire  le  dia- 
mant de  bore  et  le  bore  graphitoîde. 

Le  bore  cristallisé  peut  être  rouge  assez  foncé,  mais  aussi  parfaite- 
ment diaphane;  il  est  extrêmement  dur,  rayant  toutes  les  pierres  pré- 
cieuses à  l'exception  du  diamant,  dont  il  possède  presque  la  dureté, 
puisqu'il  peut  servir  à  le  polir  ;  très-difficile  à  fondre  et  à  attaquer  par 
les  agents  chimiques,  le  bore  cristallisé  réfracte  et  réfléchit  la  lumière, 
il  jette  les  feux  les  plus  brillants...  Ne  croirait-on  pas  qu'on  énonce 
les  propriétés  du. diamant?  Personne  ne  sera,  donc  étonné  qu'on  ait 
donné  au  bore  cristallisé  le  nom  de  diamant  de  bore  ;  diamant  en 
effet,  et  qui,  s'il  est  jamais  préparé  en  grande  quantité,  pourra,  dans 
la  joaillerie,  rivaliser  avec  le  diamant  naturel. 

Un  fait  très-intéressant,  signalé  par  les  auteurs  des  recherches  sur 
le  bore,  c'est  que  les  cristaux  les  plus  hyalins,  les  plus  diaphanes,  ont 
tous  donné  à  Tanalyse  une  certaine  quantité  de  charbon ,  qui  évi- 
demment s'y  trouvait  à  l'état  de  diamant,  car  chacun  sait  que  quel- 
ques millièmes  de  charbon  noir  suffisent  pour  donner  aux  substances 
qui  les  renferment  une  teinte  des  plus  prononcées.  Ainsi,  bien  qu'on 
n'ait  pas  encore  trouvé  le  moyen  de  faire  industriellement  le  diamant 
de  charbon,  on  a  touché  à  la  solution,  et  il  est  possible  de  prévoir 
qu'on  puisse  arriver  complètement,  en  dissolvant  le  charbon  en  même 
temps  que  le  bore  dans  l'aluminium. 

Ce  ne  sont  pas,  cependant,  les  belles  recherches  qu'il  avait  faites  en 
commun  avec  M.  WOhler  sur  l'aluminium ,  ni  sur  le  bore,  ni  sur  le 

Tone  X.  ^  3 7«  LÎTriitoo .  9 


130  REVUE  DES  SCIENCES. 

silicium  qu«  M.  Devilie  a  voulu  exposer  dans  utie  des  séances  de  la 
Société  chimique  de  Paris. 

U  a  préféré  présenter  le  résultat  de  travaux  du  plus  haut  intérêt 
théorique,  qu'il  venait  de  terminer  avec  un  de  ses  plus  brillants  élAres, 
M.  Troost,  qui  est  actuellement  professeur  de  physique  et  de  chimie 
au  lycée  Bonaparte. 

M.  Devilie  a  exposé  les  méthodes  quil  a  suivies  avec  M.  Troost  pour 
déterminer  les  densités  de  vapeur  de  certaines  substances  à  des  tempé- 
ratures très-étevées. 

On  a  reproché  à  la  chimie  de  n'être  encore  qu'une  science  purement 
expérimentale,  un  recueil  de  recettes  pharmaceutiques,  sans  liens  les 
unes  avec  les  autres,  sans  lai^s  vues  d'ensemble,  sans  grandes  lois 
régissant  un  nombre  de  faits  considérable. 

Quelques-unes  cependant  existent  ;  l'une  des  plus  importantes  fut 
découverte  par  Gay-Lussac,  et  son  exposé  forme  un  des  plus  beaux 
morceaux  des  deux  curieux  volumes  qui  renferment  les  Mémoires  de 
la  société  d'Arcueil, 

Tous  les  gaz,  dit  cette  loi,  se  combinent,  suivant  des  rapports  sim- 
ples, en  volumes,  et  le  produit  résultant  de  la  combinaison  est  encore 
dans  un  rapport  simple  avec  celui  des  deux  gaz  composants. 

On  a  quelques  exemples  qui  permettent  la  vérification  directe  de 
celte  loi;  le  gaz  produit  par  l'union  de  volumes  égaux  de  chlore  et 
d'hydrogène  est  dans  ce  cas,  la  combinaison  a  lieu  sans  que  le  volume 
change;  par  conséquent  deux  volumes  de  gaz  chlorhydrique  sont  for- 
més d'un  volume  de  gaz  hydrogène  et  d'un  autre  de  gaz  chlore.  Ainsi, 
les  volumes  de  gaz  simples  sont  1  et  1  le  volume  du  gaz  composé 
est  2,1, 1  et  2,  rapports  simples  s'il  en  fut. 

On  a  encore  remarqué  que,  lorsque  deux  corps  de  la  même  famille 
s'unissent  avec  la  même  substance,  ils  donnent  des  combinaisons  non- 
seulement  analogues  quant  aux  propriétés  chimiques,  mais  aussi  quant 
àla  composition.  Le  chlore,  le  brome  et  Tiode,  qui  forment  une  famille 
de  corps  simples  des  plus  naturelles,  donnent  avec  l'hydrogène  trois 
combinaisons  sœurs,  constituées  de  la  même  façon.  Ainsi  que  nous 
venons  de  le  voir,  deux  litres  d'acide  chlorhydrique  renferment  un 
litre  d'hydrogène  et  un  litre  de  chlore;  deux  litres  de  gaz  brômby- 
drique  renferment  de  même  un  litre  d'hydrogène  et  un  de  vapeur  de 
brème;  deux  litres  d'acide  iodhydrique,  un  d'hydrogène  et  un  de 
vapeur  d'iode. 

La  loi  de  Gay-Lussac  sera  donc  non-seulement  la  constatation  très- 
curieuse  d'une  propriété  commune  à  toute  une  classe  de  substances, 
mais  encore  un  puissant  moyen  de  constater  des  analogies,  de  con- 
trôler des  rapprochements;  car  si  des  corps  analogues  présentent  une 


l 


REVUE  DES  SCIENCES.  131 

ecmipositîon  semblable,  réciproquement  des  compositions  semblables 
devront  appartenir  à  des  substances  de  la  môme  famille. 

Les  exemples  précédents  montrent  que  la  loi  de  Gay-Lussac  s'ap- 
pKqae  non-seulement  aux  substances  gazeuses  à  la  température  ordi- 
naire, mais  aussi  à  celles  qui  peuvent  prendre  l'état  aériforme  quand 
elles  ont  emmagasiné  une  quantité  de  cbaleur  suffisante ,  non-seule- 
ment aux  gaz  permanents,  mais  encore  aux  gaz  fecilés  à  liquéfier, 
autrement  dit  aux  Tapeurs. 

On  aurait  toutefois  rencontré  de  grandes  difficultés  s'il  avait  fallu 
mesurer  directement  les  volumes  occupés  par  ces  yapeurs  au  moment 
de  b  combinaison,  et  on  a  di^i,  pour  plus  de  facilité,  arriver  à  mesurer 
les  densités  de  ces  vapeurs,  c'est-à-dire  qu'il  a  fallu  obtenir  lé  rapport 
qui  existe  entre  le  poids  d'un  certain  volume  de  cette  vapeur  et  le 
poids  du  même  volume  d'air,  les  deux  substances  étant  prises  à  la 
même  température  et  à  la  même  pression. 

La  recherche  des  procédés  propres  à  trouver  ces  densités  de  vapeur 
occupa  d'abord  Gay-Lussac,  puis  plus  tard  M.  Dumas,  qui  dota  les 
chimistes  d'un  appareil  extrêmement  précieux  et  commode  qui  leur 
a  rendu  d'immenses  services. 

Bien  que  M.  Dumas  eût  commencé  ces  recherefaes  dès  4826,  il 
s'avait  pas  encore,  en  1832,  donné  le  poids  du  litre  de  vapeur  de 
soufre  et  de  vapeur  de  pbosphore.  N'ayant  aucun  résultat  d'expé- 
riences, on  avait  appelé  à  l'aide  la  théorie,  et  par  suite  des  analogies 
récemment  mises  en  lumière  entre  le  soufre  et  l'oxygène  d'une  part, 
le  phosphore  et  l'azote  de  l'autre;  on  avait  admis  que  la  densité  de 
la  Tapeur  de  soufre  doit  être  2.2,  et  celle  de  la  vapeur  de  phos- 
pliore  2.46. 

Poussé  par  le  désir  de  contrôler  ces  idées  théoriques,  pressé  par 
M.  Mitscheriich,  alors  à  Paris,  et  qui  désirait  se  familiariser  avec  les 
Boureauz  procédés,  M.  Dumas  reprit  ses  travaux  sur  les  densités  de 
▼apeur,  et  s'attacha  spécialement  à  celles  du  soufre  et  du  phos- 
phore. 

A  son  grand  étonnement  il  trouva  qu'un  litre  de  vapeur  de  soufre 
pesait  8^.5  et  un  litre  de  vapeur  de  phosphore  5*.75.  La  densité  de  ces 
Tapeurs  est  donc  6.6  pour  le  soufre,  4.4  pour  le  phosphore,  c'est-à- 
dire  que  celle  du  soufre  est  le  triple  de  ce  qu'indiquait  la  théorie,  et 
celle  du  phosphore  le  douMe. 

Cette  divergence  n'était  pas  un  mécompte  ordinaire.  Dans  les  cir- 
eonstances  où  elle  s'était  produite  elle  prenait  l'importance  d'un  fait 
capital.  Les  rapprochements  entre  les  corps  simples,  leur  groupe- 
ment, l'importation,  en  chimie,  de  l'idée  de  famille,  empruntée  à 
l'histoire  naturelle,  tout  cela  était  nouveau,  discuté  par  conséquent. 


132  REVUE  DES  SCIENCES. 

M.  Dumas,  déjà  célèbre,  jeune  encore  cependant,  et  qui  avait  tant 
contribué  à  populariser  ces  nouvelles  idées,  n'avait  pas  cependant 
encore  l'autorité  que  lui  donne  actuellenient  quarante  ans  de  travaux. 
Les  nouveaux  résultats  signalés  pouvaient  faire  tomber  son  œuvre,  et 
pour  comble  de  misère,  c'était  lui  qui  portait  le  coup  fatal. 

Comme  toute  science  à  sa  période  d'enfantement,  la  cbimie  se 
débattait  alors  entre  deux  tendances  opposées  ;  tandis  que  les  uns,  cher- 
chant à  la  maintenir  dans  la  voie  purement  expérimentale,  voulaient 
la  forcera  continuer  d'accumuler  brutalement  des  faits,  d'inventorier, 
d'inventer  procédés  et  recettes,  les  autres  voulaient,  au  contraire,  la 
lancer  dans  la  voie  féconde  des  classifications.  Les  premiers,  esprits 
plus  frappés  des  contrastes  que  des  ressemblances,  plus  pratiques, 
plus  étroits,  étaient  d'avis  de  continuer  l'œuvre  commencée  en  analy- 
sant et  examinant  tout  ce  qu'on  rencontrait;  les  autres  plus  hardis, 
plus  aventureux,  plus  larges,  tout  en  respectant  la  méthode  expéri- 
mentale, essayaient  les  groupements,  et  cherchaient  au-dessus  des 
faits  la  loi  qui  les  régit. 

Cette  découverte  inattendue  était  une  défaite  pour  ce  parti;  puisque 
le  soufre  et  l'oxygène,  l'azote  et  le  phosphore,  qu'on  avait  voulu  rap- 
procher, ne  se  conduisent  pas  de  la  môme  façon  lorsque,  se  combinant 
avec  la  môme  substance,  ils  devaient  former  les  corps  qu'on  avait  voulu 
rapprocher,  il  fallait  en  conclure  que  ces  rapprochements  étaient  fau- 
tifs; les  autres  étaient  probablement  dans  le  môme  cas,  et  il  fallait 
mieux  revenir  à  la  constatation  pure  et  simple  des  phénomènes  que 
de  se  lancer  dans  une  voie  où  l'on  rencontrait  un  échec  dès  les  pre- 
miers pas. 

Les  effets,  toutefois,  ne  furent  pas  aussi  fâcheux;  on  eut  confiance 
dans  les  données  théoriques  malgré  l'expérience;  et  plutôt  que  d'ad- 
mettre que  les  rapprochements  établis  entre  l'oxygène  et  le  soufre 
d'une  part,  entre  le  phosphore  et  l'azote  de  l'autre,  étaient  illusoires, 
on  crut  qu'on  avait  rencontré  une  anomalie  dont  le  temps  peut-être 
aurait  raison. 

Une  de  ces  anomalies  vient,  en  effet,  d'être  levée  d'une  façon  com- 
plète, et  c'est  là  le  sujet  de  la  belle  leçon  faite  par  M.  Deville. 

Au  lieu  de  s'en  tenir  à  prendre  les  densités  de  vapeur  à  500*, 
comme  avait  fait  M.  Dumas,  c'est-à-dire  à  comparer  les  poids  de 
volumes  égaux  de  vapeur  et  d'air  placés  successivement  à  cette  tem- 
pérature élevée  et  soumis  à  la  même  pression,  MM.  Deville  et  Troost 
ont  eu  l'idée  de  pousser  la  température  jusqu'à  800  et  iOOO*"  '.  Mais  ici 

1 .  Au  lieu  de  prendre  Tair  comme  un  terme  de  comparaisoiii  les  auteurs  ont  employa, 
la  vapeur  d'iode,  qui,  étant  très-lourde,  donne  moins  de  prise  aux  erreurs  de  pesée. 


REVUE  DES  SCIENCES.  133 

les  difflcullés  commencent.  Quels  appareils  prendre?  Dans  quels  vases 
enfermer  ces  vapeurs?  Le  verre  ne  résistera  pas;  non,  le  verre  fond,  à 
cette  température,  comme  de  la  cire  à  cacheter  dans  la  flamme  d'une 
bougie.  Nous  prendrons  la  porcelaine.  Comment  ensuite  mesurer  la 
température? Question  délicate  quand  la  chaleur  devient  élevée,  car  les 
moyens  précis  que  nous  possédons  diminuent  de  certittide  à  mesure 
qu'on  s'éloigne  des  températures  ordinaires.  Nous  ne  mesurerons  pas 
ces  températures.  C'est  là,  on  le  sent,  l'idée  extrêmement  originale 
et  élégante  de  ces  recherches. 

Sous  une  pression  constante,  les  substances  volatiles  entrent  tou- 
jours en  ébullition  à  la  même  température;  quand  le  mercure  du  baro- 
mètre indique  que  la  pression  atmosphérique  est  de  760  millimètres, 
l'eau  bout  toujours  à  iOO",  le  soufre  à  440,  le  cadmium  à  860,  le  zinc 
à  1040.  Si  donc  on  place  successivement  dans  un  bain,  où  l'on  chauffé 
une  de  ces  substances  jusqu'à  la  faire  bouillir,  les  vases  renfermant  les 
corps  volatiles,  on  est  certain  de  pouvoir,  sans  la  mesurer,  retrouver 
la  même  température. 

En  soumettant  donc  un  vase  de  porcelaine  contenant  du  soufre, 
à  860^,  température  d'ébullition  du  cadmium,  on  a  trouvé  que  tout 
à  coup  cette  vapeur  de  soufre  éprouvait  une  dilatation  considé- 
rablcy  que  son  volume  devenait  trois  fois  plus  grand  qu'à  une  tempé- 
rature plus  basse,  et  que  si  la  densité  de  vapeur  de  soufre  prise  à  ^OQi^ 
était  bien  6.6,  comme  M.  Dumas  l'avait  observé  en  1832,  elle  devenait 
3.2  à  860*,  c'est-à-dire  qu'elle  avait  précisément  la  valeur  que  lui  avait 
assignée  la  théorie'. 

Ainsi,  les  analogies  entre  le  soufre  et  l'oxygène  sont  parfaitement 
contrôlées  :  l'hydrogène  sulfuré  est  formé  d'un  volume  de  vapeur  de 
soufre  uni  à  deux  d'hydrogène,  comme  la  vapeur  d'eau  est  formée 
d'un  volume  d'oxygène  combiné  à  deux  d'hydrogène. 

Comme  on  l'avait  prévu,  le  soufre  présente  des  anomalies  ;  le  soufre 
chimique  qui  entre  en  combinaison  n'est  pas  ce  soufre  solidifié  et 
dense  qui  existe  à  la  température  ordinaire,  mais  un  soufre  gazeux, 
plus  léger,  dont  les  molécules  écartées  sont  particulièrement  aptes  à 
la  combinaison. 

Je  n'ai  pas  l'honneur  ni  le  plaisir  d'être  intimement  lié  avec 
V.  DevillCy  mais  cependant  vif  et  gai  comme  je  le  connais,  je  ne  doute 
pas  de  l'immense  joie  qu'il  a  éprouvée -en  constatant  pour  la  première 
fois  que  la  densité  de  vapeur  de  soufre  était  bien  de  2.2.  Quel  plus 
grand  bonheur  peut  avoir  un  savant  que  de  confirmer  les  prévisions  de 

I.  M.  Bineau,  professeur  à  la  Faculté  des  sciences  de  Lyon,  paraît  Être  arrifé,  par 
4]oe  mélhode  peu  précise,  à  un  résultat  analogue  depuis  plusieurs  années. 


434  REVUE  DES  SCIENCES. 

la  théorie?  De  pouvoir  dire  une  fois  de  plus  à  ses  conErèresattentib  : 
a  Ayez  foi  dans  Tidée  !  Et  quand  vous  aurez  rencontré  un  certain 
nombre  de  faits  suivant  régulièrement  une  loi,  généralisez  hardiment, 
le  temps  fera  raison  des  objections  et  des  anomalies.  »  Ârago  raconte 
qu'un  jour,,  allant  voir  Gay-Lussac,  il  trouva  son  grand  ami  sautant  de 
joie  avec  ses  sabots  dans  son  laboratoire  humide,  k  la  suite  d'une  expé- 
rience réussie.  J'aurais  bien  voulu  me  trouver  au  laboratoire  de  l'École 
normale  au  moment  où  le  calcul  fait,  M.  Deville  est  tonoibé  sur  le 
nombre  qu'indiquait  la  théorie,  pour  voir  l'éclair  de  plaisir  qui  a  dû 
briller  dans  ses  yeux. 

L'anomalie  du  phosphore  n'a  pas  été  aussi  heureusement  levée;  on 
a  retrouvé  à  des  températures  élevées  la  même  densité  de  vapeur  qu'à 
des  chaleurs  plus  basses,  et  quand  deux  molécules  d'azote  entrent  en 
combinaison,  une  seule  de  phosphore  est  employée  pour  produire  des 
substances  analogues. 

Le  rapprochement  est-il  fautif;  l'azote  et  le  phosphore  n'ont-ils  que 
des  caractères  éloignés,  et  faut-il  briser  les  licQS  qu'on  avait  établis 
entre  eux?  Non,  certes,  des  expériences  récentes  de  MM.  Gahours 
et  Hoffmann  sur  les  hydrogènes  phosphores  composés  ont  établi 
un  rapprochement  évident  avec  les  ammoniaques  composés.  Le 
phosphore  et  l'azote  sont  frères,  ou  au  moins  cousins  germains  à 
coup  sûr. 

«  Mais,  messieurs,  l'azote  n'est  pas  un  corps  comme  les  autres,  il  a 
trop  de  chaleur  emmagasinée,  ses  molécules  sont  écartées  violemment 
par  cette  chaleur,  et  sa  densité  est  trop  faible  de  moitié.  Un  grand 
nombre  de  ses  composés  est  détonant  à  cause  de  cette  chaleur  rete- 
nue, condensée,  qui  s'échappe  souvent  violenmient  et  brise  la  molé- 
cule complexe  qui  la  renferme. 

«  L'iodure  d'azote  de  Gay-Lussac,  le  chlorure  d'azote  qui  a  jnto- 
curé  à  Dulong  l'occasion  de  montrer  son  courage  indomptable, 
détonent  sous  le  plus  léger  frottement,  sous  la  plus  faible  élévation 
de  température.  Enîermez  l'acide  azotique  anhydre  ^  dans  un  tube 
soudé  à  la  lampe,  placez  ce  tube  dans  une  boite  remplie  de  sable, 
enterrez-le  dans  une  cave;  pas  la  moindre  élévation  de  température 
ne  viendra  mettre  ses  molécules  en  mouvement.  Cependant,  ouvrez  la 
boite  après  trois  semaines  d'attente,  et  vous  trouverez  votre  tube  en 
miettes,  l'acide  azotique  a  détoné.  —  Les  fulminates  de  mercure  et 
d'argent  qui  éclatent  sous  le  choc  et  servent  aux  armes  à  percussion 
sont  encore  des  substances  azotées.  L'azote,  messieurs,  est  semblable 
à  ces  larmes  de  verre  tombées  incandescentes  dans  l'eau  froide,  et 

1.  Décou?ert  par  M.  H.  Deville. 


REVUE  DES  SCIENCES.  idS 

foi»  figées  subitement»  ont  conservé  leur  chaleur  intérieure  et  se 
brisent  en  mille  pièces  quand  on  casse  la  fine  pointe  qui  les  termine. 
L'azote,  messieurs,  c'est  un  corps  trempé  I  » 

Nous  venons  de  voir  qu'entre  500  et  800  degrés,  le  sonfire 
é]irouve  une  dilatation  des  plus  remarquables,  et  que  sa  densité  de 
sapeur  devenait  le  tiers  de  ee  qu'elle  était  d'abord;  qui  prouve  que 
cette  dissociation  s'arrête,  que  la  rupture  qui  s'est  déjà  produite  dans 
la  molécule  entre  500  et  800  degrés  ne  va  pas  se  reproduire,  et  que 
le  véritable  soufre  chimique  est  celui  qu'on  obtient  en  chauftant  sa 
vapeur  dans  le  cadmium  en  ébullition? 

On  pouvait  en  être  certain  par  suite  de  l'accord  qui  existait  entre  le 

nombre  déterminé  par  la  théorie  et  celui  qu'avaient  donné  MM.  DeviUe 

etTroo&t,  Mais  ces  habiles  expérimentateurs  ont  voulu  avoir  raison  de 

cette  objection,  non-seulement  par  des  indications  théoriques^  mais 

de  plus  à  l'aide  de  nouvelles  expériences. 

En  poussant  leurs  recherches  plus  loin,  ils  ont  déterminé  la  densité 
de  la  vapeur  de  soufre  dans  le  «ne  en  ébullition,  c'est-à-dire  à 
1040  degrés,  et  celte  fois  ils  ti^ouvèrent  que  la  densité  de  la  vapeur  de 
soufre  était  restée  parfaitement  la  même  qu'à  860  degrés.  Aina», 
pendant  ce  nouvel  intervalle  de  200  degrés,  le  soufre  n'éprouve 
plus  de  ces  variations  brusques  qu'on  avait  observées  plus  bas,  et  on  en 
pouvait  conclure  qu'on  était  bien  tombé  sur  le  nombre  exact  dans  la 
précédente  recherche;  l'expérience  venait  donc  donner  là  une  confir- 
mation éclatante  aux  prévisions  de  la  théorie. 

Cette  seconde  détermination  à  une  température  plus  élevée  était 
d'autant  plus  nécessaire  que  M.  Cahours  avait  montré  que  les  vapeurs 
n'ont  pas  acquis  leur  véritable  densité  à  quelques  degrés  au-d.essus  de 
leur  point  d'ébullition.  Natura  non  facit  salium.  La  nature  n'aime  pas 
les  transitions  trop  brusques,  et,  pendant  un  certain  espace  de  l'échelle 
thennométrique,  les  vapeurs  resleot  des  êtres  intermédiaires  entre  les 
liquides  et  les  gaz;  elles  n'obéissent  qu'incomplètement  aux  belles 
lois  sur  les  pressions  et  sur  les  dilatations  observées  par  Mariotte  et 
Gay-Lussac,  et  il  faut  les  chaufier  davantage  pour  leur  faire  prendre 
nettement  l'allure  des  gaz. 

Aussi  MM.  Deville  et  Troost  doivent-ils  arriver  à  une  température 
soutenue,  supérieure  à  iOAIO^y  pour  déterminer  la  densité  de  vapeur  du 
sélénium,  non  encore  constante  sous  cette  forte  chaleur. 

Le  sélénium,  frère  jumeau  du  soufre,  présente  en  effet  la  même 
anomalie  ;  à  quelques  degrés  au-dessus  de  son  point  d'ébullition,  sa 
vapeur  est  trois  fois  plus  lourde  que  ne  l'indique  la  théorie.  Cette  diffi- 
culté n'est  pas'encore  complètement  résolue  à  1040  degrés  ;  la  molécule, 
qui  doit  se  briser  de  façon  à  devenir  trois  fois  plus  légère  comme  celle 


136  REVUE  DES  SCIENCES. 

du  soufre,  n'a  pas  complètement  terminé  son  travail  ;  il  faut  donc 
produire  des  températures  encore  plus  élevées. 

Pour  d'autres,  là  commencerait  la  difficulté;  pour  M.  Deville,  là 
sera  le  triomphe.  C'est  en  effet  le  chimiste  du  feu,  et  c'est  en  déve- 
loppant cet  amour  qu'il  a  pour  la  flamme  que  M.  Deville  est  devenu 
réellement  éloquent  dans  sa  belle  leçon  de  la  Société  chimique  de  Paris. 

Qu'il  emploie  l'huile  de  schiste  ou  l'essence  de  térébenthine  dans  sa 
lampe-forge,  qu'il  brûle  dans  un  fourneau  très-portatif  les  escarbilles 
de  coke,  et  que  l'oxygène  pur  ou  l'air  atmosphérique  soient  les  agents 
comburants,  par  l'ingénieuse  disposition  de  ses  appareils,  M.  Deville 
arrive  à  produire  des  températures  extrêmement  élevées  et  dont  on 
n'avait  aucune  idée;  le  platine  y  fond;  le  platine  y  est  entré  en  ébuUi- 
tion,  et  M.  Deville  ne  désespère  pas  de  pouvoir  faire  des  expériences 
dans  la  vapeur  de  platine  comme  il  en  a  fait  déjà  dans  celle  de  cad- 
mium et  de  zinc.  Un  savant  illustre,  qui  assistait  à  la  séance,  M.  Jacobi, 
a  obtenu  du  gouvernement  russe,  en  faveur  de  M.  Deville,  le  don  de 
cent  kilogrammes  de  platine  ;  au  prix  où  il  est  à  Paris,  c'est  cent 
mille  francs;  la  matière  ne  manquera  pas,  ni  le  talent,  ni  l'espérance 
de  faire  ample  moisson. 

C'est  une  chimie  nouvelle,  en  effet,  que  l'étude  des  réactions  qui 
ont  lieu  à  ces  températures  extrêmement  élevées;  c'est  la  chimie  bleue^ 
comme  dit  M.  Deville,  qui  a  observé  pour  la  première  fois  une  teinte 
bleu  azuré  succédant  dans  les  fourneaux  aux  colorations  rouges  et 
blanches  qu'on  y  voit  habituellement.  —  L'eau  se  décompose  en  ses 
éléments  sous  l'efiort  de  cette  énorme  élévation  de  température,  et 
bien  d'autres  corps  composés  s'y  décomposeront  de  même. 

On  comprend  donc  l'enthousiasme  que  ressent  M.  H.  Deville  pour  le 
feu.  «  Un  chimiste  qui  a  un  creuset  au  feu  peut  s'attendre  à  tout,  a 
dit  M.  Wôhler,  et  quant  à  moi,  je  ne  saurais  trop  recommander  à  mes 
jeunes  confrères  qui  m'écoutent  d'étudier  le  feu,  c'est  un  sujet  encore 
inexploré,  c'est  un  agent  dont  la  puissance  est  encore  inconnue,  et 
qui  donnera  beaucoup  à  celui  qui  saura  le  conduire  et  le  faire  travail- 
ler. On  dit  que  chacun  dans  ce  monde  a  sa  folie,  la  mienne,  messieurs, 
c'est  le  feu!  Rien  n'est  si  beau  I  Et  quand  une  fois  on  a  vu  les  splen- 
deurs d'un  vaste  foyer  dardant  de  toutes  parts  ses  rayons  pénétrants, 
et  lançant  dans  l'air  son  panache  de  flamme,  on  ne  se  lasse  plus  de  le 
regarder,  dûtron  y  perdre  les  yeux  !  » 

La  séance  se  termina  au  milieu  des  plus  vifs  applaudissements; 
M.  Deville  avait  suivi  le  principe  d'Horace  : 

Si  vis  me  flere,  dolendum  est 
Primum  ipsi  tibi. 


REVUE  DES  SCIENCES.  137 

En  parlant  de  ses  longs  travaux,  des  nombreuses  luttes  dont  il  était 
sorti  vainqueur,  se  sentant  écouté,  soutenu  par  son  auditoire,  l'émo- 
tion l'avait  gagné,  puis  l'enthousiasme,  et  il  avait  su  les  faire  passer 
dans  le  cœur  de  ses  auditeurs. 

En  somme,  cette  belle  leçon  dont  nous  n'avons  pu  donner  qu'une 
bien  faible  idée  au  lecteur  avait  réellement  réussi;  car,  retombé  dans 
la  solitude,  chacun,  plus  encouragé,  plus  ardent  à  la  poursuite  de  la 
Térité,  sentait  ancrée  plus  avant  dans  son  cœur  cette  passion  exclusive 
pour  la  science,  sans  laquelle  rien  de  grand  ne  se  fait. 

P.-P.  Deh£rain. 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE 


CHAPITRE   XXXI 

10   MAI   1860. 


Un  des  amis  de  Fume,  M.  Rossew  Saint-Hilaire,  vient  de  publier 
sur  cet  excellent  homme  une  notice  qui  se  fait  lire  avec  le  plus 
grand  intérêt,  non-seulement  à  cause  de  celui  qui  en  est  le  principal 
personnage,  mais  encore  par  les  temps  qu'elle  rappelle.  Fume  était 
né  en  1794,  rue  Saint-Denis,  au  coin  de  la  rue  Guérin-Boisseau,  et 
ne  perdit  jamais  le  bouquet  du  cru  ;  il  resta  Parisien  par  ses  instincts, 
par  ses  goûts,  par  son  esprit.  Son  père  et  sa  mère,  pauvres  petits 
marchands,  vivaient  fort  maigrement  de  leur  commerce,  et  n'en 
étaient  pas  moins  désintéressés  pour  cela;  un  fait  raconté  par  M.  Ros- 
sew Saint-Hilaire  suffira  à  les  faire  connaître.  «  Pendant  la  Terreur, 
un  vieux  prêtre,  obligé  de  fuir  la  France  au  péril  de  sa  vie,  leur 
avait  confié  la  somme,  considérable  en  pareil  moment,  de  trois  mille 
francs,  sans  vouloir  même  en  emporter  un  reçu.  Après  de  longs 
débats,  ces  braves  gens  avaient  enfin  consenti  à  garder  cette  somme, 
qui  fut  respectée  pendant  bien  des  mauvais  jours.  La  gène,  la  mi- 
sère même  visitèrent  leur  pauvre  maison ,  sans  que  jamais  la  pensée 
leur  vint  de  toucher  à  ce  dépôt  sacré.  Mais  enfin ,  luirent  pour  la 
France  des  jours  meilleurs  :  la  tourmente  dispamt,  et  un  soir  ma- 
dame Fume  aperçut  le  vieux  prêtre  rôdant  autour  de  sa  maison. 
«  Venez,  venez,  cher  homme,  lui  cria-t-elle,  votre  argent  est  là  qui 
vous  attend,  venez  donc  le  reprendre  !  y> 

Quel  singulier  spectacle  devait  présenter  la  société  à  cette  époque 
où  toutes  les  classes  de  la  société  venaient  d'être  bouleversées  !  Que 
de  changements  dans  les  idées,  dans  les  mœurs,  dans  les  fortunes  ! 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE.— CHAPITRE  XXXL  iZO 

Que  de  types  curieux  et  intéressants,  entre  autres  celui  du  bouqui- 
niste Letinne,  qui  lisait,  dit  M.  Rossew  Saint-flilaire,  les  livres  qu'il 
vendait,  et  qui  apprit  à  Furne  les  premiers  éléments  du  latin  !  Pour 
exciter  son  émulation,  il  promit  de  loin  une  récompense  longtemps 
attendue  et  ardemment  convoitée,  cette  récompense  arriva  enfin  : 
c'était  un  Ovide  en  latin,  avec  la  traduction  de  Tabbé  Desfontaines. 
Ce  livre  fut  le  premier  que  posséda  Charles  Furne ,  et  un  de  ceux 
qu'il  a  le  plus  aimés,  avec  un  Virgile  Elzévir  qu'un  de  ses  amis  con- 
serve comme  une  chère  relique  :  <(  Si  le  feu  prenait  chez  moi,  disait- 
3,  je  ne  regretterais  que  ces  deux  bouquins.  Tout  le  reste  peut  se 
remplacer,  mais  on  ne  remplace  pas  des  souvenirs  de  jeunesse.  » 

Paris  du  temps  du  Consulat  ne  ressemblait  guère  à  celui  que  nous 
voyons  aujourd'hui.  Les  jardins  étaient  Picore  vastes  et  nombreux; 
presque  à  chaque  rue  on  voyait  derrière  une  grille  des  quinconces  de 
marronniers,  de  longues  allées  pleines  d'ombre  et  de  silence,  de 
vastes  pelouses,  ornements  d*un  ancien  hôtel  ou  de  quelque  couvent 
abandonné.  La  verdure  et  les  fleurs  n'étaient  pas  rares^  grâce  aux 
jardinetss  placés  entre  les  maisons.  Entrons  dans  celui-ci,  d'où  partent 
tant  de  Toix  joyeuses.  C'est  le  jardin  d'une  école.  Nous  sommes  en 
pleine  récréation;  les  oiseaux  chantent  dans  les  cages;  les  enfants  se 
roulent  sur  le  gazon.  Assise  sur  un  banc  de  pierre ,  la  femme  du 
maître  d'école  donne  pour  ainsi  dire  la  béquée  à  un  essaim  de  petites 
filles,  tandis  que  son  mari,  une  paire  de  besicles  en  baleine  sur  le 
nez,  taille  les  pousses  de  ses  rosiers  en  fleur.  C'est  dans  ime  de  ces 
écoles  que  Furne  apprit  à  lire  et  à  écrire.  Plus  tard,  ses  parents  le 
mirent  en  pension.  Je  ne  sais  pas  pourquoi^  tandis  que  je  me  sens 
pris  d'une  véritable  tendresse  pour  le  maître  d'école,  le  maître  de 
pension  de  cette  époque  me  parait  un  être  maussade  et  cruel  :  je  me 
le  figure  toujours  sous  les  traits  d'un  moine  défroqué,  ne  pardonnant 
pas  à  la  Révolution  de  l'avoir  arraché  à  la  vie  plantureuse  et  vide  de 
soucis  de  son  ancienne  abbaye,  pour  l'obliger  à  travailler,  à  prendre 
une  profession.  Sombre,  taciturne ,  mécontent,  je  le  vois  passant  sa 
rage  sur  les  enfants  confiés  à  ses  soins ,  tirant  jusqu'au  sang  les 
oreilles  de  ses  victimes,  leur  arrachant  des  poignées  de  cheveux  avec 
mae  férocité  froide  qui  me  fait  frémir.  J'espère  bien  pour  le  pauvre 
Fume  qu'il  ne  fut  point  placé  chez  un  de  ces  ogres  qui  n'existent 
peut-être  que  dans  mon  imagination.  Son  pensionnat  était  situé 
rue  Thorigny,  au  Marais.  Le  vieux  bouquiniste  avait  indiqué  cette 
adresse.  Nous  avons  pu  apprécier  tantôt  la  probité  du  père  et  de  la 


140  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE, 

mère  de  Furoe  ;  le  dévouement  de  ces  braves  gens  s'imposant  tous 
les  sacrifices  pour  assurer  à  leur  fils  le  bienfait  de  l'éducation  nous 
donne  une  idée  de  leur  cœur  et  de  leur  intelligence. 

Un  changement  de  directeur  rendit  le  séjour  de  la  pension  intolé- 
rable à  Furne  ;  il  en  sortit  avec  un  fonds  solide  d'instruction  littéraire 
qu'il  devait  mettre  à  profit  dans  sa  traduction  de  Do7i  Quichotte.  J'ai 
tpujours  eu  une  grande  admiration  pour  l'illustre  chevalier  de  la 
Manche.  Je  me  rappelle  encore  le  plaisir  que  j'éprouvai,  il  y  a  deux 
ans,  en  apprenant  que,  trompant  encore  une  fois  la  surveillance  de  sa 
nièce,  de  sa  gouvernante,  dp  curé,  du  barbier,  et  du  bachelier  Sam- 
son  Garrasco,  don  Quichotte  venait  de  faire  une  nouvelle  sortie.  On 
avait  répandu  la  nouvelle  de  sa  mort.  L'ingénieux  hidalgo  s'est  éteint 
au  milieu  de  ses  amis,  abjurant,  ajoutait-on ,  ses  erreurs,  et  renon- 
çant à  la  chevalerie  :  ce  Félicitez-moi,  avaitril  dit  à  ceux  qui  l'entou- 
raient, je  ne  suis  plus  don  Quichotte  de  la  Manche,  mais  Alonzo 
Quixano,  que  la  douceur  de  ses  mœurs  fît  surnommer  le  Bon.  Me 
voici  à  cette  heure  l'ennemi  déclaré  à'Amadis  des  Gaules  et  de  toute 
sa  postérité;  j'ai  pris  en  aversion  les  profanes  histoires  de  la  cheva- 
lerie errante,  je  reconnais  le  danger  que  leur  lecture  m'a  fait  courir; 
enfin  par  la  miséricorde  de  Dieu,  devenu  sage  à  mes  dépens,  je  les 
déteste  et  les  abhorre.  » 

Ces  paroles  sembleront,  à  tout  homme  impartial,  plutôt  sorties  de 
la  bouche  de  ce  faux  don  Quichotte,  dont  l'impudent  licencié  Fer- 
nandez  Alonzo  de  Avellaneda,  natif  de  Tordesillas,  nous  a  raconté 
l'histoire  apocryphe,  que  de  celle  du  grand  et  véritable  don  Quichotte 
de  la  Manche,  qui  a  eu  pour  historien  l'exact  et  véridique  Gid'Hamet 
Ben-Engeli.  Don  Quichotte  n'a  jamais  renié  la  chevalerie  errante, 
il  n'a  point  maudit  l'aimable  et  valeureux  Amadis  des  Gaules.  Cette 
conversion  était  fausse;  je  n'ai  jamais  voulu  y  croire,  et  bien  m'en  a 
pris  le  jour  où  je  l'ai  vu  reparaître  et  entrer  en  campagne  en  compa- 
gnie de  son  nouvel  écuyer  Furne. 

Une  traduction  de  Don  Quichotte  est  une  difficile  entreprise  litté- 
raire. ((  Dans  les  lettres,  écrivit  Furne,  obscur  ouvrier  de  la  onzième 
heure,  nous  n'avons  pas  la  prétention  d'avoir  atteint  le  but  que  tant 
d'autres  ont  poursuivi  avec  constance,  et  quelquefois  avec  bonheur  ; 
mais  dans  la  mesure  de  nos  forces,  et  par  une  version  que  nous  nous 
sommes  eflTorcé  de  rendre  agréable,  nous  avons  cherché  à  augmenter 
le  nombre  des  admirateurs  d'un  des  plus  beaux  génies  dont  s'honore 
l'humanité.  C'est  le  résultat  de  cette  tentative  que  nous  soumettons 


CHAPITRE  XXXI.  Ul 

au  public.  Y>  Ce  résultat  a  dû  dépasser  les  espérances  de  Fume.  Sa 
traduction,  en  effet,  se  recommande  par  une  qualité  bien  grande, 
l'absence  de  toute  prétention  personnelle  ;  le  succès  littéraire  de  Tau- 
teura  été  d'autant  plus  grand  qu'il  ne  le  cherchait  pas.  Sa  sympathie 
profonde  et  sincère  pour  Cervantes  a  élevé  son  talent  à  la  hauteur  de 
sa  tâche.  Fume  aimait  don  Quichotte  et  le  pays  de  don  Quichotte; 
l'Espagne  était  pour  lui  comme  une  seconde  patrie  où  il  allait  cher- 
cber  des  distractions  aux  fatigues  de  sa  vie  laborieuse  ;  il  se  plaisait 
aux  bizarreries  et  à  l'originalité  du  génie  espagnol.  Quant  à  l'œuvre 
de  Cervantes,  elle  l'avait  frappé  dans  sa  jeunesse  et  enchanté  dans 
son  âge  mûr. 

On  nous  donne  Don  Quichotte  à  lire  quand  nous  sommes  enfants. 
  cet  âge,  on  ne  sent  pas  la  force  et  la  beauté  de  ce  caractère.  Il  faut 
à  l'enfance  des  enchantements  de  bonne  foi,  des  magiciens  et  des 
chevaliers  errants  véritables.  Don  Quichotte  n'est  pas  non  plus  le 
héros  de  la  jeunesse.  Quand  on  est  jeune,  on  ne  voit  que  le  côté 
ridicule  de  don  Quichotte  et  l'égoisme  de  Sancho.  Ce  chevalier  qui 
porte  l'épée  reçoit  trop  de  coups  de  bâton  pour  intéresser;  on  trouve 
l'auteur  cruel;  on  se  lasse  du  récit  de  ces  mystifications  perpétuelles 
dont  il  ne  cesse  de  poursuivre  sa  victime,  et  on  iinit  par  trouver  qu'un 
personnage  si  crédule  est  bien  peu  digne  de  pitié.  A  vingt  ans^  le 
bon  sens  de  Sancho  ennuie  ;  ce  grossier  paysan  fatigue  ;  on  ne  com- 
prend pas  qu'en  définitive  Sancho  représente  le  dévouement,  car  si, 
par  moments,  l'intérêt  et  l'ambition  semblent  l'entraîner  seuls  à  la 
suite  du  chevalier,  il  n'est  dupe  qu'à  demi  des  promesses  et  des  espé- 
rances de  son  maître.  Vingt  fois  il  est  sur  le  point  de  renoncer  à  son 
lie,  à  son  duché,  pour  retourner  auprès  de  sa  femme  et  de  ses  enfants. 
Ce  qui  Tempéche  d'exécuter  son  projet,  c'est  le  chagrin  de  quitter  un 
maître  qu'il  aime  et  qu'il  admire  au  fond  ;  car,  ne  vous  y  trompez 
pas,  il  y  a  parfois  dans  Sancho  des  éclairs  de  chevalerie. 

Don  Quichotte  est  le  livre  des  hommes  mûrs.  Lorsqu'il  parut, 
Cervantes  touchait  à  la  soixantaine  ;  il  est  le  produit  des  épreuves  et 
de  l'expérience  d'une  des  vies  les  plus  agitées,  les  plus  malheureuses 
dont  un  homme  ait  jamais  vécu.  Tour  à  tour  soldat,  captif,  employé, 
auteur  dramatique,  prisonnier,  client  d'un  archevêque  et  d'un 
ministre,  Cervantes  a  subi  toutes  les  traverses,  éprouvé  toutes  les 
désillusions.  Fume  a  donné  de  cette  existence  si  tourmentée  un 
résumé  succinct  et  touchant  en  tête  de  sa  traduction.  Don  Quichotte 
est  le  portrait  de  Cervantes  lui-même.  Il  s*est  personnifié  dans  l'hi- 


142  I/ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

dalgo  du  bourg  d*Ârgamasilla.  Lorsque  ce  livre  extraordinaire  parut, 
un  long  éclat  de  rire  retentit  d'une  extrémité  de  la  Péninsule  à  Tau- 
tre.  On  en  vendit  plus  de  trente  mille  exemplaires;  il  fut  traduit 
dans  tontes  les  langues  de  TEurope.  Après  ce  prodigieux  succès, 
l'auteur  se  trouva  aussi  pauvre  gue  devant,  et  non  moins  obligé  de 
compter,  pour  vivre,  sur  la  générosité  des  grands.  Les  contempo- 
rains ne  virent  dans  Don  Quichotte  que  la  satire  de  cette  espèce  de 
passion  que  la  masse  des  lecteurs  ressentait  encore  pour  tant  d'insi- 
pides romans  de  chevalerie.  Jamais  Amadis  des  Gaules  n^eut  affaire 
à  un  si  terrible  enchanteur  que  Cervantes.  Il  s'enferma  si  bien,  lui 
et  tous  les  chevaliers  errants,  dans  la  caverne  du  ridicule  et  de  l'ou- 
bli, que,  depuis,  ils  n'en  sont  plus  sortis.  Sans  doute,  Cervantes 
rendit  par  là  un  service  réel  à  la  raison  et  au  bon  goût^  mais  son 
grand  mérite  est  ailleurs.  Ce  n'est  point  seulement  parce  qu'il  a  fait 
justice  de  quelques  romans  ennuyeux  que  Don  Quichotte  vit  et 
qu'il  Tivra  éternellement.  Une  pièce  de  vers,  une  chanson,  un  bon 
mot,  il  n'en  faut  pas  davantage,  quand  le  moment  est  venu,  pour  en 
finir  avec  un  ridicule  ou  avec  un  abus,  et  ces  exécutions  se  font,  le 
plus  souvent,  sans  grand  péril  ni  grand  honneur.  H  y  a  dans  Don 
Quichotte  quelque  chose  de  plus  qu'une  satire.  On  y  reconnaît  la 
philosophie,  la  résignation^  l'expérience  et  le  cœur  de  Cervantes,  de 
même  qu'il  y  a  dans  le  Mistmthrope,  .comme  le  disait  Fume,  le  cœur 
de  Molière.  Voilà  pourquoi,  à  un  certain  âge,  Don  Quichotte  est 
l'ami  et  le  consolateur  des  jours  de  tristesse  et  de  découragement.  Us 
ne  sont  pas  rares  lorsque  les  cheveux  grisonnent^  que  la  jeunesse 
commence  à  se  faner,  que  l'on  voit  disparaître  à  l'horizon  tant  d'es- 
pérances que  Ton  croyait  tenir.  Quoi  de  mieux  à  faire  que  de  relire 
alors  Don  Quichotte^  et  d'apprendre  de  lui  à  supporter  les  persécu- 
tions des  enchanteurs^  à  faire  notre  devoir  de  bons  chevaliers  dans  la 
vie.  Gloire,  fortune,  liberté,  n'avons-nous  pas  tous  une  Dulcinée? 
Quels  tours  nous  ont  joués  les  maudits  enchanteurs  !  que  d'insolentes 
transformations  ils  ont  fait  subir  à  la  dame  de  nos  pensées  !  Nous 
désenfourchons  maintenant  Rossinante^  nous  revenons  au  logis  mou- 
lus de  tant  de  coups,  las  de  tant,  d'aventures  diverses,  de  tant  de 
moulins  à  vent  pris  pour  des  géants,  de  tant  de  palais  qui  n'étaient 
que  des  masures,  de  tant  de  rêves  évanouis,  tâchons  de  nous  consoler 
en  lisant  la  vie  du  noble  chevalier  de  la  Manche. 

Je  m'y  résigne,  mais  non  point  sans  regretter  ces  pauvres  romans 
de  chevalerie  contre  lesquels  les  amis  de  don  Quichotte  se  montraient 


CHAPITRE  XXXI.  143 

si  imjpitoyables.  a  Non,  «m,  dit  la  mèce,  n'en  épargnes  sncua  :  tons 
ik  oùk  fait  da  mal.  II  finit  les  jeter  par  la  fenéftre  et  les  amonceler 
dans  la  ehambre^,  afin  de  ks  luruler  d*nn  seul  conp,  on  plut6t  les 
porter  (fcins  la  cour,  et  dresser  là  un  bûcher  pour  n*étre  point  incom- 
iBodés  de  la  fumée«  »  Hâas!  nous  avons  tous  apphudi  à  cette  exécu- 
tion, mms  avons  ri  et  dansé  autour  de  ce  bûcher  où  se  tordaient 
dans  les  flammes  l'innocent  Amadis,  le  doux  Palmerin,  le  généreux 
Eiplandian,  le  bnrre  Tirant  le  Blanc  et  le  bouillant  Florismon  d'Hir- 
cairie.  Noos  ayons  applaudi  au  bon  sem  de  la  nièce,  de  la  gouver- 
oanfe  et  du  barbier.  Où  ce  bon  sens  nous  a-t-il  mené?-  Au  réalisme. 
Entourés  de  livres  vulgaires,  nous  demandons  en  vain  un  peu  de 
poésie  éL  d'idéal  à  nos  romanciers.  La  muse  s'est  endormie  sur  le 
sopha  de  Crébilion  fils.  Qui  la  tirera  de  ce  fatal  enchantement?  Qui 
noQs  d^vrera  de  ces  récits  lascifis  qu'on  essaye  de  faire  passer  pour 
des  foiaans  d'amour,  de  ces  descriptions  effirontées*  de  boudoir  et 
d'alcôve  qu'on  nous  présente  comme  des  analyses  de  sentiment?  qui 
mettra  un  terme  à  cette  eServescence  sans  pudeur,  qui  fermera  ces 
rideaux  le^és  sur  tous  les  mystères?  Revenez,  chevaliers  errants, 
parlez-nous  enoore  d'héroïsme,  d'abnégation,  de  chaste  tendresse, 
apprenez-nous  à  aimer  comme  on  aimait  du  temps  de  Dulcinée. 

Me  voilà  bien  loin  de  la  notice  sur  Furne;  on  me  pardonnera,  cette 
digression  en  songeant  que  Don  Quichotte  a  été  l'œuvre  de  prédilec- 
tion de  toute  sa  vie;  qu'il  a  mis  à  la  traduire  son  cœur  et  son  intelli- 
gence, et  qu'il  ne  se  lassait  pas  de  parler  de  ce  roman  immortel  et  de 
son  auteur.  On  aime  à  voir  un  homme  au  milieu  des  labeurs  et  des 
pmoeupations  d'une  grande  industrie  réserver  ainsi  une  part  impor- 
tante de  lui-même  à  l'art  et  à  la  poésie.  C'est  ce  qui  donnait  à  Chartes 
Furne  une  physionomie  si  originale  et  si  sympathique.  On  la  retrou^ 
tout  entière  dans  le  portrait  de  M.  Bossew  Saint-Hilaîre.  L'auteur  a 
moBtfé  qo'il  y  avait  dans  la  vie  d'un  homme  de  bien,  d'un  citoyen 
utils,  de  quoi  intéresser  le  public,  habitué  à  n^entendie  parler  jus- 
^'id  que  des  gens  de  guerre ,  d'administration ,  de  finance  ou  de 
phnne.  Sans  doute,  il  y  a  là  des  gloires  mérKées  ;  mais  n'y  en  a-t-il 
(pe  la  seulement,  et  ne  néglige-t-on  pas  un  peu  trop  les  hommes 
nwde^es  ijni  consacrent  leurs  eflbrls  et  leur  talent  à  faire  progresser 
les  antres  parties  de  l'activité  nationale!  Furne  fut  un  de  ces  hommes, 
la  librairie ,  qui  est  un  art  bien  plus  qn'une  industrie ,  lui  doit 
de  notables  et  solides  améliorations.  On  voit  sur  quoi  elles  por- 
tent dans  la  notice  de  M.  Bossew  Saint-Hilaire,  et  comment  Fume 


144  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

était  parvenu  à  les  réaliser  à  force  de  perséyérance  et  de  sacrifices.  D 
avait  le  goût  de  sa  profession  ;  pour  s'y  livrer,  il  avait  quitté  la  place 
qu'il  occupait  dans  Fadministration  des  douanes.  Sa  force,  son  acti- 
vité semblaient  lui  promettre  de  nouveaux  succès ,  lorsque  la  mort 
est  venue  subitement  le  frapper  à  son  retour  d*un  voyage  en  Italie,  où 
il  était  allé  pour  assister  au  triomphe  de  nos  armes.  Ce  voyage,  qui 
prouve  Tardeur  patriotique  dont  Furne  était  rempli,  me  touche 
moins  cependant  qu'une  course  qu'il  fit  en  Normandie,  il  y  a.déjà 
plusieurs  années.  «  Les  premières  années  de  son  enfance,  dit  M.  Ro6- 
sew  Saint-Hilaire ,  lui  furent  toujours  présentes  :  elles  remontaient 
jusqu'à  son  baptême,  longtemps  retardé,  il  est  vrai,  par  la  fermeture 
des  églises.  Il  se  souvenait  avec  attendris^ment  de  son  parrain , 
brave  chaland  de  la  boutique  paternelle,  qui,  dans  sa  pauvreté,  n'avait 
pu  offrir  que  des  noix  pour  dragées  de  baptême.  Si  vifs ,  si  présents 
étaient  pour  lui  ces  souvenirs,  que,  bien  plus  tard,  devenu  riche,  il 
se  mit  en  route  un  beau  jour,  et  parcourut  toute  la  Normandie  à  la 
recherche  de  ce  parrain  qu'il  n'avait  pas  revu  depuis  la  cérémonie , 
et  auquel  il  voulait  rendre  ses  noix,  n 

Furne,  on  le  voit,  était  un  homme  de  cœur.  C'est  un  éloge  rare.  II 
l'a  mérité. 


Il 


«  Dans  le  temple  comme  hors  du  temple,  le  protestant  ne  croit 
pas  sur  parole,  et  le  dernier  mot  de  notre  prédication  doit  toujours 
être  celui  de  saint  Paul  :  Je  vous  parle  comme  à  des  personnes  intel- 
ligentes ;  jugez  vous-mêmes  de  ce  que  je  vous  dis.  »  Ce  passage,  que 
j'extrais  des  Observations  pratiques  sur  la  prédication^  par  Athanase 
Coquerel,  donne  une  idée  juste  du  caractère  que  doit  avoir  l'éloquence 
de  la  chaire  protestante.  La  prédication  dans  l'Église  réformée  joue 
un  rôle  plus  important  que  dans  l'Église  catholique  ;  elle  se  mêle  à 
toutes  les  cérémonies  du  culte,  e.^?.  est  presque  le  culte  tout  entier. 
Ce  n'est  point  seulement  aux  jours  solennels,  et  à  certaines  époques 
consacrées,  que  le  prêtre  protestant  parait  en  chaire,  il  y  monte  tous 
les  jours,  il  y  parle  aux  fidèles  sans  l'apparat,  sans  l'édat  des  grandes 
cérémonies  ;  l'auditoire  auquel  il  s'adresse  aujourd'hui  sera  le  même 
demain  et  pendant  toute  l'année.  Les  grands  effets  de  l'éloquence 
s'usent  vite,  le  pasteur  est  obligé,  en  quelque  sorte,  d'y  renoncer;  sa 


CHAPITRE  XXXI.  i45 

parole  doit  rester  nette,  vive,  familière,  et  œpendant  frapper  les 
esprits  et  toucher  les  cœurs.  Sans  nier  le  talent  de  ces  orateurs  reli- 
gieux qui,  pendant  la  saison,  brillent  dans  les  chaires  catholiques  et 
passent  de  Tune  à  l'autre  comme  des  acteurs  en  représentation,  leur 
tâche  me  parait  plus  facile  à  remplir  que  celle  du  simple  pasteur  qui, 
pendant  vingt  ans  de  sa  yie,  anime  et  vivifie  de  sa  parole  le  même 
troupeau. 

Ûans  les  préliminaires  des  Observations  pratiques,  M.  Athanase 
Coquerel  nous  dit  qu'il  avait  formé  le  projet  d'écrire  une  histoire  de 
l'éloquence  au  point  de  vue  chrétien.  Remonter  aux  modèles  et  aux 
maître^  de  l'art  dans  l'antiquité,  rechercher  ce  qui,  dans  les  exemples 
et  dans  les  règles  qu'ils  nous  ont  laissés,  est  applicable  à  la  prédica- 
tion chrétienne  moderne;  suivre  la  trace  de  celle-ci,  en  la  mettant  en 
rapport  avec  l'état  des  mœurs,  les  variétés  des  opinions,  la  nature  des 
gouvernements^  telle  était  la  base  de  son  programme.  Il  aurait  d'a- 
bord cherché  l'histoire  de  la  chaire  chrétienne  dans  les  premiers 
siècles,  et  chez  les  Pères  de  l'Église,  pour  la  continuer  à  travers  les 
ténèbres  du  moyen  âge  jusqu'à  la  Renaissance,  et  depuis  cette  époque 
jusqu'à  la  Réformation.  Là  il  aurait  montré  les  obstacles  apportés  par 
la  rude  et  continuelle  polémique  du  temps  aux  progrès  de  l'éloquence 
religieuse,  que  l'esprit  servile  et  factice  du  dix-septième  siècle  devait 
marquer  de  son  empreinte.  La  prédication  au  sein  des  Églises  du 
Refuge,  après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  aurait  formé  un  des 
chapitres  les  plus  intéressants  de  cet  ouvrage,  terminé  par  une  étude 
sur  l'éloquence  sacrée,  telle  qu'elle  a  été  depuis  le  rétablissement  des 
coites,  el  telle  qu'elle  devrait  être  de  nos  jours.  Il  est  fâcheux  qu'a- 
près en  avoir  réuni  les  matériaux,  M.  Athanase  Coquerel  ait  renoncé 
à  écrire  ce  livre.  Il  avait  le  talent  et  l'expérience  nécessaires  pour  le 
mener  à  bonne  fin.  Dans  la  vie  si  absorbante  du  journalisme,  les 
obligations  font  quelquefois  négliger  les  devoirs.  Je  n'ai  entendu 
M.  Coquerel  qu'à  la  tribune  de  cette  dernière  assemblée,  mais  j'ai 
pu  me  faire  une  idée  de  ce  qu'il  doit  être  dans  la  chaire,  et  quelles 
qualités  de  jugement  et  de  style  il  doit  y  apporter.  Je  me  rappelle 
l'excellent  discours  prononcé  par  lui  dans  la  discussion  de  la  loi  sur 
l'instruction  publique.  Le  souvenir  de  ce  discours,  aussi  remarquable 
par  la  pensée  que  par  la  forme  littéraire,  me  fait  encore  plus  vive- 
ment regretter  que  M.  Athanase  Coquerel  n'ait  point  exécuté  son 
plan  d'une  histoire  générale  de  la  prédication  chrétienne. 

Restreint  à  de  simples  observations  pratiques,  son  livre  n'en  offre 

Tome  X.  —  37*  liTraiMu.  10 


146  UANNÉE  LITTÉRAIRE. 

pas  moins  un  intérêt  très-vif*  La  pratique  d'un  art  n*est  pas  aitibre 
chose,  en  définitive,  que  Tart  lui-môme,  et  quel  art  est  plus  intéres- 
sant à  étudier  que  celui  de  l'éloquence?  On  naît  poète,  dit-on,  et  on 
devient  orateur  ;  je  crois  aussi  que  Ton  nait  orateur  et  que  Ton  devient 
poète.  C'est  le  sort  de  tous  les  axiomes  de  cette  nature  de  pouvoir  être 
retournés.  Pour  briller  dans  un  art  quelconque,  poésie,  peinture, 
musique,  éloquence,  il  faut  venir  au  monde  avec  le  germe  de  cer- 
taines facultés  que  le  temps,  Texpéri^ioe,  Tétude  et  les  circonstances 
développent  rasuite  :  «  Un  art,  quel  qu*il  soit,  dit  M.  Coquerel  avec 
beaucoup  de  raison,  s'apprend,  et,  selon  la  mesure  des  facultés  que 
Ton  a  reçues ,  on  y  réussit  plus  ou  moins.  Ce  travail  ne  sera  jamaîe 
stérile.  A  quelque  degré  que  vous  soyez  doué  ou  dépourvu  des  forces 
naturelles  d'esprit  et  de  corps  favorables  à  l'éloquence,  l'étude  de 
l'art  vous  fera  parler  mieux,  et  si  la  prédication,  comme  j'espère  le 
montrer,  est  le  premier  devoir  du  ministère  de  notre  Église,  cette 
étude  devient  un  devoir  sacré.  » 

M.  Athanase  Coquerel  regrette  qu'en  France  la  prédication  ait 
cessé  de  faire  partie  de  la  littérature.  <&  Une  idée  fausse,  dit-il,  s'est 
emparée  des  esprits;  on  ne  tient  plus  à  ce  qu'un  sermon  soit  une 
pièce  d'éloquence,  ni  à  ce  que  l'éloquence  de  la  chaire  soit  une  œuvre 
d'art;  à  force  de  les  respecter  dans  la  sphère  religieuse,  on  les  a  relé» 
gués  hors  de  la  sphère  intellectuelle.  Le  reproche  me  semble  un  peu 
exagéré.  Lorsque  dernièrement  l'Académie  française  a  rompu  avec 
sa  tradition  et  ses  règlements  pour  admettre  un  membre  de  l'ordre 
de  Saint-Dominique  dans  son  sein,  elle  a  donné  pour  excuse  de  cette 
double  violation  la  nécessité  où  elle  était  de  faire  une  place  à  l'élo- 
quence de  la  chaire.  C'est  uniquement,  assure-t-on,  comme  frère 
prêcheur  que  le  révérend  P.  Lacordaire  a  été  nommé  académicien. 
M.  Athanase  Coquerel  ne  tient  par  conséquent  nul  compte  des  suf- 
frages de  l'Académie,  lorsqu'il  prétend  que  les  sermons  ne  sont  pas 
des  titres  littéraires  et  ne  comptent  pas.  Il  s'apercevrait  peut-être  du 
contraire  si  l'Académie  se  convertissait  un  beau  matin  à  la  liberté  de 
conscience,  ce  qui  n'est  point  impossible,  après  tout.  La  critique,  il 
est  vrai,  néglige  un  peu  les  sermons,  mais  ce  n'est  pas  sa  faute  tout  à 
fait;  la  discussion  n'est  pas  toujours  aisée  sur  les  matières  dont  se 
compose  un  sermon  ;  cette  discussion  même  déplaît  à  bien  plus  de 
gens  qu'elle  n'en  intéresse.  On  l'évite  donc,  c'est  tout  naturel,  non 
point  par  indifierence  pour  les  questions  religieuses,  comme  le  croit 
M.  Athanase  Coquerel,  mais  par  les  difficultés  souvent  insurmon- 


i 


CHAPITRE  XXXL  147 

taU»  du  sujet.  La  prédication  catholique,  il  faut  bien  le  dire  aussi, 
est  trop  en  contradiction  airec  les  idées  et  ayec  les  tendances  de  Tes- 
prit  moderne,  pour  que  celui-ci,  désormais  sûr  de  la  yictmre,  s'in- 
quiète beaucoup  de  combattre  ses  adversaires.  Quant  à  la  prédication 
protestante,  elle  me  semble  historique  ayant  toute  chose,  et  par  cela 
même  prêter  moins  à  la  discussion.  J*ai  sous  les  yeux  le  compte 
rendu  général,  publié  par  la  commission  du  jubilé  séculaire  de  la 
Réformation  en  France  ;  il  contient  des  extraits  nombreux  de  sermons 
prononcés  à  cette  occasion  ;  ils  ont  tous  trait  à  Thistoire.  La  circon- 
stance, il  est  vrai,  y  prêtait  particulièrement,  mais  j'ai  trouvé  ce  carac- 
fère  dans  plusieurs  autres  sermons. 

La  chaire  protestante  ne  compte  pas  en  ce  moment  autant  d'ora- 
leurs  fameux  que  la  chaire  catholique.  Cela  tient  beaucoup,  je  crois, 
à  la  position  sédentaire  des  protestants  :  ils  ne  vont  pas  prêcher  de 
ville  en  ville,  et  se  consacrent  entièrement  à  un  seul  troupeau.  Tan- 
dis que  tel  abbé ,  tel  moine ,  tel  père  jésuite  ou  oratorien  parcourt 
tous  les  grands  centres  de  population,  annonce  sa  présence ,  convo- 
que les  fidèles  à  grand  renfort  de  réclames,  le  pasteur  protestant 
reste  dans  sa  paroisse  à  peu  près  inconnu  à  quelques  lieues  au  delà. 
U  7  ^9  J6  l6  sais,  des  exceptions  à  cette  règle,  mais  fort  rares,  et,  n 
mérite  égal,  le  prédicateur  catholique  est  toujours  plus  connu  que  le 
prédicateur  protestant.  La  prédication  étant,  pour  ainsi  dire,  une 
chose  de  luxe  dans  l'Église  catholique,  il  est  tout  simple  qu'on  cher- 
che à  jeter  sur  elle  autant  d'éclat,  autant  de  publicité  que  possible  ; 
les  protestants,  plus  familiarisés  avec  elle,  parce  qu'elle  est  la  base  de 
leur  culte,  ne  l'entourent  d'auam  appui  extérieur,  ne  lui  donnent 
aucun  auxiliaire.  La  chaire  réformée  n'a  point  rompu  avec  la  société 
moderne,  c'est  contre  cette  société  même  qu'elle  est  adossée  :  aussi 
est-elle  moins  tonnante,  moins  fulgurante,  moins  agressive  que 
la  chaire  catholique  ;  on  dépense  infiniment  plus  de  talent  réel 
dans  la  chaire  protestante  que  dans  la  chaire  catholique ,  mais 
on  y  fait  moins  de  bruit,  et  on  y  obtient  par  conséquent  moins  de 
renommée. 

Ce  n'est  point  la  renommée,  il  est  vrai,  que  l'on  doit  chercher  dans 
la  chaire ,  et  les  conseils  que  M,  Athanase  Coquerel  donne  à  ses 
jeunes  collègues  tendent  à  un  but  plus  élevé,  celui  de  fortifier  la  pré- 
dication dans  une  Église  dont  elle  a  été  jusqu'ici^  et  dont  elle  ne  doit 
pas  cesser  d'être  la  force.  C'est  là  surtout  ce  qu'ils  y  verront-,  il  n'est 
pas  défendu  aux  profanes  de  trouver  autre  chose  dans  l'ouvrage  de 


148  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

M.  Athanase  Coquerel ,  de  louer  la  pénétration ,  la  finesse  et  l'éléva- 
tion, d'aperçus  de  l'auteur,  et  ses  louables  efforts  pour  relever  un 
genre  qui  tiendra  toujours  une  place  importante  dans  l'histoire  litté- 
raire d'une  nation. 


III 


Je  viens  parler  un  peu  tard ,  il  est  vrai ,  de  la  troisième  édition  du 
livre  de  feu  Eusèbe  Salverte  sur  les  sciences  occultes,  qui,  fort  heu- 
reusement pour  moi,  sont  plus  à  la  mode  que  jamais.  D'ailleurs  l'é- 
tude de  la  superstition  est  toujours  curieuse,  surtout  celle  de  la 
superstition  scientifique ,  la  même  en  définitive  dans  son  essence  et 
dans  ses  effets  que  la  superstition  i^ligieuse ,  quoiqu'elle  ne  soit  pas 
toujours  aussi  grossière.  La  superstition  scientifique  a  sa  logique ,  sa 
culture,  ses  développements  ;  elle  imite  les  formes  et  les  procédés  de 
la  science,  dont  elle  est  en  quelque  sorte  une  contrefaçon.  11  y  a  des 
époques  où  la  superstition  scientifique  est  obligée  de  se  cacher,  d^se 
dissimuler,  de  se  soustraire  à  l'active  surveillance  de  la  science ,  qui 
chaque  jour  lui  enlève  un  des  fleurons  de  sa  couronne.  C'est  ainsi 
que  la  science  nous  a  débarrassé  de  l'astrologie ,  de  la  magie,  de  la 
théurgie ,  de  l'alchimie,  de  la  cabale.  C'est  le  seizième  siècle  qui  a 
commencé  cette  grande  révolution  ;  le  nôtre  l'a-t-il  achevée?  Je  ne 
saurais  pas  l'affirmer,  mais  il  faut  convenir  cependant  que  les  scien- 
ces occultes  jouent  un  rôle  beaucoup  moins  important  qu'autrefois 
dans  la  société.  Ce  n'est  plus  de  la  cage  des  poulets  sacrés  que  sor- 
tent les  plus  grandes  résolutions  du  sénat  romain;  les  hommes  ne 
règlent  plus  leur-  vie  d'après  les  calculs  d'un  tireur  d'horoscopes  ; 
nous  n'achetons  plus  de  philtres  ;  nous  ne  recourons  plus  guère  aux 
incantations,  quoique  nous  évoquions  de  lemps  en  temps  les  esprits , 
dans  un  salon,  entre  une  polka  et  une  contredanse;  nous  sommes 
quelque  peu  phrénologues  et  magnétiseurs,  mais  il  faut  convenir 
que  toutes  nos  sciences  occultes ,  crânioscopie ,  magnétisme ,  tablo- 
mancie,  spiritisme,  n'ont  pas  la  prétention  comme  autrefois  de  rem- 
placer les  vraies  sciences  ;  qu'elles  vivent  dans  un  milieu  à  part,  loin 
des  savants,  dans  les  couches  intermédiaires  de  la  société,  et  finissent 
par  descendre  dans  les  couches  inférieures,  où  elles  dégénèrent  rapi- 
dement en  superstitions  vulgaires  exploitées  par  lé  plus  abject  char- 
latanisme, confondant  la  phrénologie  et  les  cartes ,  le  magnétisme  et 


CHAPITRE  XXXI.  Hî) 

le  marc  de  café,  Gall,  mademoiselle  Lenormand,  Mesmer,  et  le  grand 
Etheilla. 

«  L'homme  naît  et  meurt  crédule,  dit  M.  Eusèbe  Salverte,  et  This- 
toire  de  cette  crédulité,  qui  forme  un  des  traits  essentiels  de  sa  nature, 
est  une  des  plus  curieuses  éludes  que  Ton  puisse  entreprendre.  On 
comprend  Tinfliience  des  sorciers  quand  on  voit  les  merveilles  déjà 
opérées  aux  temps  de  l'antiquité  pir  la  mécanique.  Les  planchers 
mouvants,  les  aulomates,  les  mécaniques  pour  s'élever  dans  les  airs  : 
1  Egypte  connaît  tous  les  trucs  etles  transmet  à  Rome.  Les  magiciens 
égyptiens  tiraient  un  parti  merveilleux  de  l'acoustique,  de  l'optique, 
de  l'hydrostatique;  ils  imitaient  le  bruit  du  tonnerre,  faisaient  parler 
les  statues,  et  mouillaient  leurs  yeux  de  Inrmes;  ils  produisaient  des 
effets  semblables  à  ceux  du  diorama,  ouvraient  des  fontaines  dans  les 
rochers,  connaissaient  l'art  de  liquéfier  le  sang  et  de  traverser  les 
flammes  sans  brûlure  ;  le  miracle  de  saint  Janvier  et  l'appareil  incom- 
bustible des  pomjâers  nous  viennent  en  droite  ligne  des  Pharaons. 
Les  anciens  magiciens  connaissaient  en  outre  une  foule  de  secrets 
pour  agir  sur  les  sens  de  l'homme  et  des  animaux.  C'est  Circé,  je 
crois,  qui  découvrit  la  vertu  du  népenthès;  le  Vieux  de  la  Montagne 
enivrait  ses  disciples  avec  le  haschisch  ;  les  Égyptiens  apprivoisaient 
les  crocodiles  et  les  serpents.  Les  sorciers  étaient  les  savants  du 
temps,  et  ils  n'usaient  de  la  science  que  pour  exploiter  le  vul- 
gaire. La  médecine,  la  météréologîe,  la  chimie,  l'astronomie,  étaient 
des  sciences  occultes  qui  servaient  à  prédire  la  mort  des  individus, 
les    tempêtes,  les  tremblements  de  terre,  les  éclipses,  etc>,  etc. 

Les  Juifs  avaient  des  compositions  phosphorescentes  et  pyropho- 
riques  :  Moïse  fait  consumer  par  le  feu  les  profanes  qui  touchent  aux 
choses  saintes;  le  sang  de  Nessus  était  un  phosphure  de  soufre,  et 
le  poison  que  Médée  employa  contre  Creuse  un  véritable  feu  grégeois. 
Joignez  à  cela  une  foule  de  combinaisons  analogues  à  la  poudre  à 
canon,  sans  compter  la  poudre  à  canon  elle-même,  originaire  del'In- 
doustan  et  connue  en  Chine  de  toute  éternité,  le  fusil  à  vent,  la  force 
de  la  vapeur  de  l'eau  chauffée,  les  propriétés  de  l'aimant,  et  voyez  de 
quel  arsenal  disposait  la  magie  antique.  Quant  à  moi,  je  comprends 
son  influence  maintenant  que  j'ai  lu  l'ouvrage  si  savant  et  si  con- 
sciencieux de  M.  Eusèbe  Salverte.  Les  hommes  ont  beau  être  cré- 
dules, cette  influence  ne  renaîtra  plus,  maintenant  que  la  science,  au 
lieu  d'être  la  propriété  de  quelques  prêtres  avides,  est  devenue  le 
patrimoine  du  genre  humain. 


i  50  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

Les  éditeurs  de  ce  livre  Toat  £ait  précéder  d'une  ranarqoable 
introductioa  de  M.  E.  Littré,  et  du  discours  prononcé  par  Arago  «or 
la  tombe  de  Tauteur.  Ârago!  Eusèbe  Salverte!  que  ces  faommes 
semblent  loin  de  nous  !  Ce  n*est  pas  sans  un  atiendrissemeiit  mêlé  4e 
i^pect  que  j'ai  retrouvé  réunis  en  téiie  de  ce  volume  les  noms  ^  a» 
deux  amis  de  la  liberté  1 

IV 

Il  y  a  en  ce  moment,  sur  le  boulevard  des  Italiens,  une  expoôtioii 
de  tableaux  de  Técole  moderne,  tirés  de  collections  d'amateurs.  Deux 
mâts  peints  et  dorés,  qu'ornent  des  banderoles  flottantes,  indiquent 
le  local  de  cette  exposition.  Entrez,  tous  trouverez  là  environ  quatre 
cents  tableaux  des  maîtres  les  plus  admirés.  L'occasion  est  rare  et 
précieuse ,  hé^z-vous  d'en  profiter.  On  peut  relire  un  livre ,  on  peut 
entendre  plusieurs  fois  une  comédie  ou  un  opéra.,  mais  un  tableau , 
vous  ne  le  voyez  qu'un  instant.  €ette  peinture  qui  vous  a  charn^  à 
l'époque  de  l'exposition ,  devant  laquelle  vous  êtes  si  souwnt  venu 
vous  mettre  en  contemplation ,  elle  appartient  à  un  amateur  ;  dans 
quelques  jours  il  l'emportera  chez  lui ,  vous  n'en  jouirez  plus ,  elle 
vous  sera  rayie.  Reste  la  gravure;  mais  combien  de  tableaux  ne  sont 
point  gravés  ni  même  photographiés,  au  grand  désespoir  des  pemtns, 
dont  les  oeuvres  les  plus  belles  échappent  souvent  au  public!  Le 
musicien ,  le  poète ,  le  romancier,  travaillent  pour  tout  le  monde ,  il 
n'en  est  pas  de  même  du  peintre.  A  moins  que  l'État  n'achète  ses 
tableaux ,  ils  sont  perdus  pour  la  foule  ;  ils  ornent  lan  salon  ou  une 
galerie  qui  ne  s'ouvre  qu'en  faveur  de  quelques  élus;  ils  sontam* 
fisqués,  pour  ainsi  dire,  et  s'ils  revoient  le  jour,  ce  n'est  que  peur  un 
moment  dans  la  salie  des  commissaires-priseurs,  au  milieu  de  la 
fumée  et  du  feu  des  enchères ,  semblables  k  ces  esclaves  orientales 
^ui  ne  voient  le  monde  que  pendant  l'heure  rapide  qui  s'écoule 
entre  l'ouverture  du  marché  et  leur  entrée  dans  les  ténèbres  d*«n 
nouveau  harem. 

C'est  une  idée  industrielle  qui  a  donné  naissanoe  à  l'exposition  du 
boulevard.  Un  spéculateur  ouvre  sa  salle  aux  amateurs  qui  veuleat 
se  défaire  de  leurs  tableaux.  Les  acheteurs  peuvent  les  examiner  à 
leur  aise,  avant  qu'ils  prennent  le  chemin  de  l'hôtel  de  la  rue  Pinoo , 
«t,  moyennant  vingt  sous ,  les  simples  curieux  comme  vous  et  moi , 
les  gens  qui  ne  sont  pas  assez  riches  pour  acheter  des  taldeaux ,  ce 


CHAPITRE   XXXI.  151 

oooaolent  en  admirant  les  tableaux  <le8  autres.  J'approuve  foit,  pour 
ma  part,  Tidée  de  ee  spéculateur,  et  je  me  demande  pourqu<H  les 
artistes  n'essayeraient  pas  d'en  tirer  parti  à  loir  profit. 

Les  grandes  expositions  nuisent  à  l'art  en  général ,  et  aux  peintres 
en  particulier;  ceux-ci  eomnaencent  à  s'en  apereeroir,  et  ils  s'en 
apercevrooi  chaqw  joor  davantage.  On  n'entasse  pas  des  milliers  de 
tableaux  dans  une  Tingtaine  de  salles,  se  succédani  les  unes  aux 
suives,  sans  qu'il  en  résulte  beaucoup  de  &tigue  et  un  certaia  dégoût 
même  pour  les  amis  de  la  peinture,  à  plus  forte  raison  pour  le 
puUic.  Les  mauvais  tableaux  nuisent  aux  médiocres ,  et  les  mé« 
diocres  aux  boos,  ou,  pour  mieux  dire,  rien  ne  surnage  dans  cet 
océan  de  couleurs;  l'oeil  les  confond ,  et,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  dans  ces 
expesitions  monstres  ni  mauvais,  ni  médiocre,  ni  bon  tableau, 
maïs  un  amas  de  toiles  qui  semblent  avoir  fes  nsiémes  qualités  et  les 
mêmes  défauts.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  les  expositions  re»* 
treintes,  auxqudles  il  serait  bien  temps  de  revenir. 

Pourqum  trente  ou  quarante  peintres  ne  se  réiniiraîent<-il9  pas 
fooat  former  une  de  ces  expositions?  Ils  loueraient  une  salle.  La 
aalle  garnie  de  leurs  tableaux ,  ils  aimonoeraient  dans  les  journaux 
ie  lieu,  les  heures,  le  prix  d'entrée  de  rexposition,  qui  durerait  deux 
mois  ou  trois  mois,  selon  les  recettes.  D'autres  peintres  suocéderaieaik 
à  oeux-ci,  et  la  grande  quesiicm  des  expositions  permanentes  se  trou** 
verait  ainsi  résolue,  au  commun  avantage  des  artistes  et  du  public. 
Le  seul  obstacle  sérieux  à  ce  projet,  c'était  le  manque  de  salle.  Cet 
ofaetade  n'existe  plus  depuis  qu'on  a  ouvert  celle  du  boulevard  des 
Italiens.  Eïle  contient  quatre  cents  tableaux,  ainsi  que  je  l'ai  dit;  c'est 
un  diiffre  suffisant  pour  une  exposition.  Qu'att^id-on  pour  réaliser 
mon  idée?  Rien,  et  je  suis  sûr  que  les  artistes  la  trouvent  excel* 
lente.  EUe  a  un  iifxi  cependant,  qui  probablement  l'empêchera  d'âtre 
jamais  exécutée  en  France  :  elle  dispense  les  artistes  de  recourir  à 
Tiqppuide  l'État;  elle  repose  tout  entière  sur  l'initiative  individuelle; 
elle  n'émane  pas  du  gouveraenient,et  c'est  un  grand  défaut  dans  un 
pays  où  1  on  ne  croît  qu'aux  choses  officielles.  Les  joimiaux  rsa* 
draient  certainement  compte  de  l'exposition  du  boulevard  avec 
autant  de  z^e  et  d'exactitude  que  de  l'exposition  du  palais  des 
Champs-Elysées,  mais  les  exposants  ne  devraieiit  compter  ni  sur  la 
croix,  ni  sur  des  médailles,  ni  même  sur  de  simples  mentions  hoiM^- 
rables:or,  sans  croix,  sans  médailles,  sans  mentions,  y  a4-il  une 
«Kpositâoa  quekonqne  possible  en  France? 


i52  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

Pour  jouir  d'un  tableau,  il  ne  faut  pas  être  seul;  il  ne  faut  pas  non 
plus  être  pressé  par  la  foule  :  trente  ou  quarante  personnes  répandues 
dans  une  salle,  yoilà  un  chiffre  suffisant.  C'est  ordinairement  celui 
des  visiteurs  des  galeries  de  Florence.  Ils  ne  sont  pas  plus  nombreux 
à  l'exposition  du  boulevard  des  Italiens,  mais  ils  se  renouvellent  plus 
souvent.  D'heure  en  heure  la  physionomie  du  public  change.  Dans 
cette  saison,  de  quatre  heures  et  demie  à  cinq  heures  et  demie,  c'est 
le  moment  le  plus  favorable.  Les  femmes  en  grande  toilette  devien- 
nent plus  rares;  il  y  a  plus  d'amateurs  que  de  curieux,  plus  de  curieux 
que  de  flâneurs;  le  frôlement  des  robes  de  soie  sur  les  crinolines,  le 
bruit  des  éventails,  cessent  de  se  faire  entendre.  Approchons-nous  de 
l'esquisse  du  Martyre  de  saint  Symphorierij  de  M.  Ingres.  Quel  ma- 
gnifique dessin  !  plus  vivant  peut-être,  dirions-nous,  que  le  tableau, 
s'il  ne  fallait  pas  se  méfier  de  ces  impressions  factices  que  l'on  éprouve 
devant  les  ébauches  en  tout  genre  :  ébauches  littéraires,  ébauches 
dramatiques,  ébauches  de  tableaux  et  de  statues.  Le  Martyre  de  saint 
Sympkorien  est  sans  contredit  une  des  plus  belles  compositions  de 
M.  Ingres.  Le  saint  marche  au  supplice  en  traversant  la  foule  entre 
deux  licteurs.  Il  s'arrête  pour  écouter  une  dernière  fois  la  voix  de  sa 
mère,  qui  l'exhorte  et  lui  montre  le  ciel.  La  foule  se  partage  dans 
des  sentiments  divers,  et  le  proconsul  donne  l'ordre  au  cortège  de 
reprendre  sa  marche.  La  scène  est  pleine  de  grandeur,  de  mouve- 
ment et  de  vie.  Je  n'en  dirai  pas  autant  de  V  Apothéose  de  Napoléon  I*\ 
ail  est  conduit  sur  un  char  au  temple  de  la  Gloire  et  de  l'Immortalité. 
La  Renommée  le  couronne,  et  la  Victoire  dirige  les  chevaux  ;  la  France 
le  regrette;  Némésis,  déesse  des  vengeances,  terrasse  l'anarchie.  »* 
Ainsi  parle  le  livret,  et  le  dessin  est  froid  comme  ce  style.  Il  est  vrai 
que  ces  chars,  ces  temples,  ces  palmes,  tous  ces  vieux  décors  mytho- 
logiques ne  sont  point  faits  pour  échauffer  beaucoup  l'imagination. 
La  réduction  du  plafond  du  Louvre  produit  plus  d'effet.  On  conçoit 
la  mythologie  quand  il  s'agit  de  l'apothéose  d'Homère.  Le  dessin 
rehaussé  de  couleur  de  la  fameuse  odalisque  ne  m'a  point  vivement 
frappé  ;  quand  on  revient  de  l'Orient  de  Delacroix  et  de  Decamps,  celui 
de  M.  Ingres  parait  terne,  et  on  a  grand'peine  à  s'y  habituer. 

En  entrant  dans  la  salle,  mon  regard  s'est  dirigé  par  un  hasard 
heureux  sur  les  Convtdsionnaires  de  Tanger.  Ces  fanatiques  portent 
le  nom  de  Yssaoîus,  de  celui  de  Ben-Issa,  leur  fondateur.  A  de  cer- 
taines époques,  ils  se  réunissent  hors  des  villes,  et,  s'animant  par  la 
prière  et  par  des  cris  frénétiques,  ils  entrent  dans  une  ivresse  vérita- 


CHAPITRE  XXXL  .      <53 

ble;  répondus'  ensuite  dans  les  rues,  ils  se  livrent  à  mille  contor- 
dons  et  souTent  à  des  actes  dangereux.  Il  n'y  a  vraiment  qu'un  pays 
pour  le  fanatisme,  c'est  TOrient.  Avec  ses  guerres  civiles,  ses  auto- 
da-fé,  ses  assassinats  en  masse  et  ses  tortures  individuelles,  le  fana- 
tisme de  rOccident  n'est  rien  à  côté  de  la  furie  religieuse  de  l'Orient: 
là,  le  délire  dévot  est  en  permanence;  il  a  été  et  il  est  encore,  dans 
certaines  contrées,  l'état  normal  de  la  société.  Ces  Yssaoïusqui, 
dans  le  tableaa  de  Delacroix,  hurlent,  se  tordent,  se  roulent,  les 
yeux  hagards,  les  membres  contournés ,  les  lèvres  écumantes,  sont 
impossibles  en  Occident  :  d'abord,  parce  que  nous  ne  sommes  plus  au 
temps  des  convulsionnaires,  et  ensuite  parce  que  la  police  mettrait 
bon  ordre  aux  convulsions. 

Après  les  Convulsionnaires  de  Tanger,  je  me  suis  arrêté  devant 
une  marine  représentant  les  côtes  d'Afrique,  et  devant  le  Combat  du 
giaour  et  du  pacha.  C'est  l'esquisse  du  concours,  esquisse  pleine  de 
fougue,»  d'entrain,  de  passion,  où  les  deux  adversaires  se  chargent 
avec  une  furie  sans  égale,  et  où  les  chevaux  eux-mêmes  semblent 
combattre  avec  les  cavaliers.  J'ai  parlé  tout  à  l'heure  des  côtes  d'A- 
frique, voici  maintenant  une  seconde  marine,  sans  contredit  la  plus 
tenible  et  la  plus  émouvante  marine  qu'on  ait  composée  après  le 
Naufrage  de  la  Méduse,  la  Barque  de  don  Juan...  et  Que  faire?  on 
propose  de  tirer  au  sort;  on  prépare  les  billets  qui  désigneront  la  vic- 
time... Les  lots  sont  faits,  mêlés,  marqués,  et  distribués  dans  une 
silencieuse  horreur...,  et  le  sort  tomba  sur  le  précepteur  de  don 
Juan  !  »  De  Byron  nous  passons  à  Shakespeare  :  a  Ce  crâne,  mon- 
sieur, était  le  crâne  d'Yorick,  le  boufifon  du  roi?  —  Hélas!  pauvre 
Yorick!  i>  M.  Eugène  Delacroix  n'est  point  au-dessous  de  ces  deux 
grands  poètes,  les  maîtres,  et,  pour  ainsi  dire,  les  dieux  de  l'école 
romantique.  Quoique  le  Christ  en  croix  et  les  Disciples  d'Emmaûs 
soient  deux  toiles  fort  remarquables,  on  sent  que  le  pinceau  de  l'au- 
teur se  laisse  trop  emporter  :  l'interprétation  de  la  Bible  demande 
moins  de  fougue  et  de  pittoresque.  M.  Eugène  Delacroix  me  semble 
moins  heureusement  inspiré  dans  ses  tableaux  religieux  que  dans  les 
autres.  Quelle  grandeur  poétique  dans  cette  variante  de  la  Prise  de 
Constantinople,  qui  est  à  Versailles  !  Une  ville  éplorée  et  agenouil- 
lée devant  quelques  barons  bardés  de  fer^  telle  est  la  scène.  L'Occi- 
dent barbare  et  croyant  traverse  cette  capitale  de  la  civilisation  et  de 
la  controverse ,  où  il  va  essayer  de  fonder  un  empire  nouveau ,  bien- 
tôt aussi  vieux  et  aussi  décrépit  que  l'ancien.  Le  jeune  esprit  des 


154  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE.  -^CHAPITRE  XXXI. 

cimeades  essaya  e&  vain  de  réveilla  Tâsprit  de  l*anti<{uiié,  et  de 
mékr  k  ciyilîsatiaa  moderne  à  la  citilisatioa  andenne  :  la  iiittca  est 
imposaible;  je  le  devine  à  la  physionomie  altière,  à  Talluro  sauvage 
de  ces  cavaliers  aux  longues  cottes  de  maîllea,  et  aux  tcaits,  nobles 
encore,  mais  un  peu  mûrs  et  effaoés  de  «es  Grecs,  qui  tendant  vsers 
eux  leurs  bras  suj^liants^....  Maïs  l'espace  me  manque*  En  ToUà 
assez  pour  une  premiève  vîsUe.  Noos  retoumecons  à  l>xposition« 

f  AXILE   DELOi». 


REVDE  BIBLIOGRAPHIQUE 


LES  CLASSIQUES  FRANÇAIS. 

idilioiit  flarionM»  de  M*  Ch.  Loiundre.  —  Bibliotb^M  Châipcaticr, 

• 

U  est  excelle»!,  âa  nos  jours,  où  un  graiid  noQilMre  ^'esprits  chercheoX 
pfa&lét  dans  les  lettres  an  amuseHie&t  qu'aoe  étude,  de  rappeler,  par  des 
éditions  nouvelles  et  savantes,  Tattention  publique  vers  les  chefs-d'œuvre  de 
notre  liUérature  classique.  Aujourd'hui  la  Ibule  croit  sur  parole  les  senti* 
ments  des  temps  passés  :  les  jeunes  gens  parcourent  les  bons  écrivasos  du 
iÉx-septième  siècle,  et,  une  lois  celte  tAcbe  accomplie,  souvent  en  vue  d'un 
eumen,  il  en  est  pe«  qui  se  plaisent  A  se  fixer  un  jugement  solide  sur  ces 
pmtteiirs  et  sur  ce»  poètes.  C'est  cepeiHiant  par  une  lecture  attentive  des 
mattres,  on  ne  peut  se  lasser  de  le  répéter,  que  se  forxoe  le  goût  iittéraîre. 
Qoels  que  soient  les  ouvrages  contemporains,  les  plus  parfaits  noue  char* 
meut  plutM  par  ce  qu'ils  ont  de  transitoire,  par  ce  qui  chex  eux  est  de 
mode,  que  par  leurs  qualités  durables.  Les  écrivains  des  siècles  précédents 
offrent  au  contraire  au  lecteur  ce  précieux  avantage,  que,  pour  les  bien  com- 
prondre,  nous  devons  forcémeot  nous  placer  en  dehors  de  toute  condition 
^èémère,  et  envisager  seulement  en  eux  ces  beautés  supérieures  qui  appa- 
nisBent  avec  une  égale  clarté.  Dès  lors,  notre  étude  s'élève;  notre  vue  plus 
like  aperçoit  des  horizons  plus  étendus;  l'intelligence  s'accoutume  à  ces 
ooBtemplations  qui  rillominent  intérieurem^it,  et  le  goût  apprend  l'^urt  dif- 
fidle  de  ne  s'attacher  sérieusement  qu'à  ce  qui  est  impérissable.  Il  faut  donc 
redemander  sans  cesse  à  ces  beaux  génies  qu'on  a  nommés  à  bon  droit  clas- 
a^Mes,  puisqu'ils  sont  l'objet  et  la  règle  de  la  perpétuelle  étude  des  hommes 
instrails;  il  faut  leur  redemander,  surtout  à  une  époque  littéraire  aufsi  tour* 
neatée  que  la  nôtre,  les  sages  préceptes  de  l'art,  la  mesure,  la  précision, 
rélégance  châtiée,  les  inspirations  nobles  et  sévères  dont  malheureusement 
Boos  ne  trouvons  pas  en  nousrmémes  le  sentiment  exact,  et  dont  nos  meil- 
kafs  écrivains  ne  retrouvent  le  secret  qu'avec  une  peine  infinie* 

Les  nouvelles  éditions  des  classiques  françaises,  dites  wmorum,  que  publie 
M.  Charles  Louandre,  satisfont  à  ces  exigences.  M.  Louandre  est  surtout 
fféœcopé  de  donner  tous  les  détails  nécessaires,  mais  rien  de  plus  et  rien 
de  moins.  C'est  là  une  ligne  difficile  à  suin-e^  et  comme  ici  les  contours 
M  peuvent  être  déterminés  avec  pr^ision  ;  comme  le  trop  ou  le  trop 
fOB  n'ont  point  et  ne  peuvent  point  avoir  de  règle  absolument  fixe,  c'est 
a«  goût  et  à  la  science  de  l'éditeur  qu'il  appartient  de  disposer  avec 
ineKure  des  richesses  historiques  et  critiques  accumulées  par  le  temps,  et 
de  Caire  le  discernement  de  l'utile  et  du  superflu.  Cette  tâche  demande 
oa  tact  littéraire  excellent,  et  en  mémo  temps  la  connaissance  des  besoins 
te  e^ts.  L*éditeur  doit  apprécier  exactement  la  hauteur  de  la  science  pu- 


l 


156  REVUE  BIBLIOGRAPHIQUE. 

blique  :  il  ne  travaille  ni  pour  les  ignorants  ni  pour  les  érudits,  mais  pour 
le  public  qui  s'attache  seulement  aux  choses  essentielles.  Il  doit  donc  éviter 
un  déploiement  de  vaine  science  qui  rebuterait  le  lecteur,  et  cependant 
lui  donner  toujours  les  détails  qui  doivent  Téclairer.  C'est  ce  qu'a  parfaite- 
ment compris  M.  Louandre.  Parcourons  quelques-unes  de  ses  éditions. 

Montaigne  d'abord.  C'est  le  premier  en  date  des  écrivains  véritablement 
français  ;  il  est  au  premier  rang  sur  la  liste  de  nos  classiques.  L'éditeur  a 
conservé  le  texte  donné  par  mademoiselle  de  Goumay,  la  fille  d^allicmce  de 
Montaigne,  et  soigneusement  traduit  ces  citations  nombreuses  qui  révèlent 
chez  ce  grand  prosateur  une  instruction  si  solide ,  si  variée  et  si  aimable , 
qui  indiquent  les  modèles  dont  il  était  épris,  et  qui  montrent  combien  la 
pensée,  à  cette  époque,  se  plaisait  à  remonter  vers  l'antiquité.  M.  Louandre 
a  cru  en  outre  que,  pour  faire  bien  comprendre  Montaigne,  il  fallait  faire 
voir  par  quelques  passages  bien  choisis  quelle  a  été  son  influence  sur  les 
moralistes  qui  l'ont  suivi,  les  Pascal,  les  La  Rochefoucauld,  les  La  Bruyère, 
les  Yauvenargues.  De  1&  de  nombreuses  notes  qui  mettent  sous  les  yeux  du 
lecteur  les  paroles  mêmes  de  ces  penseurs  illustres.  On  voit  ainsi  comment 
la  môme  idée  a  été  diversement  exprimée,  ou  comment  une  idée  se  trans- 
forme selon  les  temps  et  les  esprits.  C'est  là  du  reste  une  méthode  que 
M.  Louandre  a  suivie  pour  tous  les  moralistes,  et  que  nous  retrouvons  dans 
ses  éditions  de  La  Bruyère  et  de  Pascal.  Nous  sommes  amenés,  à  propos  de 
Montaigne,  à  signaler  les  annotations  empruntées  à  la  critique  du  dix -hui- 
tième siècle  et  du  nôtre.  On  les  retrouve  dans  les  différents  volumes  de  la 
collection,  et  ces  opinions  d'écrivains  distingués  jugeant  ceux  qui  les  ont 
précédés  sont  un  charme  nouveau  ajouté  à  ces  immortels  ouvrages.  Remar- 
quons encore  ces  index  si  indispensables  pour  l'étude,  et  depuis  longtemps 
négligés.  Les  éditeurs  des  beaux  âges  littéraires  en  comprenaient  bien  l'im- 
portance, et  lorsqu'ils  présentaient  au  public  les  écrits  célèbres  de  l'anti- 
quité, ils  joignaient  au  texte  de  brefs  dictionnaires  des  faits^  des  noms  et  des 
principales  idées.  M.  Louandre,  avec  une  rare  patience  et  une  remarquable 
sagacité,  a  extrait  des  philosophes  qu'il  a  édités,  de  Montaigne,  de  Pascal, 
de  La  Bruyère,  les  pensées  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  l'essence  de  leur  doc- 
trine, et  il  en  a  formé  ces  curieux  index,  dont  aucune  édition  des  classiques 
français  n'avait  donné  le  modèle,  parce  qu'ils  sont  autant  que  possible  rédi- 
gés avec  les  propres  mots  de  l'auteur  ;  c'est  ainsi  que  pour  l^s  Essais  l'index  est 
l'esprit  môme  de  Montaigne.  Désormais  les  recherches  sont  faciles.  Sans  perdre 
le  temps  à  feuilleter  le  livre,  on  va  droit  au  passage  qu'on  prétend  étudier  et 
qui  fait  défaut  à  la  mémoire. 

La  plupart  des  observations  précédentes  s'appliquent  à  tous  les  ouvrages 
de  la  collection.  Nous  ne  les  devrons  point  répéter,  et  nous  ne  parlerons 
désormais  que  des  détails  particuliers  à  chaque  volume.  Pour  La  Bruyère, 
une  question  grave  est  celle  des  prétendues  clefs  des  Caractères.  M.  Cousin 
les  condamne  sévèrement,  et  nous  partageons  l'opinion  de  l'éminent  écri- 
vain. C'est  rabaisser  l'auteur  des  Caractères  que  de  voir  dans  son  livre  une 
série  de  portraits  du  temps.  La  gloire  incontestable  de  La  Bruyère  est  préci- 
sément de  n'avoir  eu  généralement  en  vue  d'autres  modèles  que  l'homme 
lui-même  et  ses  travers.  Souvent,  sans  doute,  comme  il  arrive  au  poète  co- 


REVUE  BIBLIOGRAPHIQUE.  157 

mique  on  au  romancier,  l'idée  première  d'un  type  lui  a  été  fournie  par  un 
seul  individu  :  mais  bientôt  —  il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  le  lisant 
avec  une  attention  soutenue,  —  son  esprit  étend  la  donnée  primitive,  aper- 
çoit d'autres  caractères  qu'il  réunit  dans  une  môme  formule,  opère  ce  mer- 
Teilleux  travail  de  synthèse  qui  précède  les  grands  enfantements  intellec- 
tuels, et  produit  un  personnage  sut  generiSf  vivant  de  la  vie  immortelle  et 
idéale  que  le  génie  donne,  avec  son  soufQe,  à  toutes  ses  créations.  M.  Louandre 
a  peosé  ainsi.  Son  édition* n'est  suivie. d'aucune  clef.  Cependant  comme  il 
arriTe  de  temps  à  autre  que  La  Bruyère,  contrairement  à  sa  méthode,  et 
dans  le  but  peut-être  de  satisfaire  sur  quelques  points  une  curiosité  indis- 
crète à  laquelle  il  pouvait  rarement  complaire,  a  moins  étendu  le  cercle  de 
aoQ  regard,  et  semble  avoir  concentré  sa  pensée  sur  une  seule  personne 
dont  le  caractère  suffisait  à  son  amère  satire,  M.  Louandre  ne  craint  pas  alors 
d'indiquer  les  diverses  conjectures.  Mais  il  présente  rarement  ces  supposi- 
tions qui  souvent  se  contredisent;  il  veut  conserver  au  livre  son  aspect  pu- 
rement moral.  L'œuvre  de  La  Bruyère  surchargée  de  noms  propres  serait 
défigurée  :  contre  l'idée  de  son  auteur,  elle  aurait  l'air  d'un  pamphlet. 

Pour  les  Pensées  de  Pascal  j  la  difficulté  réelle,  c'est  le  texte,  tant  de  fois  dé- 
figuré. M.  Cousin,  qui  a  raconté  les  destinées  de  cet  ouvrage,  en  a  fait  un  cu- 
rieux chapitre  d'histoire  littéraire.  Nous  n'y  reviendrons  pas.  Pascal,  abrégé 
et  même  corrigé  par  Port^Royal,  remanié  par  Condorcet,  revu  et  augmenté 
par  les  éditeurs  successifs;  Pascal,  dont  on  n'a  pu  obtenir  le  livre  complet 
que  feuUlet  par  feuillet  et  lambeau  par  lambeau,  se  présente  de  nos  jours 
tout  entier  à  notre  admiration.  M.  Louandre  a  profité  des  études  précédentes 
et  des  critiques  provoquées  par  ces  études.  11  s'est  surtout  servi  de  l'exacte 
et  excellente  restitution  que  M.  Prosper  Faugère  a  faite  du  texte  original,  et 
son  édition,  il  faut  l'espérer,  sera  l'édition  définitive.  Les  Provinciales  ne  de- 
mandaient pas  le  même  labeur.  M.  Louandre  les  a  fait  précéder  d'une  lumi- 
neuse notice  sur  le  jansénisme.  Cette  notice,  prenant  les  faits  à  leur  source 
même,  donne  une  exacte  notion  des  principes  de  Jansénius,  et  fait  parfaite- 
ment connaître  les  incidents  de  la  longue  et  obscure  querelle  provoquée 
par  les  écrits  de  l'évoque  d'Ypres. 

Venons  aux  poètes.  «  On  composerait  une  bibliothèque,  dit  M.  Louandre, 
atec  les  écrits  dont  Corneille  a  été  le  sujet,  »  et  cependant  «  jusqu'ici  on 
s'est  borné  à  reproduire,  souvent  en  l'abrégeant  au  hasard,  le  commentaire 
de  Voltaire.  »  11  y  avait  là  une  grande  lacune  à  combler.  Voltaire  a  été  trop 
Tifement  frappé  des  défauts  et  des  incorrections  de  Corneille.  Son  commen- 
taire pousse  souvent  la  sévérité  jusqu'à  l'injustice.  M.  Louandre,  pour  con- 
tre-balancer  ce  jugement,  a  réuni  à  la  critique  de  Voltaire  de  nombreuses 
appréciations  favorables,  et  l'on  aperçoit  ainsi  les  principales  opinions  expri- 
mées par  les  meilleurs  esprits.  Enfin  il  a  profité  de  la  récente  découverte 
d'un  sonnet  inédit,  qu'il  a  joint  aux  poésies  divei'ses  de  Corneille.  Quant  aux 
passages  imités  de  l'antiquité,  soit  par  l'auteur  du  Cid,  soit  par  Racine  et  La 
Fontaine,  il  les  a  cités  pour  la  plupart  et  du  moins  il  renvoie  au  poète  latin 
ou  grec  lorsqu'une  citation  trop  considérable  occuperait  trop  d'espace.  Il  est 
'  facile  ainsi  de  remonter  aux  sources  et  de  bien  connaître  la  méthode  de  ces 
toivains  qui  traduisaient  sans  rien  perdre  de  leur  originalité,  qui  dévelop- 


[ 


158  REVUE  BIBLT06RAPHIQUE. 

paient  leurs  facultés  eréatrices  en  imitant  les  poètes  d*un  autrd'ftge,  et  qui, 
renouyelant  Tart  antique  par  une  fusion  heureuse  arec  les  idées  modernes, 
renouaient  la  grande  tradition  littéraire  de  rhumanité.  Les  mêmes  obeerrar 
tiens  s'appliquent  à  l'édition  de  Boileau.  Ajoutons  que  l'on  y  trouTe  cette 
piëee  singulière,  naguère  tirée  du  manuscrit  de  Conrart  par  M.  Louis 
Passy,  attribuée  par  lui  à  l'auteur  du  Lutrin,  et  publiée  du  reste  par 
H.  Lotmnére  sous  toute  réserve.  Malgré  l'ingénieux  travail  de  M.  Passy, 
nous  ne  sommes  point  convaincus.  On  retrouve  dans  ces  vers,  il  est  vrai, 
quelques  formes  de  style  familières  à  Boileau,  mais  un  antre  peut  fort 
bien  les  avoir  employées,  précisément  dans  le  but  de  les  imiter.  M.  Sainl- 
llarc  Girardin  Ta  démontré  il  y  a  per)  de  jours  à  la  Sorbonne,  de  telle  façon 
que  nous  n'avons  pas  à  insister.  Cette  question  est  jugée  désormais,  et 
Boileau  est  absous  du  grave  soupçon  que  cet  ouvrage  faisait  peser  sur  sa 
mémoire,  car  Fauteur  de  ces  ver^  appelle  sur  les  poètes  hostiles  à  Louis  XTV 
les  vengeances  du  pouvoir  absolu.  Boileau  n'a  point  poursuivi  les  opinions 
politiques  contraires  à  la  sienne  ;  il  n'a  point  quitté  les  questions  d'art  et  de 
morale,  et  contre  les  mauvais  poètes,  ses  ennemis,  il  ne  s'est  jamais  armé 
que  des  verges  de  la  satire  :  le  châtiment  lui  semblait  assez  rude,  et  il  avait 
raison. 

Nous  féliciterons  M.  Louandre  d'avoir  joint  aux  œuvres  de  Molière  deux 
comédies  peu  connues  :  la  Jalousie  du  Barbouillé  et  le  Médecin  vokmt,  I^  plu- 
part des  éditions  précédentes  les  avaient  négligées.  Ce  ne  sont  point  sans 
doute  des  écrits  d'un  ordre  supérieur,  mais  on  y  retrouve  la  verve  et  le 
soufQe  comique  de  Molière.  Lui-même  d'ailleurs,  usant  à  son  gré  de  ces  es- 
sais encore  informes  et  les  renouvelant  plus  tard  par  les  ressources  d'un  art 
plus  élevé,  n'a  pas  dédaigné  de  se  servir  en  diverses  rencontres  de  ces  gros- 
sières ébauches.  Dans  l'Étourdi,  dans  le  Mariage  forcé,  dans  Georges  Dandin, 
il  leur  emprunte  des  scènes  et  des  caractères,  et  amène  sur  les  planches  de 
la  vraie  comédie  ces  personnages  et  ces  situations,  nés  sur  des  tréteaux  et 
destinés  au  plaisir  éphémère  de  quelques  provinciaux  désœuvrés.  M.  Louan- 
dre a  placé  en  tête  de  son  édition  un  excellent  essai  sur  le  théâtre  en  France. 
On  remonte  avec  lui  jusqu'aux  origines  les  plus  reculées  de  notre  art  dra- 
matique, et  ces  fines  appréciations  forment  an  ensemble  historique  qui  ins- 
truit  et  qui  plaît.  On  voit  par  là  combien,  après  un  siècle  laborieux  et  des 
travaux  multipliés,  il  a  fallu  d'efforts  aux  poètes  du  temps  de  Louis  XIV  pour 
sortir  le  drame  de  l'enfance ,  et  élever  le  goût  de  leur  époque  à  la  hauteur 
de  leur  génie.  Nous  ne  reprocherons  à  M.  Louandre  qu'un  oubli  :  parmi  les 
écrivains  qui  ont  suivi  Jodelle  dans  la  rude  voie  du  théâtre,  il  omet  l'auteur 
de  la  troisième  tragédie  française,  un  poète  peu  connu,  j'en  conviens,  mais 
qui  mérite  mieux  qu'un  dédaigneux  silence  :  je  veux  parler  d'André  de  Rivaa- 
deau.  La  Cléopàtre  et  la  Didon  de  Jodelle  ont  seules  précédé  son  Aman,  repré- 
senté en  1561.  Nous  réclamons  pour  le  vieux  tragique,  sinon  des  éloges  dont 
il  est  permis  de  s'abstenir,  du  moins  la  mention  honorable  dont  il  est  digne. 
Nous  voici  parvenus  au  dernier  volume  de  la  collection  des  classique. 
C'est  le  Siècle  de  Louis  XIV.  L'éditeur  a  usé  pour  les  notes  des  Mémoires  de 
Saint-Simon,  plaçant  ainsi  auprès  des  éloges,  souvent  trop  voisins  du  panégy- 
rique^  le  nom  et  çà  et  là  les  jugements  du  détracteur  le  plus  acharné  et  le 


REVUE  BIBLIOGRAPHIQUE.  H9 

plQK  ii^asf  e  du  grand  roi.  Entre  ces  deux  extrêmes  dans  le  blâme  et  Téloge, 
il  nous  est  loisible  de  nons  faire,  au  cours  de  la  lecture,  suÎTant  nos  idées 
personnelles^  une  opinion  plus  ou  moins  rapprochée  de  l'un  ou  de  Fautre» 
unis  plus  impartiale  que  toutes  deux. 

M.  Lonandre  n'a  pas  eu  la  prétention,  trop  commune  &  un  grand  nombre 
d'éditeurs,  de  refaire  à  noureaux  frais  un  commentaire  général  pour  chacun 
des  éerîyains  qu'il  a  publiés  ;  il  a  voulu  seulement  combkr,  au  point  de  me 
de  l'interprétation  historique  et  philologique,  de  regrettables  lacunes,  et  pour 
tont  le  reste ,  il  a  appliqué  à  ses  éditions  la  méthode  généralement  suivie 
pour  les  classiques  de  l'antiquité,  et  il  a  fait  connaître  par  extraits  ou  par 
renroîs  les  jugements  que  nos  contemporains  les  plus  autorisés  ont  portés  sur 
Corneille,  Molière,  Boileau,  Pascal,  etc.,  etc.,  soit  au  nom  du  goût  littéraire, 
soft  an  nom  de  la  philosophie  ou  de  l'histoire.  Les  critiques  du  dix-huitième 
siècle  lui  ont  également  fourni  leur  contingent,  et  l'on  a  de  la  sorte,  du  règne 
de  Louis  XIV  jusqu'à  notre  temps,  une  vue  générale  des  opinions  que  les 
maîtres  de  la  critiqne  française  ont  émises  sur  le  grand  siècle  depuis  qu'il 
est  entré  dans  la  postérité.  La  même  marche  a  été  suivie  pour  la  partie  bio- 
graphique, et  l'éditeur  a  condensé  dans  des  notices  substantielles,  mais  tou- 
jours complètes  dans  leur  concision  même,  tous  les  renseignements  nou- 
veaux qui  ont  été  mis  en  lumière  dans  ces  dernières  années. 

En  terminant  cette  rapide  revue,  et  au  nom  des  bonnes  lettres^  remercions 
donc  M.  Louandre  de  cette  collection  savante,  qui  atteste  un  si  grand  travail 
et  one  si  ingénieuse  érudition.  Puissent  ces  éditions,  qui  renferment  à  côté 
dn  texte  un  véritable  résumé  de  l'histoire  littéraire  du  dix-septième  siècle, 
ranimer  chez  nous  le  goût  de  ces  modèles  inimitables  !  Le  goût,  ai-je  dit; 
ce  n'est  pas  assez  :  il  faut  non-seulement  les  admirer,  mais  les  aimer  ces 
inspirations  si  hantes ,  si  douces  et  si  fortes  qui  sont  la  gloire  de  la  France 
et  II  lumière  de  la  postérité. 

CHANTS  POPULAIRES  DE  LA  GRÈCE  MODERNE. 

Recaeîltifl,  mis  en  ordre,  et  traduits  ptr  le  eomia  de  lUrcelliui.—  Michel  lérj  ;  m-i2. 1 860. 

Les  chants  populaires  de  la  Grèce  moderne,  dont  M.  le  comte  de  Marcellus 
nons  donne  aujourd'hui  une  traduction  élégante  et  profondément  sentie^ 
sont  les  complaintes  et  les  cris  étouffés  de  la  Grèce  esclave  :  ces  poèmes  sont 
nés  dans  la  solitude  des  montagnes,  paimii  les  Klephtes  tour  à  tour  opprimés 
on  rebelles,  jamais  soumis.  Ils  rappellent  les  gloires,  les  combats,  la  mort  de 
ces  indomptables  héros ,  C'est  Koutsochristos  livrant  aux  Turcs  sa  suprême 
bataille,  tandis  que  «  le  ciel  s'assombrit,  le  vent  mugit,  les  vallées  retentis- 
sent; »  c'est  la  mère  d'Andritsos  pleurant  son  fils,  et  «  maudissant  les  sauva- 
ges collines  d'Agrapha.  «  Qu'ont-elles  fait  de  mon  enfant  chéri ,  le  premier 
des  Pallikares;  »  c'est  Dimos,  agité  durant  la  nuit  par  des  rêves  de  guerre, 
et  qui  a  vu  dans  son  sommei  «  le  ciel  trouble,  les  étoiles  rouges,  et  son  sabre 
de  Damas  teint  de  sang  ;  »  c'est  la  protestation  des  âmes  libres  contre  la  ser- 
vitude ,  leur  anathème  implacable  et  leur  gémissement  désespéré.  Plus  loin  le 
soufQe  de  l'indépendance  a  passé  sur  la  Grèce  :  on  n'entend  plus  aloi*s  le  chant 


160  REVUE  BfBLIOGRAPHIQUE. 

lugubre  d*un  petit  Dombre  de  vaincus,  mais  Thymne  enthousiaste  d*un  peuple 
qui  se  lève.  C'est  la  voix  héroïque  de  Rigas ,  le  Tyrtée  moderne ,  qui  entonne 
ce  chant  Apre  et  sublime  comme  une  Messénienne  :  «  Jusques  à  quand^  ô  Pal- 
likares  I  vivrons-nous  isolés  comme  des  lions  dans  les  ravins  et  dans  les  mon* 
tagnes  I  >»  ou  bien  ce  dithyrambe  :  «  Réveillez-vous ,  fils  des  Hellènes  I  »  c'est 
l'élégie  sur  la  mort  des  citoyens  tombés  pour  la  liberté  ;  ce  sont  enfin  les 
mille  échos  de  la  guerre  sacrée,  les  mille  souvenirs  de  gloire  et  de  deuil,  les 
cantiques  de  joie  après  la  délivrance  :  «  Vivent  nos  aigles,  les  oiseaux  de  la 
Grèce,  que  personne  ne  peut  atteindre  quand  ils  ouvrent  leurs  grandes  ailes!» 

La  poésie  populaire  ne  se  contente  point  de  ces  images  belliqueuses  :  elle 
chante  aussi  lés  joies  de  la  paix,  les  amours  douces  et  amères,  les  légendes  des 
siècles  passés,  et  elle  les  chante  avec  une  grâce  charmante.  La  physionomie 
de  la  Grèce  moderne  se  dessine  peu  &  peu  devant  le  lecteur  attentif.  J'y  recon- 
nais ce  peuple  à  la  fois  guerrier  et  pasteur,  passionné  pour  la  gloire,  épris  de 
liberté  par  instinct  et  par  souvenir,  cette  race  toujours  intelligente  et  toujours 
active,  que  la  domination  étrangère  et  les  siècles  ont  modifiée  sans  lui  enlever 
sa  force  nerveuse  et  sa  finesse.  Sans  doute  elle  n*aperçoit  plus  le  beau  idéal 
que  contemplaient  ses  ancêtres  :  elle  est  plutôt  pénétrée  d'un  vague  senti- 
ment de  la  grâce  orientale,  et  comprend  moins  désormais  les  grandes  lignes 
de  l'art  que  les  couleurs  éclatantes  ;  mais  elle  trouve  une  originalité  heu- 
reuse dans  un  mélange  d'inspirations  antiques  et  modernes,  de  réminiscences 
empruntées  aux  beaux  âges  de  la  Grèce,  à  la  poésie  musulmane ,  aux  loin- 
taines harmonies  des  chants  arabes,  aux  échos  affaiblis  de  la  lyre  italienne. 

Telle  nous  apparaît  la  muse  de  la  Grèce  moderne  dans  ces  ouvrages  qui 
ont  eu  le  bonheur  de  rencontrer  un  traducteur  comme  M.  le  comte  de  Mar- 
cellus.  Elle  est  chatoyante  comme  le  costume  des  Pallikares  ;  elle  aime  comme 
eux  les  broderies  et  l'écarlate;  elle  ne  connaît  pas  sans  doute  la  mélancolie 
indécise  des  bardes  de  l'Irlande  ;  elle  ignore  le  sentiment  de  Tinfîni,  qui 
s'exhale  en  profonds  soupirs  et  en  descriptions  mystérieuses  dans  les  chants 
de  la  Hongrie  et  des  peuples  slaves  ;  mais  son  sourire  a  le  charme  des  femmes 
de  l'Asie,  sa  colère  l'impétuosité  des  Klephtes  vagabonds  ;  elle  respire  l'air 
libre  des  montagnes,  dont  son  humeur  altière  et  sauvage  admire  surtout  les 
inaccessibles  abris  ;  parfois  elle  semble  se  souvenir  vaguement  de  la  Grèce 
antique,  sa  mère.  Elle  retrouve  alors  les  traditions  helléniques,  et  elle  mur- 
mure des  vers  harmonieux  (jue  n'auraient  pas  désavoués  les  vieux  chantres 
de  l'ionie. 

Charles  de  Mout. 


Paris.  —  ImiMiiuerit  de  F.-A.  B««ftPiiK  et  C**,  m*  MaïuiM,  10, 


0 


l 


DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 


SOUS  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE 
PAR  CHARLES^  LOUANDRE. 


TABLEAU  DES  FAMINES. 

Trois  mots  :  la  guerre,  la  peste  et  la  famine,  résument  au  moyen 
âge  toute  notre  histoire.  Les  populations  s*entre-tuent  ou  meurent  de 
iaim;  et  quand  on  suit,  à  travers  les  récits  du  passé,  tant  de  luttes 
sanglantes  et  tant  de-désastres,  on  s'étonne  qu'un  peuple  ait  pu  sur- 
Ti?re  àde  pareilles  misères  et  qu'il  soit  resté  des  hommes.  Il  semble, 
à  certaines  époques,  que  le  soleil  a  cessé  de  briller  et  la' terre  de  pro- 
duire ;  car,  dans  ces  disettes  qui  se  succèdent  avec  une  régularité  ter- 
rible, il  ne  s'agit  pas  comme  aujourd'hui  du  renchérissement  passa- 
ger de  certaines  denrées  alimentaires,  mais,  pendant  plusieurs  années 
consécutives,  du  manque  absolu  des  objets  les  plus  indispensables  à 
la  vie.  Le  blé  disparait;  l'herbe  couvre  les  campagnes  les  plus  fer- 
tiles; les  populations  sans  ressources  périssent  sur  le  bord  des  che- 
mins ou  dans  les  bois,  et  Jes  loups,  affamés  comme  les  hommes. 
Tiennent  errer  par  bandes  dans  les  villages  dépeuplés.  Dix  grandes 
funines^  dans  le  dixième  siècle,  vingt-six  dans  le  onzième,  trois  dan& 

I.  Nous  entendons  ici  par  famines  les  époques  où  la  production  est  telle- 
ment diminuée  que  la  mortalité,  par  suite  du  manque  de  subsistances,  aug- 
mente dans  une  proportion  considérable,  et  qu'il  faut  recourir  à  des  denrées 
qui  n'entrent  point  d'ordinaire  dans  l'alimentation  ;  les  époques,  en  un  mot, 
où  une  foule  d'individus  meurent  littéralement  de  faim. 

Toiae  X.  —  38*  Litntison.  ]  1 


162  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

le  douzième,  quatre  dans  le  qua^rzième,  sept  dans  le  quinzième,  six 
dans  le  seizième,  cinq  dans  le  dix-septième,  trois  dans  le  dix-hui- 
tième, sans  compter  les  disettes  et  les  chertés  excessives  qui  se  repio- 
dviseat  aanstammefit,  et  qui  dans  les  ëemien  temps  sont  perma- 
nentes,  tel  est,  sous  l'ancienne  monarchie,  le  bilan  de  la  misère  '. 

Nous  n'entrerons  point  ici  dans  l'histoire  détaillée  des  famines,  car 
les  documents  sont  si  nombreux  qu'il  serait  impossible  de  les  analy- 
ser tous.  Nous  nous  bornerons  seulement  à  quelques  faits,  pour  mon- 
trer par  des  exemples  caractéristiques  combien  le  mal  fut  terrible  et 
profond,  et  comment  il  résista,  jusqu'à  la  révolution  de  1789,  à  tous 
les  efforts  tentés  pour  le  combattre. 

En  481,  le  boisseau  de  blé,  mesure  romaine ,  vaut  environ  douze 
£ents  francs  de  notre  monnaie;  en  588,  sous  Clotaire  II,  le  peuple 
fait  sécher  des  pépins  de  raisin,  des  avelines  et  des  fougères  pour  les 
mêler  au  pain.  De  970  à  1040  environ,  c'est-à-dire  sur  une  période 
de  soixante-dix  ans,  on  compte,  d'après  la  Chronique  de  Raoul  Gla- 
ber,  quarante-liuit  années  de  disette  ou  de  peste;  et  durant  cette 
même  période,  des  paysans,  réduits  au  désespoir  par  la  faim,  vont 
s'embusquer  le  long  des  routes,  pour  faire  la  chasse  aux  hommes; 
ils  tuent  les  passants,  les. font  cuire  et  les  mangent*.  En  1138,  com- 
mence une  famine  qui  dure  sept  ans.  En  1160,  les  femmes  du  Yen- 
dômois  viennent  jeter  leurs  enfants  à  la  porte  des  abbayes,  faute  de 

1.  C'est  surtout  en  étudiant,  pour  une  circonscription  déterminée,  la 
question  des  disettes,  que  Ton  peut  en  constater  la  fréquence  et  la  gravîté. 
Un  savant  dont  le  nom  a  une  grande  autorité,  M.  Léopold  Delisie,  a  donné 
pour  la  Normandie  un  tableau  de  ce  genre  ;  nous  en  ^extrayons,  pour  deux 
siècles^  le  douzième  et  le  treizième,  qui  cependant  ont  :été  les  moins  mal- 
traités, Tindication  des  années  calamiteuses  : 

Douzième  siècle  :  années  1109,  1124,  1125,  1126,  1138,  1149,  1150,  llol^ 
1452,1156,4162,  1174,  1178,1179,  1183,  44W,  1494,  4195,  1496, 1197,  119«. 

Treizième  siècle:  1201  à  4205,  4249,  4223,  1^24,  ^225,  4232,  1238,  it3S, 
1253,  1254,  1257,  1259,  1272,  4275,  1276,  12t<8/{Voir  Études  sur  Vétmt  et 
l'agriculture  en  Normandie ,  Évreux,  1851,  in-8%  chap.  xxi.  )  Les  dûetleS'et 
les  famines  étaient  presque  toujours  accompagnées  de  maladies  contagieuses 
ou  épidémiques,  qui  sont  désignées  par  les  chroniqueurs  sous  le  nom  général 
de  peste,  et  qui  reparaissent  continuellement  à  de  courts  intervalles.  Pour 
joger combien  ces  maladies  étaient  fréquentes  «tfaeuftiières,  illaytaiisai  en 
raivre  l'Iiistmre  dans  une  k»calité  particulière.  C-est  oe  qvVi  fait  M.  Bouttot 
fiottr  la  ville  de  Troyes,  et  nous  renvoyons  à  son  trmriÉl  tntitalë  :  UâtkafOnu 
swr  les  4mcieunes  pestes  de  IVoyes,  4857,  m-8*  de  ^  fMiges. 

2.  Raoul  Glaber,  liv.  Il,  cbap.  iv. 


sous  L'ANCIENNE  MONAlRGflIE  FRANÇAISE.  ie3 

ftmfmt  les  neurrir.  £n  il97,  'dans  les  environs  ée  «Retins,  ies  p«a*- 
ims  fluoigrat  tes  ckarogaes  qu'ils  rfiniftssent  idans  les  ^diamps.  Le 
^vataraiëBie  siècle  s^ou'vre  sous  les  plus  sonaèi^s  aiispîoes  :  en  1303^ 
lUS,  1316,  uae  feule  i^iadividos  tneurent  tle  fiaiui  ^  Le  siècle  siû- 
itaot  est  qpHTOuvé  d'une  manièise  phis  -anelle  eqcore.  Gomme  au  iemps 
et  Raoul  Olaber,  en  niMige  de  k  >chair  liusiaiae  ;  à  .Aèbeyille, 
«&  1438,  ^uae  feinme  «gorge  ses  enfanis,  les  sale  et  les  met  en  vcmte. 
{la  homme  est  brûlé  vil  à  Tooraay  pour  le  même  fait.  Les  années 
1118, 1420,  1437,  sont  marquées  par  les  plus  grandes  souiSrances» 
€e  qui  valait  4|iUKtresols  en  vaut  quarante  ^.  A  Parts,  le  pain  de  noix 
ou  d*écoroe  devient  un  objet  de  luxe,  el  dans  les  camf  agnes  «  les 
{Miiffes  gens,  femmes  et  œfants,  —  c*est  cm  conten^porala,  Hugues 
de  Fleur;  qak  parle ,  —  mangent  les  herbettes  des  champs ,  sans 
pain,  sans  sel  et  sans  cuipe.  »  En  1 437 ,  à  la  date  onéme  où  €barles  VII 
fit  tt  joyeuse  esElroe  à  Paris,  on  compta  dans  cette  ville  plus  de  vingt 
mile  décès  occasionnés  par  les  privations  de  loule  espèce  ;  et  dans  le 
même  temps  les  villages  voisins  de  la  capitale  perdirent  le  tiers  de 
leur  population,  a  Dans  le  cours  des  années  1481,  1482,  1483,  la 
Bom^ogne ,  F  Auvergne  et  les  pays  voisins ,  dit  un  député  du  bail* 
lii^  de  Rouen  aux  états  généraux  de  Tours,  souffrirent  une  tdle 
disette  qu'il  iallnt  diasser  à  foroe  de  mouices  et  de  coups  la  loule  des 
yanvres,  qu'avait  reodiiis  furieux  la  i»ge  de  la  faim^  pour  les  «m- 
péoher  de  forcer  la  nEiaison  des  riches.  Là ,  les  voyageurs  et  ceux 
«pii  avalant  de  quoi  manger  ne  pouvaiest  se  nourrir  un  peu  tranquil*^ 
ianent  qu*après  avoir  barricadé  les  portes  ;  va  les  malheureux  furent 
feraés  de  se  nourrir  de  paiii  de  son.  Ils  forent  contraints  de  vivre 

1.  Toir  Grandes  Chroniques  de  Saint-Denis,  édition  de  M.  Paulin  Paris,  t.  V, 
page  127. 

î.  «  En  Tan  4437,  farent  les  bteds  et  autres  grains  si  chers  par  tout^  les 
pmies  eu  royaume  de  France,  que  oe  que  Ton  avoit  aucunes  fois  doané  peur 
4  sols  monnoie  de  France,  an  le  vesdoUéO  et  au-dessus.  A  laquelle  cberté 
fdt  si  grande  famine  universelle,  que  multitude  de  pauvres  gens  mouru- 
raat  par  indigence,  et  moult  douloureuse  et  piteuse  chose  à  les  voir  ës^ 
bonnes  villes  mourir  de  faim,  gésir  sur  lesfomiers  par  grandes  compagnies.» 
{Chronique  de  MonstreM,  édition  Budion,  t.  VI,  p.  374}. 

Des  détails  analogues  sont  consignés  dans  le  Journal  d'vn  bottrgeois  de 
IWû,  pour  les  annéœ  1419  et  1420  :  «  sur  les  ftioMers  parmi  Patîs,  dit  ce 
hmntU,  pussiei  trouver  ci  dix,  ci  vingt,  ci  trente  enfants,  ftls  et  fifleB,  qui  là 
fflonroient  de  fakn  et  de  freM;  mais  les  poires  menaigiers  ne  les  povoîeiit 
titer,  car  onn'aratne  pain,  ne  Ué,  m  hache,  ne  chartiaa^  •  lywtJûarml 
d'un  bourgeois  de  Paris,  édit.  Buchon,  p.  287  etta4«) 


464  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

d'aliments  dégoûtants  et  à  Tusage  des  bêtes,  dé  mordre  inutilement 
dans  des  matières  trop  dures  pour  être  digérées  par  l'estomac  d'nn 
homme.  Dans  les  bourgades,  dans  les  champs,  dans  les  maisons,  on 
pouvait  voir  partout,  gisant  à  terre,  des  gens  affamés,  la  boudie 
béante,  n'ayant  plus  qu'une  peau  livide,  et  faisant  entendre  déjà  le 
râle  de  la  mort,  et  puis,  pêle-mêle  avec  ces  mourants,  une  infinité 
de  corps  qu'avait  privés  de  la  vie  une  faim  cruelle.  Désolation  ex- 
trême !  puisqu'aucun  endroit ,  ni  sacré  ni  profane ,  n'a  éié  un  seul 
jour  sans  décès  ^  r> 

A  la  même  époque,  un  grand  nombre  d'habitants  de  la  Norman- 
die émigrèrent  pour  la  Bretagne  et  l'Angleterre.  Ceux  qui  voulaient 
passer  la  mer  se  réunirent  à  Dieppe  pour  s'embarquer,  mais  le  man- 
que de  vivres  en  fit  périr  plusieurs,  a  Lorsque  la  population  eut  été 
ainsi  presque  anéantie  par  la  mort  ou  la  faim,  dit  Jean  Masselin,  la 
terre  demeura  inculte...  le  pays  étoit  devenu  presque  entièrement 
sauvage,  et,  depuis  Dieppe  jusqu'à  Rouen,  il  étoit  impossible  de 
reconnoitre  la  route...  Dans  le  bailliage  du  Cotentin,  des  maris,  par 
désespoir»  tuèrent  leur  femme,  des  pères  tuèrent  leurs  enfants,  et, 
quelques  années  plus  tard,  on  voyoit  encore  des  maisons  et  même 
des  bourgs  entiers  vides  d'habitants^.  »  Tous  les  chroniqueurs  français 
du  quinzième  siècle  sont  remplis  de  détails  analogues';  on  sent 
qu'ils  ont  écrit  sous  l'impression  d'une  terreur  profonde,  et  que 
jamais  misère  plus  grande  n'a  pesé  sur  un  peuple.  Du  reste,  cette 
misère  navrante  du  quinzième  siècle  ne  fut  point  particulière  à  la 
France  ;  elle  promena  la  mort  dans  l'Europe  entière,  et  elle  exerça 
sur  les  événements  et  les  esprits  la  plus  grande  influence.  Jamais  le 
mot  des  anciens,  malesuada  famés,  ne  reçut  une  plus  juste  applica- 
tion, car  alors  la  famine,  au  nord  comme  au  midi,  sonna  le  tocsin 
de  la  révolte;  elle  recruta  des  soldats  ou  des  disciples  :  en  Suède, 
pour  Anglebert  ;  en  Angleterre,  pour  Jack  et  Jean  Cade  ;  en  Hon- 
grie, pour  Harvat;  en  Allemagne,  pour  Jean  Huss;  elle  ameuta  les 

{ .  Collection  des  documents  inédits  sur  Vhistoire  de  France.  Journal  de  Jean 
Masselin,  trad.  par  M.  Brenier,  in-4<',  p.  539. 

2.  Voir  Journal  de  Jean  Masselin^  page  470,  539,  565. 

3.  Voir  entre  autres ,  Mémoires  de  Claude  Eaton,  publiés  par  M.  Bour- 
quelot,  daos  la  Collection  des  documents  inédits.  On  y  trouvera  le  curieux 
récit  d'une  famine  qui  désola  Provins  en  1573.  (T.  H,  p.  716-731.)  On  peut 
consulter  aussi  ÏHistoire  du  Parlement  de  Normandie,  par  M.  Floquet,  t.  H  et 
III.  L'auteur  a  travaillé  sur  les  documents  officiels,  et  les  tristes  détails  qu'il 
donne  sont  d'une  parfaite  authenticité. 


socs  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  i65 

Ciompi  ou  Gueux  de  Florence  ;  elle  grossit  les  rangs  des  Armagnacs 
et  des  Bourguignons,  et  se  fit  la  complice  de  tous  les  souièvements 
politiques  ou  religieux.  Mais  d'un  autre  côté  elle  imprima,  par  le  sti- 
ooulant  cruel  de  la  nécessité,  un  essor  nouveau  au  génie  de  l'homme, 
et  le  moyen  âge ,  dans  les  jours  de  son  déclin ,  fut  arraché  par  elle  à 
cette  immobilité  où  il  était  retombé  depuis  les  croisades.  Ce  rôle  de 
h  famioe  dans  l'histoire,  son  influence  sur  les  révolutions  des  États, 
leur  grandeur  ou  leur  décadence,  n'a  point  été  jusqu'ici  suffisam*- 
ment  étudié  et  signalé  par  les  écrivains  modernes,  et  cependant  il 
éclate  à  chaque  instant.  N'est-ce  pas  en  effet  du  quinzième  siècle,  l'un 
des  siècles  les  plus  sombres  et  les  plus  malheureux  de  notre  histoire, 
qae  datent  les  découvertes  géographiques  les  plus  importantes? 
N'est-ce  pas  à  cette  époque  que  Diaz,  Covilham,  Yasoo  de  Gama, 
Colomb,  et  tant  d'autres  navigateurs  intrépides ,  ouvrent  la  voie  des 
grandes  émigrations ,  et  que  la  vieille  Europe  se  met  en  quête  de 
terres  inconnues,  comme  si  l'or  et  le  pain  manquaient  à  la  fois  sur 
son  sol  épuisé? 

Le  grand  mouvement  intellectuel  qui  signala  le  seizième  siècle 
Q*apporta  que  de  faibles  soulagements  à  la  détresse  publique  ;  on  eût 
dit  que  le  sang  des  guerres  civiles  frappait  la  terre  de  stérilité.  Le 
dnnoelier  de  L'Hôpital,  Henri  IV  et  Sully,  parvinrent  il  est  vrai,  par 
de  sages  mesures  et  des  vues  économiques  supérieures  à  leur  temps, 
à  rendre  au  pays  une  prospérité  passagère ,  mais,  même  sous  leur 
administration,  les  trêves  de  la  faim  furent  de  courte  durée.  Pour 
juger  de  l'état  du  royaume,  il  suffit  de  voir  ce  qui  se  passait  dans 
Tonede  nos  provinces  les  plus  fertiles  et  les  plus  industrieuses,  dans  la 
Normandie.  Sous  Henri  Û,  la  misère  y  fut  si  grande,  qu'il  n'y  avait 
INis  dans  les  meilleurs  bourgs  quatre  maisons  où  l'on  pût  trouver  du 
pain.  Dans  les  environs  de  Rouen ,  plus  de  vingt  villages  furent 
complètement  abandonnés  par  les  habitants.  U  en  fut  de  même  sous 
Benri  III,  de  même  sous  la  Ligue.  Et  ici  le  témoignage  des  chroni- 
queurs est  confirmé  par  le  témoignage  des  rois  :  voici  en  effet  ce  que 
dit  Henri  IV,  à  la  date  de  iS95  :  «  Nous  voyons  nos  subjects  réduits 
et  proche  de  tomber  en  une  immense  ruine,  par  la* cessation  du 
Ubour,  presque  générale  en  nostre  royaume...  Les  vexations  aux- 
quelles ont  été  en  butte  les  laboureurs  leur  ont  fait  quitter  leurs  mai- 
sons, et  se  trouvent  maintenant  les  fermes,  censés  et  quasi  tous  les 
villages,  inhabités  et  déserts  '.  » 

1.  FriamiMk  de  la  déclaration  du  16  mars  1595.— Fontanon,  t.  II,  p.  1,191. 


166  I>E  L'ALIMENTATION  PCIBLIQIIE; 

* 

Bknrii  lY  emporta  dans  la  tombe  la  prospérité  éd  pa^v^  et  sooe 
I/iitisXIII,  le  i»ya«Hne  ret<miha  dans  son  dénèmmà.  Le  30^  nitt  #6311, 
le.disc  d'Ocléai»  écrirait  aw  rc  aoa  frère  :  «  Uae  partie  ée  Toa  sujeta 
dasfi  les  campâmes  meurt  de  ialm^  Fautce  ne  siabsiste  ({ue  de 
glands.,  d'herbe  et  d'aittres  choses  sendblables,  comme  les  bétes;  d 
les  nnoins  à  plaindre  de  ceux-ci  ne  mangent  que  du  so&  et  dm  san^ 
qa*ils  lamassexit  dans  les  i^uisseaux  des  boucheries*  J*ai  tu  ces  mi- 
sères dis  mes  y eux^  depuis  mon  parfaement  de  Paris  ^ .  » 

Troisaas  plus  tard,  le&  étata  de  Normandie  consignent  dans  leups 
doléances  les  faits  les  ptes  affligeaols.^  «  Nous  Irénûssons  d^borran^, 
diseob-ils,  à  Taspecides  misères  des  pauvres  paysaos.  Nous  en  wans 
Yn  q!ae|quesr-uiis  Tannée  précédente  se •  précipiter  à  la  mort...  Lea 
antres,  couplear  au  joug  de  la  charrue  y  comme  les.  bestes  de  hamoia, 
labourer  la  terre ,  paistre  Therbe  et  Tivre  de  racines,  n  Poumitrilen 
être  autrement ,  quand  le.  mioistce  qui  gouvernait  bi  France ,  Riches 
lîeû ,.  au  lieu  de  s*aUrister  de  ces  douleurs ,  n'y  voyait  que  Tuftite 
auxiliaire  du  despotisme,  et  ne  craignait  pas  de  dire  que  n  si  les  pecH 
pka  esteîent  trop  à  leur  aîse^  il  sereit  impossiUe  demies:  contenir  dans 
Ifis  règles  de  lieur  devoir  ^  ?  » 

Dans  ce  dix-^sepèiàme  siècle,  ai  plein  de  grandes: choses  etde  grands 
noms ,  les  sdences,  les  lettres,  les  arls,  marchent,  à  pas  de  géaai, 
mais  ni  les  lettres,  ni  les  sciences  ne  peu^nt  conjurer  la  diMtta. 
Descartes  avait  écrit  le  Discours^  sur  Lai  méthode^  Corneille  avait  écrit 
Ia\  Cid,  PohfeueùSy.  Cwna,  que  la  législation  se  trouvait  encore  phm- 
gée.  dans  l'ignorance  des  faits  économiques  les  plus  éiémentasires, 
et  (pie  l'on  reuconiarait  partout  des  domaines  aheadeiinésw  Le  géme 
même  de.  Colberi  fut  pamlyaé  par  les  entraves  des  vieîliest  hndi^ 
tions.  £q  (651,  dit;  ua  doeumëol.  couiempâraîa*,  a  les  hafckaatsde 
la  (Ihamfagjae  et  de  la  Picardie  sont  rédmla  à  ramasser  par  ks 
ehampsv  quek|ues;  bribes  de  Ule  ou  d'avoine  germées  ou.  pourries.  Le 
pûn-  cfu'Ua  foni  est  comme  de  la  boue  et  ai  malsain ,  <^e:  Li  vie  qu*ils 
mènent. ert  une  uftorl  vivante;  à  peine  jette-t-on  un  cheval  à  la  veine 
qm  peu  après  oa  le  micouve  sans  chair.  Près  Guise,  une  persanne  a 
déterré  uA  chien*  a|^^s  (cois  jpurs  pour  assouvir  sa  laiin.  Les  beibas 
et  les.  racines  sont  la  seule  naucrttane..  »  Les  années.  1664, 166i, 
funeot  témoins  d'ima  aflîreuae  diaeUev  Malgcé  kaèln  du  clergé  et  ses 

1.  Recueil  de  diverses  pièces  cùncemant  le  régne  de  Lomé  2111,  t.  Il,  p«  52^ 

2.  Testament  poUUquef  i"  part,,,  cb.  j. 


SODS  L'ANCIENNE  IQNARCTFIE  FRANÇAISE.  167 

appdsràhr  dknrité  pcrblique,  une  mnere  crpeile  Hépe\iplà  les  pro- 
TÎnees  eartes  riches  ne  pouiiaieniî  diE>nner  ee  qir*îls  ne  possédaient 
pn  em-viëms.  LeBIaisoîs,  h  Sologne,  lé  TendÔmois,  le  Perche, 
leBerry,  le  pays  Chartrain,  le  Maine,  la  Touraine,  la  Champagne, 
enrent  particii^rement  à  sosA^ir'.  Yeicr  ce  que  la  supérieure  des 
CarméHles  de  Blois ,  éermit  à  une  èame  de  Par» ,  peur  lui  deiçan- 
derdes  aumànes  r  «  rou4e  la  rue  résonne  de  cris  lamentab^esF.  Quand' 
l«spauvne9  de  la  campagne  tiennent  des- chevaux,  des  ânes,  et  d'au- 
kcB  bête» mortes,  ils  S6  repaissent  d^  cetlé'  viande  corrompue...  Les 
pwftes  de  lu  ville  mangent  un  peu  èe  son  détrempé  dans-  l'eau  puw. 
Un  BiHévable  bomfme  à  qui  ses  trois  enfants  deniandafent  du  paiu, 
ks  larme»  aux  yeux , .  les  tua  tous  trois ,  et  ensuite  se  tua  lui«^ 
wème  ^  :»  Plusieurs  iodividos  furent  trouvés  morts  dans'  les  elle* 
fliins  et  éans  ks  Ué»,  la  boucfte  remplie  d'berbe  ;  d'aiïtres  sueconK^ 
bèrtnl  é'nianitioiiv ap<^s  avoir  pris  pour  toute  nourriture,  pendtat 
j^ieurs  jours,  des  orties  bouillies  dians  l'eau.  L'on-  <Xt  même  qu'un 
jnétre  vît  dans  le  cimetière  de  son  église  des  enfants  ronger  des  osse^ 
■ents  humaii»,  que  les  fossoyeurs  avaient  ramenés  à  la  surface  du> 
sol  en  creusant  une  fosse  \ 

Plus  on  avance  dans  le  règne  der  Lovis  XI Y,  plus-  kt  difficulté  d^^ 
vme  angincnte.  Gkï  1679  i  1T14,  la  disette  est  presque  continuelle. 
li  guerre  ayant  enievé  le»  bomimes  les  ph»  valides ,  les  femmes^ 
fwmtobiigéeff.  de  laliounv  la. terre;  dans  la  généralité  de  Rouen;, 
SBTsept  osotnâle  habrtaniiv  plus  de  six  cent  mille  couchaient  surk» 
pnUe.  Les' armées  restaiait  quelquefois  deux  et  trois  jours  sans  pahr 
et  sons  viande^  et  ks  sobkts  de  ViLlars  le  saluenent  par  ces  mot»  r 
psnem  nmf^rum  quaticSimtim  da  nobis  kediè.  Dans  l'année  l'69i, 
iluMNiFut  h  rHôtelrDîeu  de  Paris,  quinae  mille  quatre  cent  vingts 
èeiix  malades  ^  sur  treotc^epfc  mille  six  cent  dix-huit  qui  y  étaient 
^^Enfiaen  1709,,  Louis  XiV  Im-méme  fut  réduit  à  manger 


1.  Ce  fragment  est  cité:  par  Mb  Pierre  Clément,  dans  sou  exeellente  EisUkire. 
de  Colbertj  chap.  m. 

1  îd!.,  ihid. 

3:  BibUolbéque*  impériale,  Dép^  des  manuscrits,  colTiection  Delamarre,. 
t.  99,  p.  36.  Celle  collection,  fort  précieuse,  ront^enl  tous  les  documents' 
péparé»  par  Delamacre.  pour  composer  le  savant  Uraité  de  la  pohcB»  On 
sait  que  ce  livre  important  devait  avoir  douze  volumes  in-fo1.,  dont  quatre 
BSBlèment  ont  paru;  La  collection  de  la  Bibliothèque  contient  donc  une 
foule  de  documents  restés  inédits,  et  c*est  là  ce  qui  lui  donne  uncr  grande 
râleur. 


163  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

du  paio  d^avoinCi  et  il  faut  certes  que  la  gloire  des  lettres,  des  arts  et 
des  armes  exerce  une  fascination  bien  puissante,  pour  que  la  posté- 
rité ait  nommé  le  grand  règne  une  époque  affligée  par  de  pareils 
malheurs. 

La  régence  et  Louis  XV  Tirent  les  mêmes  souffrances  se  repro- 
duire avec  la  même  obstination.  En  1725,  les  paysans  de  la  Nor- 
mandie broutent  Therbe  des  champs,  ce  qui  fait  dire  à  Saint-Simon  : 
«  Le  premier  roi  de  TEurope  ne  peut  être  un  grand  roi ,  s'il  ne  Test 
que  de  gueux  de  toute  condition ,  et  si  son  royaume  tourne  en  un 
Taste  hôpital  de  mourants  et  de  désespérés  ^  »  Les  mêmes  calamités 
se  répètent  en  1737,  1739,  1740,  1741.  Le  marquis  d'Argenson, 
qui  fut  ministre  des  affaires  étrangères,  écrivait  au  mois  de  fé- 
Trier  1739  :  «c  En  pleine  paix,  avec  les  apparences  d'une  récolte, 
sinon  abondante,  du  moins  passable,  les  hommes  meurent  autour  de 
nous  comme  des  mouches  et  broutent  Therbe.  Les  proTinces  du  Maine, 
Angoumois,  Touraine,  haut  Poitou,  Périgord,  Orléans,  Berry,  sont 
les  plus  maltraitées.  M.  Ory  (le  contrôleur  général),  n'a  foi  qu'aux 
rapports  des  financiers,  qui  ont  intérêt  à  lui  cacher  la  Térité...  Aucune 
Toix  ne  s'élève  plus  entre  le  trône  et  le  peuple. . .  Le  duc  d'Orléans  porta 
dernièrement  au  conseil  un  morceau  de  pain  de  fougère,  que  nous  lui 
aTions  procuré  au  commencement  de  la  séance;  il  le  posa  sur  la  table 
du  roi,  disant  :  Sire,  voilà  ce  que  vos  sujets  mangent  ^.  y>  On  Terra 
plus  loin ,  quand  nous  parlerons  du  pacte  de  famine ,  comment 
Louis  XY  s'intéressait  à  ce  que  ses  sujets  pouvaient  manger.  Son 
règne  ne  fut  qu'une  longue  disette,  et  il  laissa  comme  héritage  à  son 
successeur  un  budget  en  déficit,  une  agriculture  ruinée,  un  peuple 
mourant  de  faim.  L'avènement  de  Louis  XVI  fut  inauguré  par  la 
lamine.  Dès  la  seconde  année  du  règne  de  ce  prince,  qui  porta  sur  le 
trône  les  plus  nobles  vertus ,  la  ï^rance  subissait  encore  toutes  les 
horreurs  du  moyen  ftge,  et  l'amour  du  roi  pour  le  peuple  était  im- 
puissant à  les  soulager.  En  1775,  des  paysans  ameutés  par  la  misère 
se  présentèrent  à  Dijon  devant  l'intendant  de  Bourgogne ,  et  celui-ci 
leur  répondit  :  «  Retournez  dans  vos  villages ,  Therbe  commence  à 
pousser.  »  C'était  un  conseil  sérieux,  car  l'herbe  était  entrée  depuis 
longtemps  dans  l'alimentation  publique. 

Les  historiens,  dira-t-on  peut-être  en  lisant  ces  détails,  ont  exagéré 

1.  Lettre  du  25  juillet  i72o.  Voir  aussi  Floquet,  Histoire  du  Farlement  de 
Normandie,  t.  VI,  p.  403. 

2.  Mémoires  du  mcarquis  d'Argenson,  publiés  en  1857,  t.  II,  p.  24. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  169 

les  faits  dont  ils  étaient  les  témoins  et  lesTictimes;  ils  ont  recueilli 
sans  contrôle  tous  les  bruits  populaires  qui  se  répandent  dans  les 
calamités  publiques ,  et  la  famine ,  comme  la  chcTalerie ,  a  eu  ses 
légendes.  Nous  répondrons  que,  d'une  part,  les  documents  officiels, 
les  efforts  des  pouvoirs  publics  pour  combattre  le  mal,  sont  là  pour  cer- 
tifier les  faits,  et  que  de  Tautre,  les  témoignages  des  historiens  sont 
trop  nombreux,  trop  précis ,  trop  universels ,  pour  qu'il  soit  possible 
de  conserver  quelques  doutes.  Les  rois  d'un  côté,  l'Église  de  l'autre, 
onpressons-nous  de  le  reconnaître,  font  preuve  au  milieu  de  ces 
souffrances  des  plus  louables  intentions  et  de  la  plus  ardente  cha- 
rité. Les  rois  promulguent  les  édits  ;  l'Église  fait  appel  aux  âmes 
chrétiennes;  elle  prodigue* les  aumônes;  elle  fond  les  vases  d'or 
da  sanctuaire  pour  en  répandre  le  prix  aux  mains  des  pauvres, 
et  les  évèques,  comme  saint  Martin ,  déchirent  leur  manteau  pour 
couvrir  ceux  qui  sont  mx%.  Inutiles  efforts  !  la  disette  semble  défier 
la  puissance  des  rois  et  l'inépuisable  charité  de  l'Église.  Comment 
expliquer  cet  étrange  problème  ?  Faut-il  s'en  prendre  à  l'imperfec- 
tion de  l'agriculture  ?  Non  ;  car  en  tenant  compte  des  progrès  de  la 
science  agronomique,  on  doit  reconnaître  que  le  moyen  ftge  n'était  pas 
dépourvu  d'expérience  et  d'habileté  pratique.  Faut-il  accuser  exclu- 
sivement les  intempéries  des  saisons  ou  la  colère  des  éléments? 
Non;  car  la  nature  est  immuable;  elle  est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était 
il  y  a  dix  siècles;  c'est  toujours  la  môme  terre  et  le  même  soleil  ;  il 
Êiut  donc  chercher  l'origine  du  mal  en  dehors  de  la  nature,  et  c'est  à 
cette  recherche  que  nous  allons  nous  livrer  dans  la  suite  de  ce  tra- 
vail. La  question  de  l'alimentation  publique  n'a  point  encore  été 
examinée  dans  son  ensemble.  Elle  offre  sans  doute  de  grandes  obscu- 
rités, mais  elle  constitue  un  côté  si  important  de  notre  histoire,  qu'il 
nous  a  paru  intéressant  de  l'étudier  sous  toutes  ses  faces,  tout  en  mar- 
chant rapidement,  et  en  résumant  dans  une  vue  générale  les  faits 
particuliers  qui  sont  trop  complexes  pour  être  analysés  dans  le  détail, 
et  qui  d'ailleurs  se  ressemblent  et  se  confirment  les  uns  les  autres, 
parce  qu'ils  découlent  des  mêmes  principes  économiques.  Cette  dif*- 
ficulté  de  vivre ,  qui  se  rencontre  à  chaque  instant  sous  l'ancienne 
monarchie,  peut  être  considérée  comme  l'une  des  causes  les  plus 
Aredes  de  la  chute  de  l'ancien  ordre  de  choses  ;  car  Torganisation 
de  la  société  française  présentait  un  prodigieux  ensemble  de  fausses 
mesures,  que  l'on  ne  pouvait  réformer  qu'en  changeant  les  bases 
mêmes  de  cette  société ,  et  c'est  ce  que  nous  espérons  démontrer  en 


iTO»  m;  EMLIMENTATÏ0N  PDBLîQOE' 

reprenant  rtinefaprë&rautr^les  (fisposiiîoi»  lépslatives  qm  se  ralta-* 
cfaaieni  à  h.  quesUon  dès  subsistances.  Voyoïis  (fabord  ce  qu'éteît  par 
elie-méme  l'a  produclion'  atimenlftire ,  ef  quelles  ressouipees  pettTHii 
oHm  le  porTS; 

II 

RESSOURCES   ALIMENTAIRES. 

Le  premier  fait  qoe  ncms  ayons  à  constater,  c^est  que  la  vieille 
Franee,  abandonnée  au  trayarl  de  ses  enfants,  pouvait  trourer  dan» 
sa  ficondîfé  naturelfe  de  quoi  faire  vhre  une  population  trois  fois  plu«^ 
nombreuse  que  celte  qui  rhal)itait.  MiaTgré  les  immenses  forêts  qtti  ooiK 
Traient  la  Gaule ,  malgré  les  conditions  déplt)rablcs  que  les  habitudes 
guerrières  d'une  postulation  sauvage  feisaient  à  Tagricullure  *,  les 
Gatrlois  vivaient  cbns^  l'abondance;  leur  race,  fortement  nourrie,  se* 
distinguai  par  sa  Ibrce,  sa  iaifle  et  sa  beauté.  Ifs  élevaient  au  milieu 
dSes  vastes  pâturages  qui  étlsnent  la  propriété  coUecfive  de  chaque  pel^' 
pfade  de  nombreux  troupeaux  de  bêtes  à  cornes ,  dont  la  viande  ei 
le-  lait  fearnissaîent  une  nourriture  abondante'.  Ik  élevaient  égale- 
ment des  troupeaux  dé  porcs ,  qur  vivaient  et  s'engraissaient  dan?  les" 
bois,  et  Strabon  nous  apprend  que  de  son  temps,  il  se  faisait  à  Rome 
et  dan?  le  reste  de  l'Italie  de  grandies  exportations  de  ces  animaux.  Lat 
diasse  étant  après  la  guerre  leur  occupation  favorite ,  ils  trouvaient 
encore  dans"  k  venaison  d^importantes  ressources.  Les  ossements  de- 
sanglier»,  deckevreuik,  d'urus,  qui  se  rencontrent  dans  les  tourbiëiev 
de quelques*«i9- de  nos  départements,  mêlés  aux  instruments  cefli- 
(jues,  au^x  haches  de  silex  emmanchées  daos  des  cornes  de  cerf,  prou- 
vent combien  les  races  sacmiges  étaient  nombreuses  dans  ces  époqaeaf 
primitives.  Bien*  que  la  euiiure  des  céréales  ait  été  restreinte ,  et 
qu'elle  se  soit  bornée  au  seigle ,  à  Tavoine  et  à  Forge,  certaines  prcK 

!..  Danff  la.  Gaule^  ea  effet,  le  travail  dts  ckami»  était  abaoéaoné  à  lai 
direction  des  femmes.  C*est  Justin  qui  nous  Tapprend  :  Gallœ  emvm  feminm. 
res  domesticas  agrorumque  culturas  administrant,  lib.  I,  eh.  xuv.  —  Ce  qui 
est  confirmé  par  ee  mot  de  César  :  Agriculturœ  non  student,  îib.  IV»  ch.  xxn,. 
Ëft  propriété  de  la  terre*  éans'  Ibs-  Gaules  n'était  point  persaimelte,  k  chaque* 
amiée  les  ohefs  ftiiaaient  entre  leafleDoullas-  la  distoihulion  dea  terres^  etafve^ 
aiittée  awui  Ueu  une  (tistributieQ  neavelle,  pour  empdober  les  homme»  diir 
s'attacher  au  sol  par  l'effet  d*uQ  séjour  continuel,  et  de  perdre  ainsi  le  goût 
delà  guerre  pour  prendre  cehii  de  Tagrieulture.  »  (César,  liv.  IV,  ch.  xzu.} 

2*.  C'est  ce  qui  réiiulte  de  ces  mots  de  César  :  «  Major  pars  victus  eorum  in 
licte^  easeo,  carne,  eeosistîf.Ji' 


sous  L'INCIBIfMff  HONiïRClfEE  FBANÇAISE.  tlf 

vkiceSv  teiksfiiele  Berry^  b  Prorence  et  l'Auvergne,  piodirisaneiit  de» 
(puu^Hés  de  fnà&  aascz  CKMBodéffableï  %  et  b  isJMricatira  de  la  biSre 
éini  trèsHicti¥c;  celle  ém  fki  ne  Téiaii  pa»  moins  dans  la  région  du 
BÛdi^  où  Foimer  d  le- figuier,  importés  par  les  coloviies  grecfoes, 
dmmaîeiit  ks  plus  beaux  produits.  Les  tares  ^  les  oêgnons ,  les  œuffs, 
h  miel  ^*oii  récoltait  en  abondance  dans  les  forêts,  étaient  ans» 
ral|)et  â\iae  gsande  coosommaiion ,  et  l'importance  qu'avait  prne 
ches  tes  Atrébates-  et  les^  Saintois  la  fabrication  des  étoffes  de  Une 
pmnre  qae  les  montons  devaient  être  fort  ncanliremu 

La  coB^nète  ne  fit  que  développer  les  ressources  du  pays ,  en  j 
fohaoaà  ks  procédés  perfectionnés  de  TagTicidture  romaine.  Le  fro^ 
meni  fut  mtradoit  et  naturaKsé  dans  la  Gaule  par  Auguste.  De* 
gnodes  mes  de  coemmiiicatioii  forent  ouvertes,  d'importantes 
eipkiitations agricries  s'établirent  sor  tous  les  points,  et  la  Gaule 
romaine  serait  parvenue  au  plus  haut  degré  de  prospérité,  si  tes 
impîtoyaUes  esactions  du  fisc  n'étaient  point  venues  tarir  les  sources 
de.  lai  fartene  publique ,  comme  si  les  hommes ,  dons  tous  les  temps , 
detaieut  être  les  instruments  de  leur  propre  malheur. 

Les  isvaaiiins  barbares  traînèrent  après  elles  des  désastres  ter-* 
tBbles,  et  firent  disparaître  tout  le  bien  qu'avait  produit  la  civilisailfion 
romaine.  Un  érudit  célèbre ,  M.  Goérard,  a  dit  avec  raison  qu'à  cett^ 
époque  ce  que  l'on  troiEtait  d*agricukui«  dans  la  Gaule  était  ce  que 
la Gernoains  nlansaient  point  détruit^  etineuœ  qu'Hs  arvaknt apporté*, 
mais,  grâce  à  l'influence  salulaire  du  christianisme ,  le  travail  dies 
thamps*  fui  remis  ea  honneur.-  Eb.  instituant  des  solennités  pour 
appeler  les  bénédictions  du  ciel  sur  les  biens  de  la  terre ,  l'ÉgKse 
lenr  deona  une  sorte  de  consécralioa  et  les  protégea  contre  les  ravages 
qui  les  menaçaient  sans  cesse;  de  même  qu'en  imposant  aux  moines 
letmvsil  des  champs,,  en  prodamani  qœ  l'homme  doit  se  nourrir 
à  la  sueuir  da  son  front,,  elle  réhabilita  ragricuUuve  aux  yeux  diss' 
popubtiono.  barbases  converUes  au  christianisaie ,  et  qui  }usquc^-lii 
aaraiffliiL  faîl  de  la  guerre  leuir  unique  occopalioa.  Dq  vastes  portiiHi9 

i»  O&pentttoiidttre  d*un  passage  de  Pline  qoe  lies  Goilies  esportateniéco 
céréatlea  en  Italie,  car  eet  auteur;,  en  parlant  des  blés  qui  ëtaienii  coQSomBkés 
à  Rome,  compare  ceux  des  Gaules  et  ceux  que  l'on  tirait  des  bords  de  la  mer 
Hoiie»  etîLafoate  que  les  premiess  étaient  de-  beaucoup  ka  pfa»  légers^  César 
farie  également  daii&  ses  CommentaiipeS'  des  fburniiarca  de  céréales  qui  Isfl 
lani  faîtaspar  les  Édisens,  doiU  le  pays  earrespoodaitaïui.  anciens  diœàses 
d*Autun,  de  Chftlon,  de  MAcon  et  de  Nevers;  lîv.  I^  ch.  xvi. 


'y 


172  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

de  ces  forêts  druidiques  auxquelles  s'attachaient  les  dernières  super- 
stitions du  culte  national  furent  défrichées  aux  abords  des  monas- 
tères, et  ces  asiles  de  la  pénitence ,  dans  les  premiers  siècles  de  notre 
histoire ,  deyinrent  de  Téritables  fermes-modèles  et  des  greniers  de 
réserve,  qui  nourrissaient  les  populations  voisines ^  L'exemple  du 
clergé  attira  les  rois  francs  vers  la  culture.  A  leur  caractère  de  chef 
politique  et  militaire  s'ajouta  celui  de  grands  propriétaires  fonciers  : 
leurs  vastes  métairies,  disséminées  sur  divers  points  du  territoire, 
devinrent,  comme  les  monastères ,  des  centres  actifs  de  production 
agricole,  et  le  capitulaire  de  Charlemagne  intitulé  De  Villis  atteste, 
avec  une  grande  abondance  et  une  grande  variété  de  produits ,  une 
.entente  parfaite  de  Téconomie  rurale.  Il  est  à  remarquer  du  reste  que 
sous  la  race  carlovingienne ,  les  obstacles  qui  plus  tard  paralysèrent 
Tagriculture  n'avaient  pas  encore  sur  bien  des  points  la  même 
gravité* 

Après  la  chute  des  Carlovingiens ,  et  dans  le  cours  du  moyen 
âge  proprement  dit,  on  trouve  encore  des  traces  de  l'abondance 
naturelle  dont  nous  avons  parlé  au  commencement  de  ce  chapitre. 
Les  bêles  à  cornes,  les  pourceaux  et  les  moutons  étaient  nom- 
l>reux  dans  les  domaines  ecclésiastiques  ;  on  y  récoltait  une  grande 
variété  de  céréales  :  froment,  épeàutre,  seigle,  méteil,  orge  ou  avoine. 
A  ces  richesses  s'ajoutaient  la  volaille,  le  poisson,  qui  abondait  dans 
les  étangs ,  dans  les  rivières  et  sur  les  côtes  dû  littoral,  le  gibier,  qui 
pullulait  dans  les  bois  et  dans  les  champs. 

A  une  époque  plus  rapprochée  de  nous ,  du  treizième  siècle  au 
seizième,  le  sol  n'attend  encore  pour  produire  qu'une  exploitation 
intelligente,  et  quand  il  trouve  des  rois  comme  Henri  IV,  il  ne  tarde 
point  à  réparer  ses  perles.  Les  règlements  relatifs  au  pâturage,  qui 
interviennent  sans  cesse  entre  les  seigneurs  et  leurs  vassaux;  les  pro- 
cès et  les  transactions  relatifs  à  la  glandée ,  c'estrà-dire  au  pacage  des 
pourceaux  dans  les  bois  ;  les  redevances  alimentaires  de  toute  nature 
imposées  par  la  féodalité ,  telles  que  poules,  chapons,  œufs,  beurre, 
fromage,  etc.,  prouvent  que  le  sol  se  trouvait  partout  dans  les  condi- 
tions très-favorables.  Nos  aïeux ,  d'ailleurs ,  beaucoup  moins  délicats 
que  nous,  trouvaient  dans  la  grossièreté  même  de  leur  goût  des  res- 

i.  Ce  fait  s'est  reproduit  sur  une  très-grande  échelle  dans  la  Silésie,  ou  les 
bénédictins  fondèrent  des  colonies  agricoles  nombreuses  et  florissantes.  Voir 
VEUtoite  de  Vahhaye  de  Raudet,  par  Potthast  et  Stenzel^  dans  le  Codex  dtpA>- 
tnaticus,  etc. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  173 

sources  nourelles  '  :  ainsi,  le  porc  et  le  lard  ^alé  ne  servaient  point 
seulement,  comme  aujourd'hui,  à  la  nourriture  des  paysans  et  des 
classes  ouvrières ,  ils  figuraient  aussi  sur  les  tables  des  seigneurs , 
des  évéques  et  des  rois;  on  mangeait  de  la  baleine  salée,  et  on  se 
servait  de  son  huile  pour  assaisonner  les  aliments  ;  on  mangeait  du 
marsouin,  du  phoque,  de  la  loutre ,  du  blaireau ,  du  cormoran ,  des 
cygnes ,  qu'on  élevait  à  l'état  domestique  dans  les  fossés  des  châteaux 
et  des  villes ,  ou  qu'on  prenait  au  filet  dans  les  étangs  et  les  marais 
où  ils  venaient  pondre ,  des  corbeaux ,  des  renards  et  jusqu'à  des 
iniutours  ^. 

En  se  plaçant,  comme  on  le  fait  souvent  en  histoire  ou  en  écono- 
mie politique ,  au  point  de  vue  du  progrès  continu ,  on  pourrait 
penser  que  le  bien-être  du  pays  s'augmenta  en  mison  directe  du 
développement  de  la  civilisation,  et*  que  la  France  s'arracha  progres- 
sivement à  la  misère  en  se  rapprochant  de  la  grande  révolution 
sociale  qui  lui  donna  l'unité  et  l'égalité;  U  n'en  est  rien  cepen- 
dant. Malgré  la  fertilité  native  de  son  sol,  elle  resta,  jusqu'à  la 
révolution  française,  dans  le  même  état  de  souffrance,  et,  chose 
vraiment  remarquable,  les  populations  du  douzième  et  du  trei- 
zième siècle  avaient  moins  de  peine  à  se  nourrir  que  celles  du  dix- 
septième  et  du  dix-huitième.  Cette  remarque  peut  sans  doute  sem- 
bler paradoxale,  mais  elle  ne  sera  que  trop  justifiée,  nous  le  pensons, 

1.  Sous  le  rapport  de  la  bienvivance,  la  France  du  moyen  âge  était  bien 
loio  de  la  Flandre,  ce  qui  s'explique  facilemeAt  par  la  différence  qui  existait 
dansTorganisation  économique  des  deux  pays.  Au  quatorzième  siècle,  on  voit 
figurer  sur  la  table  des  bourgeois  flamands,  treize  sortes  de  viandes,  vingt-cinq 
espèces  d'oiseaux,  vingt  espèces  de  poissons  de  mer,  treize  espèces  de  poissons 
d'eau  douce,  deuxvai'iétés  de  gâteaux,  vingt  et  une  variétés  de  fruits,  et  seize 
variétés  de  légumes.  (Voir  Glossaire  flamand,  dans  les  Horœ  Belg.  de  Hoffman  de 

'  Fallersleben.) 

* 

2.  Nous  aurions  pu  nous  étendre  longuement  sur  les  objets  très-divers  qui 
Boiraient  dans  l'alimentation  du  moyen  ftge,  mais  comme  nous  nous  occu- 
pons principalement  ici  du  côté  économique  de  la  question,  nous  avons  cru 
devoir  négliger  les  détails  de  l'érudition  pittoresque  ;  l'Histoire  de  la  vie  pri- 
vée des  Français,  par  Legrand  d'Aussy,  contient  d'ailleurs  tout  ce  que  l'on 
peut  désirer  à  ce  sujet,  et  ce  livre  est  sans  aucun  doute,  avec  le  Traité  de  la 
Volice,  de  Delamarre,  l'un  de  ceux  qui  ont  été  le  plus  souvent  mis  à  contri- 
bution. —  On  consultera  aussi  avec  intérêt  un  traité  de  morale  et  d'économie 
domestique  composé  vers  1393  par  un  habitant  de  Paris  et  ppblié  en  1846, 
par  les  soins  de  la  Société  des  bibliophiles  français,  sous  le  titre  de  :  le  MénO' 
Qier  de  Paris^  2  vol.  in-S». 


i 


174  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

idaB8  la  suite  de  ce  travail,  et  quant  à  présent,  noos  noHfi 
tevoBS  de  rappela:  qiie  la  Nonnandiei  qui  à  une  époque  recoUe 
mangeait  du  pain  de  froment  «t  consommait  TexcelleBie  TÎaode  et 
ses  trou  peaux  9  mangeait  sous  Louis  XIV  du  pain  d*avQÎne,  et  seos 
Louis  XV  broutait  Therbe  des  champs  ;  qu'à  la  fia  du  dix-nseptième 
siècle,  Tusage  du  pain  de  Ué  et  de  seigle  «tait  tout  à  lait  exoeptienael 
dans  Je  Périgord  et  le  Limousin;  que  le  \Aé  noir,  la  rave  et  la  diâ- 
taigne,  formaient  la  seule  nourriture  des  paysans  de  rélection  de 
Troyes;  que  dans  1* Auvergne,  dans  cette  belle  Limagneoù  latem 
est  aussi  féconde  que  dans  Tâge  d'or  des  poètes,  on  en  était  réduit  ai 
laitage,  au  brouet  de  blé  noir  et  à  la  dièvne  salée;  enfin,  qu'à  la  même 
époque,  l'usage  de  la  viande  de  bœuf  ou  de  nciouton  était  inooena 
dans  un  grand  fiombre  de  provinces,  et  que  daas  d'autres,  im  se 
mangeait  de  ces  viandes  qu'une  fois  par  aa,  le  jour  de  Pâques  ' . 

Un  peuple  mourant  de  faim  sur  une  terre  étemeUenieBt  féconde, 
telle  est  donc  la  singulière  contradiction  que  présente  l'anetemie 
monarchie.  Nous  allons  montrer  manrienant,  par  l'analyse  des  faits, 
que  cette  contradiction  avait  sa  source  dans  la  coBstkation  même  de 
la  jsociété,  dans  les  lois  qui  régissaient  la  propriééé,  la  production  et  li 
consommation,  en  ajoutant  qu'il  .serait  injuste  de  rendre  telle  ou  leiie 
classe  de  la  société  plut&t  queteUe^autre  responsaUe  du  mal;  elles 
y  contribuaient  toutes  et  diercbaient  à  s'y  soustraire^  maïs  saos 
jamais  en  trouver  le  remède,  car  les  lois  de  la  richesse  publique  et  du 
bien-éire  «ocial  tour  étaient  aussi  inconnues  que  les  iôis  de  l'attrac- 
tton.  C'est  là  un  fait  essentiel  à  noter,  car  en  jugeant  le  moyen  âge 
et  ce  qu'on  appelle  l'ancien  régime,  on  a  souvent  le  tort  de  se  placer 
au  point  de  vue  exclusif  de  notre  temps,  et  de  blâmer  des  faits  ^i 
n'étaient  que  la  conséquence  inévitable  des  mœurs  et  des  idées.  On  a 
le  Uarl  plus  grand  encore  de  transporter  dans  le  passé  les  passioDs 
contemporaines;  la  politique  introduite  dans  la  science  la  trouble  et 
l'altère  ;  l'histoire  passionnée  et  falsifiée  s'égare  entre  un  dithyrambe 
monarchique  et  un  pamphlet  révolutionnaire,  tandis  que,  pour  être 
vraie,  elle  doit  être  calme  comme  la  mort,  car  elle  manâie  sur  des 
tombeaux. 

i.  Voir  à  ce  sujet  les  détails  donnés  par  M.  Bareste  de  la  Ghavanne  dans 
MB  Hîsiinre  des  ^ihmes  t^jrtcoles,  ^ouvrage  qui  se  recommande  par  la  solidité 
de  I*éraditioD« 


sous  L'ANGI£NNfi  MQNi.R€HIE  FRANÇAISE.  175 

III 

CQjïBxrru'raoN  de  la  p&ûpihété  fonciers. 

Nous  avons  vu  plus  haut,  en  parlant  de  la  Gauk,  qu*aux  époques 
aniérieures  à  la  conquête,  la  propriété  individuelle,  véritable  stimu- 
lant du  travail,  n^existaît  point  dans  cette  vaste  contrée.  Les  Romains, 
en  détruisant  Fancienne  organisation  sacerdotale  et  fédérale,  changè- 
rent cet  état  de  choses  :  la  possession  individuelle  fut  substituée  à  la 
possession  collective;  mais  à  partir  d'Auguste,  les  impôts  fonciers 
deyinrent  tellement  exorbitants,  que  les  propriétaires  qui  possédaient 
le  sol  et  les  colons  qui  Texploitaient  se  trouvèrent  également  ruinés, 
et  renoncèrent,  les  uns  à  leur  droit  de  propriété,  les  autres  à  leur 
culture.  Les  terres  restèrent  en  friche,  et  au  quatrième  siècle,  l'aban- 
don était  devenu  si  général,  que  les  pouvoirs  publics  furent  obligés 
de  recruter  des  travailleurs  agricoles,  comme  on  recrute  des  soldats 
pour  les  armées.  On  attacha  de  force  ces  travailleurs  à  la  terre,  sous 
le  nom  de  serfs  de  la  glèbe^  et,  dans  cette  condition,  ils  devinrent 
comme  les  esclaves  de  Tanliquité  païenne,  une  espèce  de  cheptel 
humain.  Ainsi  la  destruction  du  communisme  gaulois  par  la  con- 
çiéte  de  César,  destruction  qui  réalisait  en  principe  un  grand  pro- 
grès, n'avait  abouti ,  sous  Tempire  des  lois  romaines,  qu'à  consti- 
tuer dans  la  propriété  individuelle  le  travail  servile.  La  posses- 
sion personnelle  du  sol,  établie  par  les  Bomains,  fut  consacrée  par 
les  conquérants  barbares,  mais  absorhée  à  leur  profit,  et,  sous  le  nom 
de  féodalité,  érigée  en  privilège  et  en  monopole.  Dans  cette  nouvelle 
organisation,  la  puissance  politique,  judiciaire,  administrative,  mili- 
taire, fut  attachée  à  la  terre  et  en  découla  directement.  Chez  les  Ger- 
mains, le  courage  avait  fait  les  chefs  ;  chez  les  Francs  de  la  Gaule, 
la  terre  fit  les  nohles,  c'est-à-dire  des  chefs  propriétaires  qui  éta- 
blirent une  espèce  de  petite  principauté  dans  chacune  des  circon- 
scriptions territoriales  qui  leur  étaient  soumise.  La  France  se  divisa 
mugi  en  une  infinité  de  parcelles',  et  Ton  peut  juger  de  ce  qu'était 
dez  nous  le  morcellement  féodal,  quand  on  voit  qu'en  1789,  il  exis- 
tait encore  soixante-dix  mille  fiefs  et  arrière-fiefs.  Ce  mode  de  pos- 
senion^  de  dislribulion  du  sol  brisa  dans  le  royaume  cette  solidarité 

1.  il  va  sans  dire  que  nous  n'avons  point  la  prétantion  ùb  résumer  ici  en 
^seUpies  lignes  F^toire  de  la  féodalité.  JNous  voulons  seulement  en  donner 
QQ  aperçu,  par  ra{i|M)rt  à  la  question  Qui  nous  occupeu 


ne  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

des  diverses  parties  d'un  même  État  qui  contribue  à  la  prospérité  de 
l'ensemble  ;  chaque  terre  féodale,  diiché,  marquisat,  comté,  yicooité^ 
baronnie,  s'isolait  des  contrées  voisines,  ^'enfermait  dans  un  système 
prohibitif,  vivait  pour  elle-même,  produisait  pour  elle-même;  il  en 
résultait  l'impossibilité  de  répartir  également  les  produits  entre  les 
contrées  fertiles  et  celles  qui  ne  l'étaient  pas,  de  telle  sorte  que 
l'abondance  et  la  famine  se  trouvaient  toujours  localisées  sans  que 
l'équilibre  pût  jamais  s'établir. 

A  ce  premier  inconvénient  de  l'organisation  féodale  de  la  propriété 
foncière  venait  s'ajouter  la  condition  même  des  deux  classes  qui  pos- 
sédaient la  plus  grand  partie  du  sol,  c'est-à-dire  la  noblesse  et  le 
clergé. 

Par  les  nécessités  de  sa  vie  sociale,  la  noblesse  restait  complète- 
ment étrangère  aux  entreprises  qui  changent  la  face  d'un  pays,  amé- 
liorent les  terrains  fertiles,  fécondent  les  terrains  incultes.  Lors 
même  qu'elle  eût  voulu  se  mêler  au  mouvement,  la  législation  à 
laquelle  elle  était  soumise  la  forçait,  qu'on  nous  passe  le  mot,  à  se 
croiser  les  bras,  et  c'est  ainsi  qu'en  1S60,  à  une  époque  où  l'on  com- 
mençait à  sentir  le  besoin  d'activer  la  production,  il  fut  interdit 
aux  nobles  de  prendre  des  fermes  à  bail  sous  peine  de  dérogation  ^ 
Il  leur  était  permis,  il  est  vrai,  de  cultiver  leurs  domaines,  mais  la 
plupart  du  temps  ils  étaient  détournés  de  ce  soin  soit  par  la  guerre, 
soit  par  la  chasse,  soit  enfin,  dans  les  derniers  temps  de  la  monar- 
chie, par  le  métier  de  courtisan.  Ils  tiraient  toutes  leurs  ressources 
de  leurs  terres  et  ne  leur  rendaient  rien,  car,  au  moyen  âge,  ils  dé- 
pensaient tous  leurs  revenus  en  équipages  de  guerre  ou  de  chasse,  en 
tournois,  en  habits  somptueux.  Le  commerce  leur  étant  interdit ,  en 
même  temps  que  le  prêt  à  intérêt  était  proscrit  par  l'Église,  ils  ne 
pouvaient,  comme  on  dirait  de  nos  jours,  faire  valoir  leurs  fondsy  et 
alors  ils  achetaient,  pour  l'étaler  sur  les  dressoirs,  de  la  vaisselle  d'ar- 
gent^ sorte  de  caisse  d'épargne  improductive  qu'ils  pouvaient  facile- 
ment soustraire  en  temps  de  guerre  à  la  rapacité  des  pillards,  et  qu'ils 
emportaient  partout  avec  eux.  Plus  tard,*ils  allèrent  se  ruiner  à  Ver- 
sailles par  le  jeu,  le  luxe  et  les  femmes,  et  en  portant  tout  leur  argent 

1.  Introduction  aux  Mémoires  sur  la  Bévolution  française^  ou  Tableau  compa- 
ratif des  mandats  et  des  pouvoirs  donnés  par  les  provinces  à  leurs  députés 
aux  états  généraux  de  1789,  par  F.  Grille.  Paris,  1825,  t.  I,  p.  401.  Cet  ou- 
vrage contient,  par  ordre  de  matières,  les  extraits  les  plus  importants  des 
cahiers  des  états;  c'est  un  très-bon  résumé  des  textes  officiels. 


sous  L*ANGIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  177 

dans  les  villes,  ils  créèrent  dans  les  campagnes  une  situation  analogue 
à  celle  que  Y  absentéisme  a  créée  en  Irlande. 

Quoique  administrait  leurs  domaines  plus  sagement  que  la 
noblesse,  les  ordres  religieux  étaient  loin  cependant  d'en  tirer  un 
parti  convenable.  Après  avoir  rendu,  dans  les  premiers  siècles  de 
l'Église,  d'immenses  services  à  Tagriculture,  après  avoir  employé  les 
bras  des  moines  à  défricher  les  bois  et  les  landes,  à  dessécher  les 
marais,  ils  abandonnèrent  peu  à  peu  le  travail  des  champs,  inféodè- 
rent leurs  terres  ou  les  donnèrent  à  louage.  Si,  dans  les  premiers 
siècles  de  la  féodalité,  les  grandes  abbayes  furent  souvent  victimes  de 
spoliations  violentes,  à  partir  du  onzième  siècle  elles  échappèrent 
complètement  à  ce  danger;  dès  lors  elles  jouirent  paisiblement  de 
leur  fortune  territoriale  qui  était  immense,  car  il  y  eut  des  maisons 
religieuses  qui  possédèrent  jusqu'à  dix  mille  domaines,  et  cette  for* 
tune  se  trouva  complètement  immobilisée  entre  leurs  mains,  les 
aliénations  leur  étant  à  peu  près  interdites.  Riches  bien  au  delà  de 
leurs  besoins,  elles  se  bornaient  en  général  à  conserver  leurs  biens 
fonciers  sans  chercher  à  en  augmenter  le  rendement.  Une  partie  de 
l«u*s  revenus  rentrait,  il  est  vrai,  par  l'aumône  dans  la  circulation,  et 
leur  trésor  était  la  caisse  des  pauvres  *  ;  mais  les  nombreux  bienfaits 
qu'elles  répandaient  autour  d'elles  n'étaient  pas  sans  inconvénients 
sous  le  rapport  économique,  car  ils  arrachaient  les  populations  rurales 
au  travail,  et  créaient  dans  la  campagne  un  peuple  de  mendiants  qui, 
suivant  le  mot  d'un  économiste  du  seizième  siècle,  vivaient  de  l'au- 
mône comme  des  revenus  d'une  prébende. 

La  dbblesse  d'une  part,  le  clergé  de  l'autre,  voilà  donc  les  deux 
classes  qui,  dans  le  moyen  âge,  possédaient  au  moins  les  deux 
tiers  du  territoire;  mais  ces  classes  restaient  toutes  deux,  l'une  par 

1.  Ceci  doit  s'entendre  particulièrement  de  la  première  période  du  moyen 
âge;  et  il  convient  de  remarquer  que  la  source  des  aumônes  monastiques 
fut  souvent  tarie  par  les  abus  que  la  royauté  commit  dans  la  collation  des 
bénéfices  ecclésiastiques;  abus  qui  ne  firent  qu'augmenter  dans  les  derniers 
temps  de  la  monarchie,  sous  Louis  XIV  et  sous  Louis  XV,  car  tandis  que  le 
clergé  inférieur  se  trouvait  presque  réduit  à  la  mendicité,  une  douzaine  de 
bénéfices  pouvaient  se  trouver  réunis  dans  les  mômes  mains,  témoin  le  car- 
dinal Dubois,  qui  touchait  pour  Tarchevôché  de  Cambrai  et  les  sept  abbayes 
dont  il  était  titulaire  la  somme  de  324,000  livres;  témoin  encore  le  comte 
de  Clermont,  qui  cumulait  le  titre  de  lieutenant  général  des  armées  du  roi 
avec  celui  d'abbé  de  Saint-Germain-des-Prés,  et  qui  touchait  aussi  pour  ses 
abbayes  plus  de  300,000  livres. 

Tome  X.  —  3S*  LÎTraiton.  12 


Î7I  PE  L'ALIMENTATION  PUBUQTJF. 

pv^gé,  rsotre  par  devoir,  en  dehors  du  mouvement  ammierdal  et 
industriel,  auxiliaire  indispensable  du  progrès  agricole  ^  Les  cv^ 
taux  qu'elles  retiraient  de  la  terre  n*y  retournaient  pas  pour  la  féeoD- 
der,  et  Ton  peut  dire  sans  exagération  qu'elles  étaient  presque  toih- 
jours  étrangères  à  cette  terre  qui  faisait  leur  richesse.  Il  en  résulta 
pour  notre  agriculture  une  sorte  de  torpeur  et  d'immobilité,  à  laquelle 
elle  ne  parvint  à  s  arracher  que  le  jour  où  la  prq)riété  foncière  cessa 
d'être  constituée  comme  un  monopole ,  entra  dans  la  circulation  et 
devint  accessible  à  tous  par  le  .travail  et  par  l'épargne. 

Le  dernier  tiers  du  territoire  possédé  par  les  classes  roturières 
kur  appartenait  à  titre  personnel  ou  à  titre  collectif. 

Comment,  en  présence  de  l'absorption  par  les  classes  privilégiées, 
la  propriété  personnelle  s'était-elle  formée  entre  les  mains  de  la 
roture?  C'est  là  une  question  fort  complexe  qui  n'a  point  été  suffi- 
samment élucidée  et  que  nous  n'avons  point  à  étudier  ici,  d'au- 
tant plus  que  nous  aurions  grand'peine  à  la  résoudre.  Nous  nous 
bornerons  à  constater,  autant  que  le  permet  l'obscurité  des  docu- 
ments,  que  la  propriété  roturière  ne  fut,  en  réalité,  constituée  chez 
nous  qu'à  l'époque  de  l'affranchissement  des  communes.  Cet  afiran- 
chissement  donna,  en  effet,  aux  populations  d'un  certain  nombre  de 
localités  le  droit  de  travailler  librement  et  de  percevoir  à  leur  profit 
les  bénéfices  de  leur  travail  ;  il  imprima  un  essor  nouveau  à  l'indus- 
trie,  et  par  l'industrie,  il  fit  arriver  à  une  aisance  relative  les  classes 
jusqu'alors  déshéritées.  Toujours  empressés  d'élever  les  gens  de 
moyen  état  pour  faire  contre-poids  à  la  iéodalité,  les  rois  accordèrent 
aux  roturiers  le  droit  d'acquérir  des  fiefs  nobles^,  et  favorisèrent  par  là 
le  mouvement  de  diffusion  de  la  propriété  territoriale  ;  mais  ce  mou- 
vement profita  surtout  aux  bourgeois  des  villes.  Les  héritages  nobies 
qu'ils  avaient  acquis,  et  qu'ils  possédaient  sans  sortir  de  la  roture, 
conservaient  entre  leurs  mains  tous  les  privilèges  dont  ils  étaient 
chargés,  parce  que  la  terre,  en  changeant  de  maîtres,  gardait  tou- 

1.  Depuis  longtemps  on  proclame  cette  vérité  qu'il  faut  multiplier  le» 
moyens  d'échange  pour  rendre  le  commerce  florissant;  que  sans  eoneur- 
rence  l'industrie  reste  stationnaire  et  cons^re  des  prix  élevés  qui  s'opposent 
aux  progrès  de  la  consommation  ;  que  sans  une  industrie  prospère  qui  déve- 
loppe les  capitaux,  l'agriculture  elle-même  demeure  dans  l'enfance.  Tout 
s'enchaîne  donc  dans  le  développement  successif  de  la  prospérité  publique. 
(Lettre  de  l'empereur  Napoléon  111.  Moniteur  du  45  janvier  (860.) 

2.  Voir,  entre  autres  :  Recueil  des  Ordonnances,  t.  XIX,  p.  212-213. 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  179 

jeurs  son  rang,  et,  de  la  eorie,  malgré  les  mutations,  la  condition  des 
paysans  restait  la  même.  Quelques  petites  communes  rurales  obtin- 
rent, il  est  yrai,  des  chartes  d'affranchissement,  mais  ces  chartes 
ne  leur  conférèrent,  en  général,  que  des  droits  restreints;  et  si  Ton 
TÎt  se  former  sur  plusieurs  points  des  associations  agricoles  dans  le 
genre  des  corporations  urbaines,  ces  associations  n'étaient  qu'une 
affaire  de  ménage,  et  nullement,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  une  fédération 
politique  ayant  pour  but  d'assurer  à  ceux  qui  en  faisaient  partie  une 
pins  grande  somme  de  garantie  individuelle  comme  dans  les  villes; 
c'est  ce  qui  ressort  d'un  passage  de  Beaumanoir,  où  ces  associations 
sont  désignées  sous  le  nom  de  compagnies.  Yoici  ce  que  dit  le  célèbre 
légiste  :  a  Compagnie  se  fait  par  nostre  coutume  par  solement 
manoir  ensauUe,  à  un  pain  et  à  un  pot,  un  an  et  jor,  puisque  K 
mueble  de  l'un  et  l'autre  sont  melle  ensaule.  y>  Partager  leur  pain 
et  demeurer  ensemble,  c'était  là,  en  effet,  tout  ce  que  pouvaient  faire, 
pour  alléger  leur  misère,  de  malheureux  paysans  dispersés  par 
petits  groupes  dans  les  paroisses  rurales,  et  qui,  à  défaut  d'autres 
ressources,  n'avaient  pas  même  celle  du  nombre.  Quand  c'était  la 
force  qui  faisait  le  droit,  le  droit,  pour  être  respecté,  devait  nécessai- 
rement se  placer  sous  la  sauvegarde  de  la  force.  Aussi  était-ce  des 
localités  populeuses  et  agglomérées  qu'était  parti  le  mouvement  de 
l'aSranchissement  collectif.  Les  communes  urbaines  avaient  opposé 
leurs  remparts  aux  châteaux  de  la  féodalité,  et  la  liberté  naissante 
s'était  enfermée  dans  les  villes. 

Quant  à  la  propriété  collective  ou  communale,  on  peut ,  nous  le 
pensons,  en  rattacher  l'origine  à  la  jouissance  indivise  du  sol  par  les 
tribus  de  la  Gaule.  Lorsque  la  conquête  romaine,  et  après  elle  la  con- 
quête barbare,  eurent  modifié  l'organisation  sociale,  une  quantité  de 
terrains  vagues  et  de  marais,  après  avoir  servi  aux  pâturages  des 
troupeaux  gaulois,  restèrent  sans  maître,  et,  par  suite  de  leur  droit 
d'usage  immémorial,  les  villes  et  les  villages  voisins  s'en  regardèrent 
conune  les  possesseurs  légitimes.  Le  christianisme  consacra  cette 
possession,  parce  qu'il  en  fit  le  domaine  des  pauvres,  et  ce  domaine, 
malgré  les  usurpations  et  les  aliénations,  est  arrivé  jusqu'à  nous  con- 
sidérable encore.  Mais  par  ce  qu'il  est  de  notre  temps  même,  après 
tant  de  progrès  et  d'améliorations,  on  peut  juger  de  ce  qu'il  était  au 
moyen  âge,  et  quelles  faibles  ressources,  relativement  à  son  étendue, 
il  devait  offrir  à  l'alimentation  publique.  Des  essais  de  mise  en  valeur 
commencèrent  au  seizième  siècle,  principalement  pour  les  marais. 


f80  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Ce  fut  le  gouvernement  qui  en  prit  rinîtiaUve,  et  l'édit  de  Henri  IV, 
du  8  avril  1S99,  en  marque  le  point  de  départ'.  Quelques  résultats 
furent  obtenus  dans  certaines  parties  du  royaume,  mais  le  monopole 
et  le  privilège  mirent  la  main  sur  cette  grande  entreprise.  Les  popu- 
lations, souvent  dépossédées  sans  profit,  élevèrent  les  plus  vives  récla- 
mations; les  défrichements  ne  s'opérèrent  qu'avec  une  extrême  len- 
teur, sans  ensemble  et  souvent  sans  intelligence.  Il  en  fut  de  même 
des  landes  et  des  friches,  et  le  défaut  d'entente  entre  les  diverses  loca- 
lités, le  défaut  de  direction  de  la  part  du  pouvoir  central,  les  procès 
au  sujet  du  droit  de  propriété  ou  du  droit  d'usage  que  provoquaient 
sans  cesse  la  confusion  et  la  multiplicité  des  juridictions  commu- 
nales, royales,  seigneuriales,  ecclésiastiques,  rendirent  toutes  les 
améliorations  impossibles  et  les  firent  même  abandonner^. 

La  noblesse,  le  clergé,  et,  pour  une  faible  part,  les  bourgeois  des 
villes,  voilà  d'un  côté,  sous  l'ancienne  monarchie,  les  possesseurs  du 
sol;  mais  les  bourgeois,  par  la  faculté  qu'ils  ont  d'acquérir  des  fiefs 
nobles  possèdent  au  même  titre  que  la  noblesse  et  le  clergé,  c'est-à- 
dire  à  titre  de  privilège.  D'un  autre  côté,  une  grande  partie  des  biens 
roturiers  est  possédée  à  titre  collectif,  et  entre  ces  deux  extrêmes,  entre 
cette  contradiction  du  monopole  et  de  la  communauté ,  il  ne  reste 
presque  rien  pour  la  possession  personnelle  des  travailleurs  agricoles. 
Cette  exclusion  devait  nécessairement  réagir  d'une  manière  funeste 
sur  la  production  ;  mais  du  moins  comme  colons,  métayers,  fermiers 
ou  vassaux,  les  habitants  des  campagnes  auraient-ils  pu  trouver 
encore  un  stimulant  puissant,  si,  dans  ces  conditions,  l'organisation 
sociale  leur  avait  offert  des  garanties  suffisantes  et  des  dédommage- 
ments, et  leur  avait  assuré  les  profits  de  leurs  labeurs?  Ces  garan- 
ties existaient-elles  réellement?  C'est  ce  que  nous  allons  examiner. 

1.  Voir  le  rapport  adressé  à  Tempereur  Napoléon  III  par  les  ministres  de 
l'intérieur,  des  finances  et  de  ragricuiture,  le  17  janvier  1860,  dans  le  Moni- 
teur du  20  de  ce  môme  mois. 

2.  Pendant  les  guerres  de  la  première  moitié  du  dix-septième  siècle,  les 
communes  avaient  aliéné  un  grand  nombre  de  propriétés,  vendues  ou  don- 
nées à  bail  amphythéotique.  Par  un  édit  d*avril  1667,  Louis  XI Y  ordonna 
que  toutes  les  communes  rentreraient  dans  la  propriété  des  terrains  aliénés 
depuis  1620,  à  la  charge  pour  elles  de  rembourser  en  dix  ans  et  par  annuités 
le  prix  qu'elles  avaient  touché  des  acquéreurs.  Le  même  édit  porte  que  les 
biens  communaux  seront  insaisissables,  ainsi  que  les  bestiaux  que  les  com- 
munes y  feront  paître. 


sous  L'AiNCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  i8l 

IV 

IMPOTS   TERRITORIAUX. 
REDEVANCES   FÉODALES.  —  DIMES.  —  TAILLES. 

Nous  ne  reprendrons  point  ici  en  sous-œuvre  Thistoire  des  classes 
agricoles,  car  elle  a  été  dans  ces  derniers  temps  l'objet  de  nombreux 
Iravaux  et  nous  ne  pourrions  que  répéter  des  livres  connus  et  appré- 
ciés de  tous  ceux  qui  s'occupent  d'études  économiques  ^  La  seule  chose 
que  nous  tenions  à  constater,  parce  qu'elle  n'a  point  été  remarquée, 
c'est  que  malgré  les  adoucissements  successifs  qui  furent  apportés 
dans  la  condition  politique  des  individus  attachés  au  travail  de  la 
terre,  la  production  agricole  et  par  conséquent  le  bien-être  générai 
ne  furent  point  sensiblement  améliorés.  Il  y  avait  trop  loin  des  af- 
bancbissements  du  servage  à  la  liberté  moderne,  pour  que  l'habitant 
des  campagnes,  même  dans  la  situation  la  plus  favorable,  pût  tirer 
de  son  labeur  un  parti  avantageux.  Malgré  l'anéantissement  de  la 
grande  féodalité,  la  constitution  féodale  de  la  terre  subsista  jusqu'à  la 
révolution  française,  avec  la  plupart  de  ses  redevances  et  de  ses 
charges,  en  même  temps  que  la  constitution  administrative  subsis- 
tait avec  ses  mille  prohibitions  et  son  morcellement.  Le  servage 
d'ailleurs  avait  laissé  partout  une  empreinte  profonde,  car  l'afiran- 
chissement  n'avait  presque  jamais  été  accordé  à  titre  gratuit,  et  les 
possesseurs  des  fiefs  en  l'octroyant  à  leurs  vassaux  s'étaient  réservé 
des  dédommagements  dont  on  peut  suivre  les  traces  jusqu'aux  der- 
niers temps  dans  la  main  morte,  dans  le  cens,  dans  les  corvées. 
Telle  était  d'ailleurs  la  persistance  de  la  tradition,  la  tyrannie  de 
l'usage,  qu'en  1789,  la  région  du  Jura,  réduite  par  les  charges 

i.  Pour  tout  ce  qui  se  rattache  soit  à  la  condition  des  terres  soit  à  la  con» 
dition  des  personnes,  il  faut  consulter  :  G.-J.  Peppeciot,  De  VÉtat  civil  des  per* 
tonnes  et  de  la  condition  des  terres  dans  les  Gaules  depuis  Vépoque  celtique 
jusqu'à  la  rédaction  des  coutumes,  1786,  2  vol.  in-4<>.  —  Guizot,  Histoire  de  la 
civilisation  en  France. — Le  Polyptique  de  Saint-Germain-des-Prés ,  rédigé  au 
onzième  siècle  par  Tubbé  Irminon,  et  publié  en  1836  par  M.  Guérard.  —  Les 
Cartulaires  de  Saint-Bertin,  de  Saint-Père  de  Ghartres,de  Saint-Victor  de  Mar- 
seille, qui  font  partie  comme  le  polyptique  dlrminon  de  la  collection  des 
documents  inédits,  ainsi  que  le  Cixrtulaire  de  Beaulieu,  publié  par  M.  Delocbe. 
—  F.  LcYasseur,  Histoire  des  classes  ouvrières  en  France,  1859.  2  vol.  in-8*.  — 
Oareste  de  la  Chavanne,  Histoire  des  classes  agricoles  en  France,  depuis  saint 
Louis,  etc.  Paris,  1854,  in-8*.  ~  Ducellier,  Histoire  des  classes  laborieuses  en 
France,  1860, 1  vol.  in-8o. 


I8£  ]>E  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

féodales  à  la  dernière  misère ,  ne  produisait  pas  de  quoi  nourrir  le 
quart  de  ses  habitants,  et  qu*à  la  même  époque ,  dans  la  Bretagne, 
les  droits  féodaux  les  plus  ridicules,  tels  que  le  baiser  de  mariée,  le 
transport  de  r  œuf  sur  une  charrette^  et  le  silence  de  grenouilles^ 
étaient  encore  en  pleine  floraison.  Telle  était  aussi  Timpuissance  des 
rois  à  réaliser  dans  la  pratique  les  sages  réformes  qu^ils  décrétaient, 
que  le  servage  abolr  par  Louis  le  Hutin,  le  3  juillet  1313,  dans  les 
ttomaines  de  la  couronne,  existait  encore  en  1779,  c'est-à-dire  à  la  dis- 
tance de  quatre  cent  soixante-six  ans,  sur  plusieurs  poin  ts  de  la  France, 
et  que  l'œuvre  de  Louis  le  Hutin  ne  fnt  complétée  que  par  Louis  XYL 

Trois  espèces  de  contributions  publiques  :  —  les  redevances  féodales, 
—  les  redevances  ecclésiastiques,  —  les  impôts  royaux  frappaient  h 
terre  et  ceux  qui  Texploilaient.  Les  redevances  féodales  et  ecclésias- 
tiques sont  les  plus  anciennes,  l'impôt  royal  ne  se  montrant  qu'an 
moment  où  le  travail  de  l'unité  politique  commence  à  s'accomplir. 
Temporairement  établi  d'abord,  cet  impôt,  à  dater  du  quatorzième 
«iècle,  devint  permanent,  et  depuis  cette  époque  jusqu'à  la  révolu- 
tion, il  exista  simultanément  avec  les  deux  autres  espèces  de  rede- 
vances. Commençons  d'abord  par  celles  qui  afféraient  à  la  féodalité. 

Les  redevances  féodales  remontent  évidemment  à  la  prise  de  pos- 
session du  pays  par  les  conquérants  barbares,  et  quelques-unes,  telles 
que  les  péages,  se  rattachent,  nous  le  pensons,  à  la  fiscalité  romaine. 
Tout  arbitraires  qu'elles  aient  été  à  l'origine,  elles  avaient  fini  par 
prendre  le  caractère  d'un  droit  inviolable,  parce  qu'on  les  considérait 
comme  relevant  d'alwrd  de  la  seigneurie,  c'est-à-dire  d'un  pouvœr 
politique  et  administratif  qui  formait  la  base  même  de  la  société,  et 
ensuite  de  la  propriété,  c'est-à-dire  du  droit  naturel.  C'est  en  raison 
de  ce  principe,  qu'après  vérification  des  titres,  ou  justification  par 
les  seigneurs  d'une  longue  possession,  les  coutumes,  aux  quinzième 
et  seizième  siècles,  en  consacrèrent  la  légitimité,  sauf  quelques 
réformes  qui  portèrent  mir  ce  qu'elles  avaient  de  violent  ou  d'arbi- 
traire à  l'excès. 

Pour  se  faire  une  idée  exacte  de  ce  qu'était  la  féodalité  par  rapport 
à  l'exploitation  du  sol,  il  faudrait  dresser  pour  la  France  entière  an 
tableau  exact  des  fiefs,  car  les  conditions  de  la  terre  changent  à  cliai|iie 
seigneurie.  A  côté  de  certains  droits  généraux  qui  s'étendent  à  foule 
une  province,  se  trouvent  une  foule  de  droits  particuliers  aux  loca- 

1.  Introduction  aux  Mémoires  sur  la  Eévolution  frni^sû^  t^  I»  P*  41i)|.4i6* 


SOUS^L'A^CIEIHNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  18) 

IHés  ;  les  mêmes  redeTancee  existent  parfob  aussi  aux  deux  extrémités 
dit  royaume  sons  des  noms  différents;  les  unes  oui  déjà  disparu  au 
qumz^me  siècle,  que  les  autres  sont  encore  en  pleine  vigueur  à  la  On 
du  dix-huitième,  et  il  est  absolument  impossible  de  généraliser,  parce 
qa'il  faudrait  avant  tout  reconstituer  le  cadastre  de  Tancieûne  France, 
m  commençant  par  faire  la  part  de  chaque  pièce  de  terre ,  ce  qui  est 
tsuià&it  impossible,  lacooditiot)  de  la  terre  diangeant  à  chaque  pas% 
Pour  en  donner  ici  un  exemple,  nous  rappellerons  que  sur  les  seuls 
domaines  de  Tabbaye  de  Beaulieu  en  Limousin,  on  trouvait  huit 
espèces  de  terres  différentes  :  l"*  les  alleux;  ^'^  les  fiefs;  3"^  la  terre 
fkomtale;  i"  la  terre  vicariale;  B""  les  borderies  abbatiales;  6*"  les 
viihs  seigneuriales;  7""  les  menses  ecclésiastiques;  S«  les  menses 
serviles^  Sans  entrer  dans  plus  de  détails,  on  peut  dire  que  rien 
n'était  plus  contraire  à  Tessor  du  travail ,  au  bien^tre  des  popula**- 
tioos,  que  le  prélèvement  continuel ,  soit  en  argent,  soit  en  nature^ 
que  la  féodalité  exigeait  sans  cesse  de  la  terre  et  de  ses  produits; 
on  en  jugera  par  les  indications  suivantes  qui  se  rapportent  aux 
droits  le  plus  généralement  établis,  et  qui  sont  : 

Le  droii  de  prise^,  qui  appartient  d*abord  aux  rois,  et  qui  des 
rois  passe  aux  seigneurs.  Les  rois  qui  Texcrçaient  indistinctement  dans 
tout  le  royaume  sur  les  nobles  et  les  non-nobles,  et  les  seigneurs  qui 
Feierçaient  dans  le  ressort  de  leur  suzeraineté  sur  les  roturiers,  pou^«- 
vaient  prendre  pour  eux-mêmes,  pour  leur  famille,  pour  leurs  grands 
officiers,  pour  les  gens  de  leur  sui  te,  pour  ceux  qui  voyageaient  par  leurs 
ordres,  du  blé,  du  vin,  du  pain,  des  bestiaux,  des  voitures,  deschevaux, 
des  fourrages.  Une  indemnité  était  due  à  ceux  sur  lesquels  s  exerçait 
la  prise,  mais  cette  indemnité  était  à  peu  près  illusoire;  les  officiers 
rojaux  avaient  fini  par  ériger  le  droit  de  prise  en  véritable  brigand 
dage,  et  ils  commettaient  de  tels  abus,  que  le  roi  Jean  déclara  qu'il  y 
renonçait,  et  qu'il  autorisa  ses  sujets  à  résister  par  la  force  à  ceuac 
^  voudraient  Texercer  en  son  nom.  Il  ne  parait  pas,  du  reste,  que 
cette  déclaration  ait  abouti,  car,  en  1367,  une  nouvelle  ordonnancé 
de  Charles  V  vint  de  nouveau  constater  le  mal.  On  voit  par  cette 
déclaratiim  que  les  vivres  n'arrivaient  qu*à  grand'peine  à  Paris,  et 

.  i.  Voir  le  €artuUUre  de  Beaulieu,  si  savamment  publié  par  M.  Delo^bSt, 
Intrud.,  p.  107. 

2.  Voir,  pour  plus  amples  détails  sur  le  droite  de  prise,  Recueil  des  or- 
doimances,  t.  XVI,  préface,  cvij;  —  T.  XVIII,  préface  xu;  —  T.  1,  p.  439; 
—  t.V,  p.83. 


184  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

que  les  terres  en  grand  nombre  restaient  en  friche;  malgré  la  décla- 
ration du  roi  Jean  et  Tordonnance  de  Charles  Y,  une  foule  d^individos 
n*en  continuèrent  pas  moins,  pendant  longtemps  encore,  à  exercer  le 
droit  de  prise  en  se  couvrant  du  nom  des  rois  ; 

Le  droit  de  gitey  en  latin,  jus  mansionis,  jus  mansionaticmn^ 
pastioy  cœfiaticumy  afférant  comme  le  droit  de  prise  aux  rois  dans 
toute  retendue  du  royaume,  et  aux  seigneurs  dans  retendue  de  leurs 
fiefs,  leur  donnait  le  droit  de  réclamer  de  leurs  sujets  ou  de  leurs  vas- 
saux le  logement  et  la  nourriture,  pour  eux  et  leur  suite,  pendant 
un  jour  et  une  nuit  quand  ils  étaient  en  voyage; 

Le  cens,  redevance  foncière,  annuelle,  perpétuelle  et  non  rache* 
table  dont  une  terre  était  grevée  envers  le  fief  dans  la  mouvance 
duquel  elle  se  trouvait  située,  et  qui  s'acquittait  en  argent,  en  grains, 
en  vins,  en  bestiaux,  en  volailles,  et  principalement  en  chapons;  im- 
'  posé  par  les  seigneurs  comme  marque  de  la  seigneurie  directe,  lors 
de  la  première  cession  qu'ils  avaient  faite  d'un  héritage  foncier ,  le  cens 
devait  toujours  être  acquitté,  sans  aucune  espèce  de  réduction,  lors 
même  que  la  récolte  avait  manquée  ;  et  en  cas  de  non-payement,  le 
seigneur  pouvait  en  réclamer  les  arrérages  pour  vingt-neuf  années. 
Un  grand  nombre  de  villes  affranchies  devaient  le  cens  au  roi ,  en 
reconnaissance  de  son  droit  royal ,  et  comme  abonnement  des  libertés 
octroyées  dans  les  chartes  de  commune,  car  la  liberté  elle-même  était 
soumise,  comme  le  servage,  à  la  fiscalité,  et  dans  un  grand  nombre  de 
cas  elle  avait  le  caractère  d'une  véritable  inféodation  ; 

Le  surcenSj  qui  était  une  redevance  imposée  en  surtaxe,  comme 
Eon  nom  l'indique,  aux  héritages  fonciers  soumis  au  cens,  de  sorte 
que  le  fait  seul  de  l'existence  d'une  charge  féodale  suffisait  pour 
motiver  l'établissement  d'une  charge  nouvelle,  ce  qui  revient  à  dire 
que  l'impôt  lui-même  était  imposé,  car  lorsque  la  terre  payait  le 
cens,  le  cens  payait  le  surcens  ; 

Le  champarty  campipars  ou  partus,  en  vertu  duquel  le  seigneur 
prélevait  sur  une  terre  labourable  une  certaine  quantité  de  céréales, 
avant  que  le  cultivateur  exploitant  cette  terre  ait  pu  rien  enlever  pour 
son  propre  compte  ;  dans  les  pays  de  droit  écrit,  le  champart  était 
considéré  comme  une  marque  de  seigneurie  directe ,  et  il  pouvait 
être  perçu  en  même  temps  que  le  cens.  Il  consistait,  suivant  les  loca- 
lités, dans  le  vingtième,  le  cinquième  ou  le  quart  des  fruits  du  soi'. 

i.  Le  champart^  disent  les  députés  de  Dourdans  aux  états  de  1789,  est 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  «85 

Le  terrage,  droit  analogue  au  champart  qui  se  percevait  sur  les 
Ués,  les  avoines,  les  pois,  les  fèves,  les  navets,  et  qui  variait  entre  le 
treizième  et  le  tiers  de  la  récolte  ; 

V abonnement  [abomagiurn)^  que  les  gens  de  main  morte  payaient 
à  leur  seigneur,  à  cause  de  la  terre  qu'ils  tenaient  de  lui,  pour  obtenir 
uo  adoucissement  de  charges  ; 

Les  lods  et  ventes  payés  pour  les  héritages  qui  changeaient  de 
main,  et  qui  répondaient  à  nos  droits  de  mutation  modernes;  ils  étaient 
ordinairement  du  douzième  du  prix  de  Timmeuble,  et  quelquefois  du 


sixième^; 


La  taiUe  seigneuriale^  redevance  foncière  et  personnelle  établie 
par  les  hauts^justiciers  sur  leurs  sujets,  et  que  les  rois  s'étaient 
résK'vé  le  droit  de  modérer  quand  ils  le  jugeaient  convenable  ; 

Varage^  droit  perçu  sur  chaque  labour  ; 

Le  brennage^  impôt  en  grains  afiTérant  à  la  nourriture  des  meutes 
seigneuriales ,  et  qui  devait  souvent  être  fort  onéreux ,  quelcjues-unes 
de  ces  meutes  étant  fort  nombreuses,  témoin  celle  du  comte  de  Foix, 
Gaston-Phébus,  qui  ne  comptait  pas  moins  de  seize  cents  chiens. 

Dans  un  grand  nombre  de  cas  le  non-payement  des  droits  féodaux 
entraînait  le  séquestre,  quelquefois  même  la  saisie  définitive  des 
terres  qui  étaient  soumises  à  ces  droits,  et  la  royauté  fut,  à  diverses 
reprises,  obligée  d'intervenir  pour  réprimer  les  abus  auxquels  pon- 
daient donner  lieu  ces  expropriations  féodales^. 

Aux  redevances  dont  nous  venons  de  parler  et  à  d'autres  du 
même  genre  qui  portaient  immédiatement  sur  la  terre,  les  cultiva- 
teurs et  les  produits  de  toute  espèce,  s'ajoutaient  dans  le  système 
féodal  les  redevances  sur  les  vins,  les  bières,  les  bestiaux,  les 
abeilles,  les  poissons ,  la  mouture  du  blé,  la  cuisson  du  pain';  mais 
ce  n'était  point  tout  encore  :  après  avoir  payé  de  son  argent  et  de  sa 
léoolte,  le  cultivateur  devait  encore  payer  de  son  sang  et  de  ses  bras  \ 
il  payait  de  son  sang,  car  au  milieu  des  guerres  privées  qui,  malgré 

d«  tons  les  droits  féodaux  le  plus  contraire  aux  progrès  de  Tagriculture  et; 
i  la  liberté  du  cultivateur*  Introduction  aux  Mémoires  sur  la  Révolution  flran- 
çoise,  par  Grille,  t.  I,  p.  403. 
i.  Recueil  des  ordonnances^  t.  XYI,  préface,  xxij.— Id.,  J&ûi.,  xxxv. 

2.  Voir  Établissements  de  saint  Louis,  titre  clxiii,  dans  le  Becueil  des 
crdoanances,  t.  I,  p.  240»  24i. 

3.  Nous  parlerons  de  ces  redevances  dans  les  chapitres  consacrés  aux 
denrées  auxquelles  elles  s'appliquaient,  viande,  poissons,  etc. 


1S6  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

ie  double  effort  de  la  royauté  et  de  TÉglise,  désolèrent  le  royaume 
jusqu^au  règne  du  roi  Jean,  il  devait  à  son  seigneurie  service  militaire 
de  quarante  jours,  le  guet  et  la  garde;  il  payait  de  ses  bras  et  de  Mm 
temps,  car  la  corvée  Tenlevait  sans  cesse  à  ses  travaux  personnels  ^ 

Établie  sous  les  Mérovingiens  pour  les  besoins  de  TÉtat  et  de  h 
cité,  ce  qui  la  rendait  vraiment  profitable ,  la  corvée  finit  par  n*étre 
plus  qu^une  redevance  onéreuse  imposée  au  profit  exclusif  des  pro- 
priétaires féodaux.  On  la  considéra  comme  une  sorte  de  dette  que  les 
serfs  avaient  contractée  envers  leurs  seigneurs  pour  prix  de  Taffran- 
chissement,  et  elle  se  perpétua  jusqu'aux  derniers  jours  de  randenne 
monarchie,  comme  le  vestige  du  travail  servile  limité  à  un  certain 
nombre  de  jours. 

Les  corvéables,  ainsi  nommés,  disent  quelques  feudisles,  parce 
qu'ils  sont  forcés  de  se  courber  pour  travailler  à  la  terre,  quia  eur- 
vantur^  devaient  des  journées  de  corps  et  de  bras^  des  journées  de 
chevaux,  d'ânes,  de  bœufs,  de  mulets,  de  chariots.  Suivant  les  lieox, 
ils  labouraient  les  terres  du  seigneur,  travaillaient  à  ses  forteresses, 
faisaient  ses  semailles,  ses  vendanges,  sciaient  ses  blés,  fauchaient  ou 
fanaient  ses  foins,  épandaient  ses  fumiers,  traquaient  le  gibier  dans 
ses  chasses,  etc.  Prévenus  deuî  jours  à  l'avance  par  les  seigneurs  qui 
réclamaient  leur  concours,  ils  devaient  se  rendre  sur  le  terrain,  sm«- 
vant  les  besoins  du  moment,  avec  leurs  bêtes  de  trait,  leurs  dbariob, 
leurs  instruments  aratoires  et  leurs  outils ,  se  nourrir  à  leurs  frab 
et  travailler  depuis  le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil. 

D'abord  soumises  à  l'arbitraire  le  plus  complet,  les  corvées,  au 
moment  de  la  rédaction  des  coutumes ,  furent  généralement  limitées 
à  douze  par  an,  et,  malgré  cet  adoucissement,  elles  n'en  restèrent  pas 
moins  l'une  des  plus  dures  exigences  du  privilège,  par  la  perte  de 
iemps^  les  fatigues  et  les  frais  de  déplacement  qu'elles  occasionnaient, 
et  l'une  des  redevances  seigneuriales  les  plus  contraires  aux  intérêts 
des  cultivateurs,  par  le  danger  où  elles  les  exposaient  de  perdre  leure 
récoltes  en  s'occupant  de  celles  des  autres. 

Dans  un  grand  nombre  de  localités ,  et  c'est  un  fait  qu'il  importe 
de  constater,  la  somme  totale  des  impôts  féodaux  acquittés  par  telie 
ou  telle  pièce  de  terre  ne  représentait  qu'une  valeur  assez  minhne, 

1.  Voir,  pour  les  questions  féodales,  Brusse1,tfaiiv«f  etfomen  dé  rumg^^êmè 
ràf  des  fiefB  en  France.  i7S0,  2  vol.  iD-4*  ;  et  le  met  Feodum  daftt  le  Glossaire 
de  DttCtDge. 


sous  L'ANGIENNB  MONARCHIE  FRANÇAISE.  187 

m»,  dans  d'autres,  cette  valeur  était  considérable,  vu  qu'elle  pou-» 
vait  s'élever,  comme  le  champart^  au  quart  des  fruits.  Il  résultait  die 
eefiaût,  d'abord  une  inégalité  très-grande  dans  la  condition  des  terres, 
et  ensuite  une  inégalité  plus  grande  encore  dans  Taisance  des  popu* 
lations,  attendu  que  dans  l'assiette  des  impôts  royaux,  on  ne  tenait 
aocon  compte  des  redevances  féodales,  et  que  ces  impôts  étaient  les 
mêmes  dans  les  pays  où  le  champart  n'était  que  du  vingtième  des 
fruits,  aussi  bien  dans  ceux  où  il  était  du  quatrième.  Même  dans  les 
deriners  temps,  la  féodalité  constituait  pour  les  populations  agri- 
coles, en  dehors  des  redevances  qu'elle  prélevait  sur  eux,  une  sorte 
de  sujétion  qui  leur  enlevait  complètement  cette  initiative  person<^ 
ndk,  si  nécessaire  au  développement  du  travail.  Elle  créait  une 
foule  d'entraves  qui  rendaient  les  améliorations  fort  difficiles,  et  elle 
enlevait  à  l'industrie  agricole,  au  profit  exclusif  d'une  faible  mino- 
rité, une  somme  considérable  de  travail,  de  capital  et  de  produits  en 
nature.  Cette  part  une  fois  prélevée,  le  producteur  avait  à  compter  de 
nouveau  avec  l'Église  et  l'État. 

L'Église,  étant  devenue  propriétaire  foncière,  entra  par  ses  biens 
temporels  dans  le  système  féodal,  et,  comme  la  noblesse,  elle  perçut 
les  droits  dont  nous  venons  de  parler;  mais,  à  côté  de  ces  droits,  elle 
leiait,  sous  le  nom  de  dîme,  un  impôt  particulier  sur  les  fruits  de  la 
terre  ou  les  produits  de  l'industrie  ^  Dans  les  premiers  siècles  de 
FÉglîse,  le  clergé  n'ayant  aucun  traitement,  la  dlme  fut  établie 
pour  assurer  ses  moyens  d'existence ,  et  c'est  par  ce  motif  que  les 
Cahiers  des  états  de  89,  tout  en  protestant  contre  les  abus  auxquels 
elle  avait  donné  lieu,  s'accordèrent  à  la  regarder  comme  de  droit 
imprescriptible  et  de  fondation  nationale,  attendu  qu'elle  était,  à 
Vorigine,  une  prestation  volontaire  accordée  par  les  fidèles  pour  les 
^penses  du  culte  ^.  C'était,  à  proprement  parler,  le  budget  de 
l*Église,  et  c'est  à  ce  point  de  vue  que  Cbarlemagne  en  sanctionna  la 
perception ,  et  qu'il  en  fit  quatre  parts  :  l'une  pour  la  fabrique  des 
églises,  l'autre  pour  les  pauvres,  la  troisième  pour  Tévêque,  la  qua- 
trième pour  les  clercs  ' .  Mais  ce  caractère  originel  ne  tarda  point  à 

t.  On  distinguait  trois  espèces  de  dîmes  :  lesdtoief  riéUêtf  prélevées  sur  les 
récoltes;  les  dimeê  personnelie^  prélevées  sur  le  travail,  et  les  notiafeSi  pré- 
lerées  sur  les  bois  nouvellement  défrichés  et  mis  en  culture. 

2.  Introduction  aux  Mémoires  sur  la  Révolution  française,  1. 1,  p.  278  à  285. 

3.  Montesquieu;  JBipril  dee  Lois,  t.  XXX,  cb.  xn# 


188  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

s*altérer,  au  milieu  de  Tanarchie  des  neuvième  et  dixième  siècles, 
par  suite  des  usurpations  commises  sur  les  biens  du  clergé,  de 
l'intrusion  des  laïques  dans  les  bénéfices,  et,  plus  tard,  par  le  mono» 
pôle  qu'en  firent  quelques  grands  dignitaires  ecclésiastiques,  qui, 
sous  le  nom  de  gros  décimateurs,  s'emparèrent  de  tous  les  profits, 
en  se  bornant  à  faire  aux  curés  une  somme  fixe  et  annuelle  qu'on 
désigna  sous  le  nom  de  portion  congrue ^  et  qui  était  presque  toujoun 
insuffisante  à  leurs  besoins. 

L'esprit  féodal,  qui  mettait  son  empreinte  partout,  avait  fini  par 
assimiler  le  monde  à  un  grand  fief,  dont  les  droits  utiles  étaient  per- 
çus par  le  clergé  eii  raison  «  des  suprêmes  domaines  que  Dieu  a  sur 
toutes  choses.  »  Il  résultait  de  là  que  la  dime  était  également  levée 
sur  les  terres  nobles  et  roturières  >  qu'elle  emportait  privilège  sur 
toutes  les  autres  redevances,  que  les  cultivateurs  ne  pouvaient  rien 
enlever  de  leurs  récoltes  avant  qu'elle  n'eût  été  acquittée»  et  que  les 
décimateurs,  pour  la  percevoir,  n'avaient  à  justifier  d'aucun  autre 
titre  que  de  l'existence  même  du  clocher  de  leur  paroisse  ^«  La  dime 
se  levait  sur  les  grains,  sur  les  vignes,  les  foins,  quelquefois  même 
sur  les  bestiaux  et  la  volaille.  Â  de  rares  exceptions  près,  elle  consis- 
tait, comme  son  nom  l'indique,  dans  la  dixième  partie  des  fruits  de 
la  terre,  et  en  certains  lieux  on  y  ajoutait  encore  une  gerbe  de  blé 
par  arpent.  Cet  impôt,  dont  la  quotité  resta  la  même  depuis  Charle- 
magne  jusqu'à  Louis  XVI,  n'avait  point  seulement  le  grave  incon- 
vénient d'imposer  au  cultivateur  une  charge  exorbitante,  il  appor- 
tait aussi  de  grands  obstacles  aux  progrès  de  l'agriculture,  parce 
que  les  décimateurs  craignant  de  perdre  leurs  revenus  habituels, 
ou  de  les  voir  s'amoindrir,  s'opposaient  à  tous  les  essais,  à  tous  les 
changements  dans  les  exploitations. 

Les  impôts  royaux,  considérés  dans  leurs  rapports  avec  l'exploita- 
tion de  la  terre  et  l'alimentation  publique,  produisaient  également  les 
plus  tristes  résultats,  ce  qui  tenait  surtout  à  l'inégalité  de  la  réparti- 
tion entre  les  diverses  provinces  et  les  diverses  classes  de  la  société, 
et  à  la  dureté  de  la  perception.  Parmi  ces  impôts ,  la  plupart  se  per- 
cevaient d'abord  en  nature.  C'est  ainsi  qu'au  sixième  siècle,  Chilpéric 
prend  dans  son  royaume  ime  amphore  de  vin  par  arpent  de  vigne.  Au 

1.  Voir  de  Perrière,  BicU  de  droit  et  de  pratique,  au  mot  Dinw* 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  189 

douzième  siècle,  on  trouye,  dans  une  ordonnance  de  Louis  le  Jeune, 
h  mention  d'un  impôt  royal  sur  les  blés  recueillis  dans  Tannée.  C'est 
h  droit  de  moisson,  messiva  ou  mestiva,  que  diverses  localités  lui 
rachètent  moyennant  une  prestation  annuelle  de  quelques  mesures 
d'orge  et  de  froment.  Presque  toujours ,  en  affranchissant  les  com- 
munes, les  rois  se  réservaient  certaines  redevances  sur  les  blés,  et, 
parmi  ces  redevances,  nous  trouvons  le  coponagium^  le  badacge, 
le  leude  *  ;  mais  au  fur  et  à  mesure  que  Ton  se  rapproche  de  l'époque 
moderne,  on  voit  la  prestation  en  nature  disparaître  devant  le  paye- 
ment en  argent;  dès  le  treizième  siècle,  c'est  ce  dernier  mode  qui 
prévaut  sous  le  nom  de  iaille  et  le  nom  à^ aides.  Dans  la  première 
période  du  moyen  âge,  la  taille  était  personnelle  et  foncière;  les  aides 
portaient  particulièrement  sur  les  objets  de  consommation.  Nous  par- 
lerons particulièrement  des  aides  au  chapitre  des  boissons ,  et ,  pour 
fiûre  juger  de  l'état  des  choses  en  ce  qui  touche  les  impôts  fonciers , 
nous  emprunterons  quelques  faits  à  l'histoire  de  la  taille  ^. 

De  même  que  tous  les  autres  impôts  royaux ,  la  taille  fut  d'abord 
établie  temporairement  et  dans  des  circonstances  extraordinaires, 
mais  elle  devint  permanente  à  partir  de  1445,  et,  depuis  cette  époque, 
elle  ne  cessa  de  s'accroître.  Elle  était  alors  de  un  million  huit  cent 
mille  livres;  sous  Louis  XIII,  elle  atteignit  trente-deux  millions,  et 

!.  Recueil  des  ordonn.,  t.  XVI,  préface,  Iv,  Ivij. 

2.  Il  va  sans  dire  que  nous  n'avons  point  à  faire  ici  une  histoire  générale 
de  Timpùt,  mais  à  montrer  seulement  par  quelques  exemples  l'influence  des 
contributions  publiques  sur  l'état  économique  de  la  société  et  principalement 
sur  l'agriculture.  On  peut  dire  que  depuis  la  conquête  romaine  jusqu'à  la 
Révolution,  cette  influence  fut  des  plus  désastreuses.  Tous  les  témoignages 
de  l'histoire  sont  unanimes  sur  ce  point,  à  commencer  par  Salvien  et  par 
Grégoire  de  Tours,  qui  nous  montrent  :  l'un  les  habitants  de  la  Gaule  se  réfu- 
giant auprès  des  barbares  pour  échapper  aux  collecteurs  (De  Gubematione 
Bei,  lib.  V,  ch.  vu)  ;  —  l'autre  les  sujets  des  rois  mérovingiens  abandonnant  le 
pays  pour  échapper  aux  exactions  du  fisc.  {Bist,  eccles.  Francorum,  lib.  V, 
ch.  XXII).  —  Les  préfaces  des  tomes  XVI,  XVIl,  XVHl  et  XIX  du  Recueil  des 
ordonnances  contiennent  un  curieux  travail  de  M.  de  Pastoret  sur  les  impôts. 
Quoique  ce  travail  n'ait  point  toute  la  clarté  désirable,  et  que  les  diverses 
contributions  royales,  féodales,  municipales,  ne  soient  point  suffisamment 
distinguées  les  unes  des  autres,  on  y  trouve  cependant  des  renseignements 
très-curieux,  et  c'est  jusqu'à  présent  ce  qu'il  y  a  de  mieux  sur  la  matière. 
Nous  y  renvoyons  nos  lecteurs.  Quant  à  la  taille  en  particulier,  on  consul- 
tera avec  intérêt  Vouvrage  intitulé  :  Nouveau  Code  des  tailles,  ou  Eecueil  des 
ordonnances,  édits,  etc.,  depuis  1270.  Paris,  1740,  2  vol.  in-18. 


190  DB  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

SOUS  Louis  XIV»  elle  retomba  à  Tiogt*troi8.  Ce  n'était  donc  point  ot 
chi£fre,  relativemeat  modéré  pour  un  pays  comme  la  France,  qui  m 
faisait  la  dureté ,  mais  l'absence  complète  de  justice  distributire  dans 
la  répartition,  la  rigueur  que  déployaient  les  agents  du  fisc  dans  les 
recouvrements ,  et  les  malversations  sans  nombre  dont  les  contri* 
buables  étaient  victimes,  malversations  qui  sont  attestées,  pour  les 
tailles  comme  pour  les  aides,  par  Tintervention  continuelle  des  roô, 
et  les  ré  formateurs  i  o\\  commissaires  extraordinaires,  qu'ils  envoient 
sur  tous  les  points  du  royaume,  avec  des  pouvoirs  exceptionnels,  pour 
mettre  fin  aux  abus  et, poursuivre  les  coupables  *. 

Temporaires  ou  perpétuelles,  les  tailles  dans  le  moyen  âge  étaient 
fixées  pour  chaque  village  d'après  le  nombre  des  feux.  Ce  nombre 
de  feux  une  fois  déterminé  servait  de  base  à  la  répartition  pendant 
une  longue  suite  d'années.  Mais  il  arrivait  souvent  que  la  populatk» 
se  trouvait  tout  à  coup  réduite  par  l'effet  des  guerres,  des  famines  oq 
des  épidémies.  Ce  qui  restait  d'habitants  n'en  devait  pas  moins 
acquitter  la  totalité  de  la  somme  fixée  par  les  anciennes  répartitions, 
de  telle  sorte  que  dix  chefs  de  famille  avaient  souvent  à  payer  pour 
cinquante.  C'est  ce  qui  est  attesté  par  les  réductions  ou  reparutions 
de  feux  que  contient  le  Recueil  des  ordonnances  ^,  réductioi^  qui 
avaient  pour  objet  de  rétablir  la  proportion  entre  le  nombre  réel  des 
habitants  et  la  part  contributive  de  la  localité. 

Les  provinces  étaient  taxées  d'une  manière  très-inégale.  Dans  le 
Limousin,  par  exemple,  l'impôt  royal  enlevait  à  peu  près  la  moitié 
de  la  production  des  biens  de  la  terre,  tandis  que  dans  d'autres  H 
n*excédait  point  le  quart  du  produit  territorial.  Mais  ce  qui  faisait  le 
plus  de  mal,  c'était  le  nombre  infini  des  privilégiés  parmi  lesquek 
étaient  compris  la  noblesse  ^,  le  clergé,  une  foule  de  fonctionnaires, 
les  bourgeois  de  certaines  communes,  des  villes,  des  provinces 
entières.  Quelques  rois,  tels  que  Philippe-Auguste^  Philippe  le  Bel, 
Charles  V,  Charles  VI,  essayèrent  à  diverses  reprises  d'y  soumettre 
le  clergé;  mais  leurs  ordonnances  furent  constamment  éludées;  les 
exemptions  devinrent  avec  le  temps  de  plus  en  plus  nombreuses,  et 

1.  Voir,  entre  autres,  pour  les.  réformateurs  nommés  par  Charles  Vl^ 
Bemeil  des  (trdom,,  t.  Vil,  p.  328, 569, 768. 

2.  Voir  Beeueil  des  ordonn.,  t.  Y,  p.  505,  et  à  la  table,  p.  xdj. 

3.  La  noblesse  ne  payait  que  pour  les  biens  roturiers  qui  se  trouvaient  es 
sa  possession,  et  encore  pour  ces  biens  eux-mêmes  ne  paya4-eUe  point  tou- 
jours. 


sous  ^ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  19t 

le  payement  de  la  taille  finit  par  se  concentrer  presque  exclusivement 
sur  les  petits  marchands,  les  artisans  et  les  petits  cultivateurs,  car, 
outre  les  exceptions  primitives,  la  vente  des  charges  et  de  la  noblesse 
créait  quelquefois  jusqu'à  cinq  mille  privilégiés  dans  une  seule  année. 
Frappé  de  Tétat  déplorable  où  se  trouvait  l'agriculture  française 
dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XIV,  le  maréchal  de 
Vauban  publia  en  1707  un  traité  d'économie  politique  :  la  Dîme 
royale^  traité  dans  lequel  il  assigna  pour  cause  à  la  misère  publique 
rinégale  répartition  des  impôts  royaux,  et  s'efforça  de  démontrer 
«  que  la  diminution  des  biens  de  la  campagne,  le  défaut  de  culture^ 
et  par  suite  la  disette,  provenaient  de  la  manière  d'imposer  les  tailles 
et  de  les  lever.  »  Cette  cause  n'était  pas  la  seule  sans  doute,  mais  elle 
était  l'une  des  plus  puissantes,  et  pour  s'en  convajncre  il  suffit  de 
jeter  les  yeux  sur  la  curieuse  statistique  dressée  par  Yauban,  et  que 
Qoas  publions  dans  la  note  ci-dessous  ^. 


t.  Liste  de  ceux  qui  jouissent  de  V exemption  de  la  taille ,  taillon,  Vustensile,  du 
kffement  des  gens  de  guerre  et  autres  charges^  tant  pour  leur  personne  que  pour 
kwrs  biens,  et  qui  les  procurent  aiuc  autres  par  leur  autorité  ou  par  leur  faveur. 

I.  Les  terres  du  roi^  de  la  reine,  du  dauphin,  les  enfants  de  France,  les 
princes  du  sang,  leurs  principaux  officiers  et  domestiques.  —  II.  Celles  des 
tomîstres,  de  leurs  commis,  secrétaires,  etc.  —  III.  Les  commandants  de  la 
maison  du  roi,  de  toute  espèce,  les  gendarmes,  chevau-légers,  gardes  du 
corps,  grenadiei's  à  cheval,  toutes  les  autres  charges  civiles  et  militaires  de 
la  maison  du  roi  et  des  enfants  de  France.  —  IV.  Les  cardinaux,  archevé- 
qaes,  évoques,  gros  ahbés  commandataires,  leurs  officiers  et  ceux  qui  en  sont 
protégés.  — V.  les  ordres  de  chevalerie  du  Saint-Esprit,  de  Malte,  de  Saint- 
Louis,  de  Saint-Lazare,  etc.  —  Vl.  Toute  la  noblesse  du  royaume,  depuis  les 
princes,  dacs  et  pairs,  les  maréchaux  de  France,  les  marquis,  comtes,  harons^ 
jusqu'aux  simples  gentilshommes.  —  VIL  Les  hauts  officiers  de  rohe,  savoir  : 
le  chancelier,  les  conseillers  d*État ,  les  maîtres  des  requêtes ,  tous  ceux 
qoi  composent  les  conseils  du  roi,  les  présidents,  conseillers,  procureurs  et 
avocats  généraux  du  parlement,  la  chambre  des  comptes  et  cour  des  aides, 
les  bureaux  du  trésorier  de  France.  —  VUI.  Les  baillis,  sénéchaux,  prési- 
dents, conseillers,  gens  du  roi  des  sièges  et  juridictions  subalternes.  -^ 
U.  Les  îutendauts  des  provinces,  leurs  secrétaires  et  subdélégués  et  ceux  qui 
en  sont  protégés.  —  X.  Les  officiers  des  élections,  les  receveurs  généraux  des 
provinces,  les  receveurs  des  tailles,  les  officiers  des  eaux  et  forêts,  des  gre* 
aiers  à  sel,  la  maréchaussée,  etc.  —  XU  Les  gouverneurs  des  provinces  et 
ceux  des  places  frontières,  les  états-majors  de  ces  mômes  places.  —  Xil.  Les 
officiers  de  guerre  servant  actuellement  qui  ne  sont  pas  gentilshonunes; 
les  officiers  d'artillerie,  conurnssaires  des  guerres  et  plusieurs  autres 
espèces  de  gens  semblables;  ceux  qui  possèdent  les  intendances  des  pro* 


192  DE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 

Restreintes  d*abord  entre  les  classes  privilégiées,  les  exemptions  de 
la  taille  et  autres  contributions  royales  devinrent  à  la  longue  Tobjet 
d*un  indigne  trafic,  elles  furent  acquises  à  prix  d^argent  par  ceux 
mêmes  qui  ne  pouvaient  les  réclamer,  ni  en  vertu  de  leur  naissance, 
ni  en  vertu  de  leurs  fonctions,  ou  étendues  par  la  faveur  et  rintérét 
personnel  à  ceux  qui  n'étaient  point  appelés  légalement  à  en  profiter. 
m  Des  personnes  puissantes,  dit  Yauban,  font  souvent  modérer  l'im- 
position d'une  ou  deux  paroisses  à  des  taxes  bien  au-dessous  de  leur 
juste  portée,  dont  la  décharge  doit  justement  tomber  sur  d'autres 
voisins  qui  en  sont  chargés...  Ces  personnes  puissantes  sont  payées 
de  leur  protection  dans  la  suite  par  la  plus-value  de  leurs  fermes  ou 
de  celles  de  leurs  parents  ou  amis,  causée  par  rëxempUon  de  leurs 
fermiers  et  de  ceux  qu'ils  protègent,  qui  ne  sont  imposés  à  la  taiUe 
que  pour  la  forme  seulement.  »  Ce  que  dit  Yauban  est  confirmé  par 
Louis  XIV  lui-même,  qui  rendit  en  janvier  1713  un  édit  contre  les 
seigneurs  qui,  en  faisant  tarifer  leurs  fermiers  à  des  sommes  modi- 
ques, faisaient  reporter  l'impôt  sur  d'autres  fermiers  du  voisinage, 
lesquels  étaient  contraints  de  vendre  leurs  équipages  et  leurs  chevaux 
pour  s'acquitter  envers  l'État. 

Le  mode  de  recouvrement  des  tailles  ajoutait  encore  à  leur  ini- 
quité. Sous  Louis  XIV,  les  frais  de  perception  étaient  mis  à  la  charge 
des  contribuables,  et  s'élevaient  au  quart  de  la  redevance  annuelle. 
La  misère  était  le  seul  cas  d'exemption  qui  ne  fût  pas  admis,  et  sous 
le  règne  du  même  roi  on  vit  des  agents  du  fisc  démolir  pour  cause 
de  non-payement  les  maisons  des  cultivateurs,  en  vendre  les  maté- 
riaux, et  porter  le  prix  de  cette  vente  en  déduction  du  recouvrement. 
De  pareils  faits  ne  justifient  que  trop  cette  parole  de  Saint-Simon  : 


vinces  vendues  depuis  peu,  ainsi  que  les  gouvernements  des  villes  du  dedans 
du  royaume  ;  les  maires  et  syndics  des  villes  et  leurs  lieutenants,  et  les  éche- 
vinages  privilégiés.  —  XIH.  Plusieurs  charges  que  la  nécessité  a  fait  créer  dans 
les  derniers  temps  à  la  grande  foule  des  peuples.  —  XIV.  Les  terres  franches 
et  nobles  des  pays  d*État;  les  villes  franches  et  plusieurs  autres  comprises 
dans  le  corps  de  TÉtat,  sans  en  porter  les  charges  qui  retombent  toujours  sur 
le  pauvre  peuple.  —  XV.  Les  gros  fermiers  et  sous-fermiers  des  premier, 
deuxième  et  troisième  ordre.  —  XVI.  Les  exempts  par  industrie,  qui  sont 
ceux  qui  trouvent  le  moyen  de  se  racheter  en  tout  ou  en  partie  des  charges 
publiques  par  des  présents,  ou  par  le  crédit  de  leurs  parents  et  autres 
protecteurs;  le  nombre  de  ceux-ci  est  presque  infini.  (Vauban,  Projet  dPwu 
Bime  royale,  Paris,  i707, 1  vol.  in-12,  ch.  vu.) 


sous  L'ANCIENNE  MONARCHIE  FRANÇAISE.  193 

«  Louis  XIY  tirait  le  sang  de  ses  sujets  sans  distinction  ;  il  en  expri- 
mait jusqu'au  pus.  r> 

Le  dénûment  le  plus  absolu,  Témeute',  l'abandon  de  la  culture' 
la  famine,  tels  étaient  les  résultats  d'une  pareille  organisation  ;  et  les 
rois  eux-mêmes  en  sentaient  si  bien  tous  les  inoonyénients,  que  Phi- 
lippe-Auguste ,  en  partant  pour  la  croisade,  stipula  dans  son  testa* 
ment  que  s'il  Tenait  à  mourir  pendant  la  guerre  sainte,  une  partie 
de  son  épargne  serait  distribuée  à  ceux  que  la  taille  avait  ruinés.Tous 
les  documents  sont  unanimes  dans  les  témoignages  accusateurs  qu'il3 
portent  contre  cet  impôt.  En  1484,  Jean  Masselin  constate  que  les 
paysans,  par  crainte  des  tailles,  laissent  une  partie  de  leurs  terres  en 
Inche';  en  1634,  les  états  de  Normandie  constatent  à  leur  tour  que 
les  tailles  dans  cette  province  «se  sont  accrues  jusqu'au  point  d'avoir 
tiré  la  chemise  qui  restait  à  couvrir  la  nudité  du  ccfrps,  et  empêché  les 
femmes  en  plusieurs  lieux,  par  la  vergogne  de  leur  propre  nudité, 
de  se  trouver  aux  églises.  »  En  1 707,  Yauban  nous  apprend  que,  dans 
les  provinces  les  plus  fertiles,  des  cantons  tout  entiers  restaient  sans 
culture,  et  que  dans  d'autres  les  paysans  ne  travaillaient  qu'à  demi,  de 
peur  que  si  leur  terre  était  bien  cultivée,  bien  fumée,  on  n'en  prit 
occasion  de  les  imposer  doublement  à  la  taille,  et  il  montre  les  grands 
chemins,  les  rues  des  villes  et  des  bourgs  remplis  a  de  mendismts 
que  la  faim  et  la  nudité  chassent  de  chez  eux.  »  Les  cahiers  des  états, 
à  toutes  les  époques,  accusent  partout  les  mêmes  abus  et  les  mêmes 
souArances^. 

i.  On  peut  voir  entre  autres,  sur  les  émeutes  causées  dans  les  campagnes 
par  les  impOts  royaux.  Histoire  du  parlement  de  Normandie,  par  M.  Floquet, 
L  IV,  p.  450  et  suiv.  On  y  trouvera  le  récit  de  la  révolte  des  Nu-^ieds  qui 
éclata  en  Normandie  sous  Louis  XIH.  Les  Nurpieds,  qui  avaient  pris  ce  nom 
pour  montrer  que  les  subsides  ne  leur  avaient  point  laissé  de  quoi  se  chaus- 
ser, se  livrèrent  aux  plus  grandes  violences,  et  il  fallut  envoyer  contre  eux 
le  maréchal  de  Gassion.  Ils  avaient  mis  à  feu  et  à  sang  les  faubourgs  d*Avran^ 
ches. 

2.  Cet  abandon  est  constaté  par  deux  édits  de  Louis  XIY,  à  la  date  de 
janvier  et  d'octobre  1713.  On  voit  par  ces  éditi  qu'un  grand  nombre  de 
domaines  étaient  abandonnés  par  les  tenanciers,  que  Ton  ne  trouvait  plus 
d'exploitants,  et  que  les  propriétaires  eux-mêmes  renonçaient  à  les  faire 
valoir.  Louis  XIV  accorde  pendant  quatre  ans  l'exemption  de  la  taille  à  ceux 
^  les  mettront  en  valeur  et  les  repeupleront  de  bestiaux.  {Nouveau  Code 
des  iaUîes,  i740,  t.  I,  p.  465-478}. 

3.  Journal  des  états  généraux  de  Tours,  p.  674. 

4.  Tous  les  économistes  de  l'ancienne  monarchie  sont  unanimes  à  con> 

ToneX.  — at'Utniion.  13 


idk  JDE  L'ALIMENTATION  PUBLIQUE. 

AÎDsi,  au  fur  ^t  à  mesure  que  s'accomplissait  le  progrès  vers  Tu- 
oité,  rimpôt  royal,  en  progressant  lui-même,  ajoutait  une  aggrava- 
tion nouvelle  aux  charges  du  pays.  Les  pouvoirs  publics,  en  éten- 
dant sans  cesse  le  cercle  des  privilèges,  rejetaient  tout  le  fardeau  de 
cet  impôt  sur  les  classes  laborieuses,  principalement  sur  celles  des  cam- 
pagnes, et  ils  le  rendaient  ainsi  progressif  en  raison  directe  de  la 
misère. 

Nous  connaissons  maintenant  les  charges  qai  frappa  ient  les  pro- 
ducteurs :  comme  sujets  du  roi,  par  la  taille;  comme  chrétiens,  par 
la  dime  ;  comme  vassaux,  par  les  redevances  féodales  ;  nous  parlerons 
dans  le  prochain  article  des  conditions  auxquelles  ils  étaient  soumis 
comme  fermiers,  c'est-à-dire  comme  travailleurs  libres,  exploitant  le 
sol  en  vertu  d'un  contrat  de  louage,  et  des  pertes  auxquelles  les  expo- 
saient sans  cesse  le  gibier  privilégié  des  seigneurs,  les  ravages  de  la 
guerre,  et  les  déprédations  des  malfaiteurs . 

damner  la  manière  dont  les  impôts  fonciers  étaient  répartis.  Forbonnais 
remarque  à  ce  propos  qu'il  n'y  avait  point  d'estimation  de  biens,  que  tout 
allait  au  jour  le  jour,  et  que  les  malheureux  étaient  accablés  (Rechenheim 
les  Finances,  L  Vi,  p.  131). 

(La  fiuUe  à  la  pcoehaine  Livraiioii.) 


o 


BRIGITTE 


PAR  M.   JULES  DE  LA  MADELÈNE. 


VII 


Chayinart  passa  toute  la  nuit  à  travailler;  le  lendemain,  au  déjeu- 
ner, il  nous  montra  les  premiers  dessins  d'une  série  très-amusante  : 
Les  dimanches  de  mademoiselle  Constance^  qu'il  destinait  au  Musée 
des  Grimaces^  journal  burlesque  très-répandu  dans  les  lieux  publics, 
et  dont  il  était  le  collaborateur  le  plus  fantasque ,  le  plus  indolentet 
le  plus  recherché.  Ce  pasticheur  de  Chavinart ,  ce  peintre  de  fadeurs 
galant  et  maniéré ,  cet  embellisseur  effronté ,  était  doué  d'un  vif  ins- 
tinct de  la  parodie.  Il  excellait  à  faire  des  caricatures  d'un  comique 
vident.  C'était  là  sa  vocation,  quoi  qu'il  ne  s'en  doutât  guère  ;  il 
préférait  s'adonner  à  la  grande  peinture  mythologique,  et  pour  qu'il 
(hmnât  quelque  chose  au  Musée  des  Grimaces^  il  fallait  qu'il  y  fût 
poussé  par  la  faim. 

Gha^y,  qui. vit  ces  dessins,  n*y  comprit  rien,  mais  absolument 
rien.  —  Quel  est  celui-là?  nous  dit-il  en  nous  désignant  sa  propre 
caricature.  Pourqpioi  diable  lui  a-t-on  mis  un  costume  de  sous- 
préfet? 

Puis ,  comme  un  étourneau ,  il  se  mit  à  nous  raconter  avec  des 
transports  d'admiration  toutes  les  merveilles  de  la  fête  donnée  la 
^ille  par  mademoiselle  Constance.  Il  ne  tarissait  pas.  Madame 
Sidonie  était  sur  des  charbons  ardents.  Ckagny,  avec  son  tact  habituel» 
insistait  de  plus  belle,  et  termina  par  une  question  digne  du  début  : 
—  Cette  Constance  est  une  maîtresse  femme.  Est-il  vrai  que  vous 
allez  lui  céder  votre  fonds? 

1.  Voyez  la  ZT  Livraison. 


196  BRIGITTE. 

—  Et  qui  vous  Ta  dit?  répliqua  madame  Sidonie  avec  des  yeux 
irrités. 

Cbagny  se  troubla.  —  Oh  !  je  ne  sais  pas,  dit-il.  C'est 
qui  court  dans  le  monde. 

Dès  qu'il  fut  sorti,  madame  Sidonie,  qui  s*était  contenue 
peine,  s'écria  avec  colère  :  — Oh  I  c'est  trop  d'audace  !  Yoilè 

elle  Yeut  en  venir  !  Eh  bien  !  entre  nous  deux  ce  sera  un*  -  *'  - 

■ 

mort.  Oh  !  j'en  fais  le  serment,  je  la  ruinerai  ! 

Elle  se  calma  tout  à  coup  et  se  mit  à  méditer  très-froiden 
un  plan  de  campagne. 

— Y  a-t-il  quelque  lettre  pour  la  poste  ?  lui  dit  M .  Tallard,  < 
l'habitude  de  se  charger  des  commissions  du  matin. 

Et  comme  elle  ne  répondait  pas,  il  lui  toucha  timidement 
^-  Voici  mon  heure,  je  vais  partir. 

—  Pas  de  ministère  aujourd'hui,  lui  répondit-elle.  Écrive 
chef  que  vous  êtes  très-malade;  habillez-vous  de  pied  ei 
tenez-vous  prêt  à  m'accompagner.  Dans  la  journée,  j'aurai  l 
vous.  Toi,  Chavinart,  lève-toi,  cours  après  cet  imbécile  de  ( 
rattrape-le ,  traite-le  avec  douceur,  et  dis-lui  en  confidence , 
sceau  du  secret,  que  je  suis  décidée  à  entrer  en  arrangement . 
d'hui  même.  Il  répétera  tout  à  Constance,  et  je  suis  certain  ^J^ 
vaut  la  nuit  elle  me  fera  faire  des  ouvertures  par  son  homn  ^ 
faires  ;  celui-là  sera  bien  fin  si  je  ne  lui  fois  pas  dire  ce  que  ^^  .^^ 
savoir.  Ah  !  Constance  veut  la  guerre  !  Il  faut  à  tout  prix  que  je  con- 
naisse le  fond  de  ses  ressources...  Maintenant,  puisque  nous  avons 
quelques  heures  devant  nous ,  me  dit-elle  avec  toute  sa  bonne  grâce, 
je  ne  serai  pas  fâchée  desavoir  au  juste  ce  qui  se  passe  chez  madame 
Urbain.  Encore  quelque  scène  terrible  qu'elle  aura  faite  à  sa  fille 
pour  l'entraîner  chez  Constance  !  Peut-être  Brigitte  estrelle  réellfr* 
ment  malade!  Péraldi^  cela  vous  intéresse,  j'imagine.  Êtes-vous 
mon  cavalier? 

Quelque  ennui  que  j'eusse  à  me  trouver  mêlé  à  toutes  ces  histoifes 
de  la  maison  Tallard,  je  ne  pus  me  refuser  à  cette  invitation.  J'étais 
inquiet  de  la  santé  de  Brigttte,  et  tout  ce  que  je  venais  d'entendre 
me  donnait  un  vif  désir  de  la  revoir.  J'étais  si  troublé ,  que  madame 
Sidonie  s'imagina  que  j'hésitais  à  l'accompagner,  et,  se  rappelant 
tout  à  coup  de  quelle  manière  j'avais  reçu  ses  propositions  de  ma- 
riage, elle  me  dit  en  riant:  —  Oh!  soyez  sans  crainte,  on  ne  vous 
enlèvera  pas.  Une  fois  pour  toutes ,  sachez  que  Brigitte  ne  veut  pas 


0 


BRIGITTE.  197 

se  marier*  C'est  son  secret;  je  tous  le  confié.  Allons ,  prenez  yos 
\.  ib,  partons.  Est-ce  ridicule  à  ces  hommes  de  toujours  se  figurer 
^  \  Ml  Yeut  les  épouser  de  force  ! 

t  K  ous  allâmes  rue  Meslay,  mais  on  ne  nous  reçut  pas.  Le  concierge 

^  \^  \  dit  que  les  dames  Urbain  étaient  à  la  campagne  et  ne  revien- 

l\  !nt  que  le  lendemain.  —  C'est-à-dire  que  je  suis  consignée ,  me 

,  ladame  Sidonie;  c'est  clair  comme  le  jour.  Oh!  cette  Julie  est 

S>  ine  mouche.  Entre  Constance  et  moi ,  elle  hésite  à  se  pronon-* 
^  ït  je  Yois  bien  qu'elle  veut  attendre  pour  savoir  de  quel  côté 
e  le  vent.  J'en  aurai  le  dernier  mot.  Avec  moi,  tout  ou  rien. 
»t  heureuse  qu'aujourd'hui  je  n'aie  pas  le  temps  de  monter  la 
dans  la  rue  pour  la  surveiller;  mais  les  affaires  avant  tout, 
"ons. 

dame  Sidonie  ne  s'était  pas  trompée  en  confiant  un  message  à 
Knrétion  de  Chagny .  Celui-ci  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  faire 
^'. .  pport  à  mademoiselle  Constance,  et,  dans  la  journée,  madame 
.?^e  reçut  un  billet  de  l'homme  d  affaires  de  Constance  qui  lui 
dait  un  rendez-vous.  Cet  industriel  était  un  madré  coquin  ;  mais 
i;.  si  bien  le  prendre  par  tous  les  bouts,  elle  joua  si  bien  la  mala- 
Vv  le  découragement ,  l'étourderie,  qu'elle  finit  par  savoir  de  lui 
qu'elle  voulait  apprendre.  Avant  la  nuit ,  elle  nous  revint 
jouie  et  triomphante .  —  Il  m'a  prise  pour  une  sotte ,  nous 
dit-elle;  mais  moi,  me  voilà  fixée.  J'ai  demandé  vingt  mille  francs 
comptant  de  mon  fonds,  qui  en  vaut  plus  de  quarante.  Si  Constance 
était  solide ,  il  aurait  accepté  d'emblée  sans  me  laisser  le  temps  de 
me  raviser;  mais  jamais  il  n'a  osé  dépasser  dix  mille.  Pour  le  reste,  il 
TOttlait  régler  à  six  mois ,  ce  qui  me  prouve  que  la  péronnelle  n'a  ni 
argent  ni  crédit.  Avec  ses  vingt  ou  vingt-cinq. mille  francs,  elle  ne 
fen  pas  long  feu  ;  nous  en  verrons  la  fin.  Le  tout  est  de  l'engager  au 
plus  tôt  dans  des  dépenses  folles,  ruineuses,  inutiles. 

—  C'est  mon  affaire,  dit  Chavinart.  Ohl  si  l'on  pouvait  lui  per- 
suader de  se  lancer  dans  les  annonces  !  Enfin ,  comptez  sur  moi,  je 
lui  ferai  jouer  le  grand  jeu.  Ah!  vos  habitués  sont  tout  émerveillés, 
parce  qu'elle  leur  a  fait  entendre  deux  donzelles  du  grand  théâtre  de 
Buénos-Ayres  !  Noi ,  je  vous  aurai  des  premiers  sujets  de  l'Opéra  et 
des  Italiens,  quand  je  devrais  peindre  tous  leurs  cousins  et  leurs 
arrière-cousins.  J'ai  découvert  à  la  salle .Cbantereine  une  tragédienne 
ipx  fera  mourir  Bachel  de  dépit;  nous  la  ferons  débuter  ici  dès 
dimanche  prochain ,  et  je  veux  que  toute  la  littérature  assiste  à  son 


108  BRIGITTE. 

triomphe.  Dites  à  GoiManœ  d*eii  faire  autant.  Si  elle  a*y  risfoe,  8 
hii  en  coâtei:a  les  yeux  de  la  tète. 

Le  jour  même ,  ii  fut  décidé  que  l'hôtel  Beao-âéjour  serait  eatH^ 
rement  remis  à  neuf,  repeint,  redoré,  qu'on  rajeunirait  toot  le  mobi- 
lier, qu'on  prendrait  une  livrée,  que ,  sans  élever  les  prix,  on  aurait 
une  table  somptueuse,  enfin  qu'on  ne  négligerait  rien  pour  attirer  là 
une  nouvelle  clientèle  et  retenir  Tancienne;  coûte  que  coûte,  il  fallait 
exciter  Constance  et  la  pousser  à  sa  ruine,  dût-oo  sombrer  avec  elle. 
On  se  mit  en  campagne.  Avant  tout ,  il  fallait  quelque  argent  comp- 
tant; on  fit  flèche  de  tout  bois,  et  le  bonhomme  Tallard  fut  saigpaé 
aux  quatre  veines.  On  lui  vendit  ses  belles  bagues  et  ses  belles  tabOf- 
tières  niellées,  tout  le  bonheur  de  sa  vie  !  On  lui  échangea  ses  growci 
et  sonnantes  breloques  contre  des  pois  d'Amérique,  et  sa  chaîne  d*or 
contre  du  plaqué.  Avant  son  mariage,  il  avait  placé  tootesa  petite  for- 
tune en  viager;  on  le  fit  assurer  par  luie  compagnie  anglaise,  pui»€Q 
l'envoya  muni  de  sa  police  chez  un  courtier  marron  qui  lui  trafiqua 
l'aliénation  de  sa  rente.  Enfin  il  engagea  ses  appointements  pour 
Tannée,  et  signa  une  délégation  que  Chavinart  négocia  ches  ua 
placeur  de  livraisons  illustrées.  Tout  cela  fut  fait  en  moins  d'une 
semaine. 

Avec  tous  ces  trafics,  op  se  trouva  une  douzaine  de  mille  francs  à 
la  main. 

Tout  en  s'occupant  très-activement  d'afiaires,  madame  Sidonie  ne 
négligeait  rien  pour  repeupler  son  salon.  Elle  s'en  allait  racontant 
partout  les  merveilles  de  la  fête  qu'elle  préparait  pour  le  dinumcfae 
|Ht)chain,  la  jeune  débutante,  les  chanteurs  italiens,  le  buffet.  Da 
matin  au  soir,  elle  était  en  visite  chez  ses  amies;  elle  les  pressait, 
elle  les  harcelait,  et  les  bdles  paroles  ne  lui  coûtaient  guère.  Aux 
musiciennes ,  elle  faisait  espérer  des  leçons  dans  des  prix  fabulenx;  i 
toutes  les  mères,  elle  montrait  comme  récompense,  à  la  fin  de  la  as»- 
son  des  bals ,  de  riches  mariages  pour  leurs  filles.  J'ai  su  plus  tard 
qu'elle  s'était  engagée  hardiment  pour  moi  avec  madame  Urbain,  et 
cela,  le  jour  même  où  elle  me  disait  :  Brigitte  ne  veut  pas  se  marier. 
Elle  promettait  avec  l'audace  d'un  candidat  à  la  veille  de  l'électioo. 
Je  l'entendis  un  jour  dire  à  Chagny  :  -—  Soyez  franchement  des 
nôtres,  et  d4ci  à  un  mm  vous  trouverez  votre  nom  au  Moniteur. 
J'en  réponds;  comptez-y.  A  tout  prix,  elle  voulait  l'arracher  à 
mademoiselle  Constance,  car  c'était  un  grand  parti  à  présenter  à 
Vambition  des  mères;  elle  l'avait  déjà  promis  dans  dix  faôûUes. 


BRIGITTCr.  i99 

Chavînart,  de  son  cêté,  ne  restait  pas  oisrf  ;  il  passait  les  nuits  à  des- 
siner. Le  jour  il  courait  comme  un  Basque  aux  quatre  coins  de  Paris, 
diesles  usuriers,  les  courtiers  marrons,  les  marchands.  II  faisait 
prendre  patience  aux  fournisseurs  mécontents  en  leur  promettant 
îcors  portraits  pour  la  grande  exposition;  en  manière  de  récfame,  il 
publiait  leurs  chaires  dans  son  Musée  des  Grimaces;  il  les  faisait 
annoncer  dans  tous  les  petits  journaux  où  il  a^ait  des  amis  ;  il  allait 
jusqu'à  leur  garantir  des  places  de  surnuméraires  pour  lemrs  fils  dans 
les  bureaux  de  M.  Tallard  aux  premières  vacances.  Pour  la  décora^ 
tien  de  Thôtel ,  il  choisit  sans  hésiter  parmi  les  créanciers  Tes  plus 
exaspérés,  les  plus  intraitables,  ceux  qui,  la  Teille,  menaçaient  de 
saisir.  Je  ne  sais  .comment  il  parvint  à  leur  persuader  que,  pour  ta 
si^té  de  leurs  créances,  ils  devaient  aider  madame  Sidonie  dans  ces 
grandes  dépenses  qui  allaient  relever  la  maison,  et  qu*on  n*agfs- 
sait  ainsi  que  dans  leurs  intérêts.  Le  fait  est  qu'il  installa  dans 
rhdtel,  et  sans  bourse  délier,  tapissiers,  doreurs,  ébénistes. 
Qaant  aux  peintres ,  il  n*était  pas  en  peine  ;  il  connaissait  tous  les 
affimiés  de  Paris ,  et  il  lui  fut  facile  de  lever  une  bande  de  râpins , 
toQs  ardents  coloristes,  qui  s'^cn  donnèrent  à  coeur  joie  :  partout  des  sujets 
mythologiques,  des  voyages  à  Cythère  aux  plafonds,  sur  les  portes, 
en  trumeaux,  en  médaillons,  en  cartouches,  au  milieu  des  ornements 
decarton-pierfe.  On  se  serait  cru  dans  un  café.  —  Sont-ils  heureux 
d'avoir  tant  d*ouvrage,  me  disait  Chavinart;  et  ils  signent  de  leur 
nom ,  les  petits  misérables  !  Â  leur  âge ,  j'aurais  payé  mon  pesant 
d'or  pour  travailler  ainsi  à  ma  guise.  £t  ils  osent  se  plaindre  encore, 
comme  si  j'étais  le  gouvernement  !  Nourris  comme  des  princes,  table 
d'hôte ,  tabac  à  discrétion ,  et  trois  francs  par  jour  payables  dans  six 
mois;  de  plus,  l'espoir  de  vendre  leurs  compositi<»is  à  tous  ces  nobles 
étrangers  !  —  Il  avait  organisé  dans  les  salles  de  Thôtcl  une  sorte 
d'expositioa  permanente  pour  leurs  tableaux.  Ce  n'étaient  pas  préci- 
sément des  chefs-  d'oeuvre.  —  Baste  !  disait-il,  ce  sera  toujours  assez 
bon  pour  nos  Américains!  D'ailleurs  les  cadres  dorés  font  toujours 
bien  ;  c'est  riche  î 

Quand  tout  fut  bien  mis  en  train,  Chavinart,  qui  venait  de  termi* 
Ber  sa  grande  série,  s*en  alla  la  vendre  au  Mmée  des  Grimaces^  et 
signa  un  traité  par  lequel  il  s'engageait  pour  un  an  à  donner  deux 
grandes  pierres  par  semaine.  C'était  pour  lui  une  valeur  de  huit 
mille  francs.  II  Teseompta  pour  six  mille  chez  un  courtier  d'am 
nonces,  e'est--à-dîre  qu'il  se  fit  créditer  pour  Téquivalent  de  cette 


^ 


200  BRIGITTE. 

somme  en  insertions  dans  les  grands  journaux  quotidiens.  Le  difec- 
ieur  du  Musée  des  Grimaces  préleva  une  prime  de  cinq  oenis  francs 
pour  donner  sa  garantie  à  ce  marché.  Le  jour  même,  le  courtier  loi 
revendit  le  traité  de  Chavinart  pour  cinq  mille  francs.  Mais  Chavinart 
Toulait  ses  huit  mille  francs  d'annonces.  Pour  atteindre  à  ce  chiflre, 
il  engagea  à  vil  prix  ses  deux  commandes  du  ministère,  tous  les  tni« 
vaux  qu'il  préparait  pour  le  célèbre  Gastinière,  —  ce  grand  peintre  à 
idées  qui  ne  savait'pas  peindre,  —  enfin  une  grande  édition  illustrée 
qui  lui  était  demandée  :  —  Voilà  une  journée  bien  employée,  nous 
dit-il  en  nous  expliquant  tous  ces  trafics  compliqués;  décidément  , 
j'étais  né  pour  le  commerce.  Il  ne  m'est  pas  resté  un  centime  dans 
les  doigts.  Tous  ces  gens-là  sont  comme  les  paysans,  ils  préfèrent 
payer  en  nature;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  m'a  passé 
pour  une  quinzaine  de  mille  francs  de  valeurs  par  les  mains  en  moins 
de  trois  heures.  Qu'on  ose'  dire  encore  :  Gueux  comme  un  peintre! 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair,  c'est  qu'à  dater  d'aujourd'hui,  l'IiAtel  Beau- 
Séjour  sera  annoncé  tous  les  matins  dans  les  grands  journaux.  Que 
Constance  s'avise  de  nous  imiter,  elle  ne  s'en  tirera  pas  à  moins  de 
quinze  ou  vingt  mille  francs,  et,  si  nous  pouvons  l'engager  dans  cette 
Toie,  elle  est  perdue.  Oh!  elle  y  viendra.  Laissez  faire  le  petit  Chavi- 
nart, il  la  mènera  tout  droit  à  l'hôpital. 

Cette  pensée  le  mettait  en  joie,  car  il  était  de  ceux  qui  savent  bien 
aimer  et  bien  haïr,  et,  pour  témoigner  tout  son  contentement,  il  sau- 
tait, il  gambadait,  il  se  tordait  en  grimaces  comiques. 

VIII 

Dans  la  semaine,  madame  Sidonie  s'en  alla  deux  ou  trois  fois  rue 
Meslay,  pour  bien  lier  madame  Urbain  dont  elle  n'était  pas  très- 
sûre.  —  Que  les  autres  viennent  ou  non,  me  dit-elle,  je  ne  m'en 
occupe  plus,  j'ai  renouvelé  tout  mon  personnel  ;  toutes  mes  anciennes 
amies  de  pension  sont  convoquées  pour  dimanche;  j'ai  renoué  des 
relations  d'il  y  a  dix  ans,  quinze  ans.  M.  Tallard  a  déjà  porté  à 
domicile  plus  de  soixante  lettres  d'invitation;  mon  salon  sera  plein  : 
qu'ai-je  besoin  de  toutes  ces  mijaurées?  Mais  pour  Julie,  je  la  veux  à 
tout  prix,  morte  ou  vive;  celle-là  on  ne  me  la  prendra  pas  ;  j'y  tiens, 
non  pour  elle,  mais  pour  sa  fille.  J'aime  trop  Brigitte  pour  mêla 
laisser  enlever;  et  pour  que  la  mère  n'ait  aucun  prétexte  de  m'échap- 
per  dans  la  soirée,  je  lui  ai  fait  promettre  de  dîner  avec  moi. 


I  BRIGITTE.  201 

Il  y  avait  près  de  quinze  jours  que  je  û^avais  vu  Brigitte ,  et  j'at- 
tendis ce  dimanche  avec  une  grande  impatience  ;  mais  madame 
Urbain  eut  encore  Fart  d'esquiver  l'invitation  de  son  amie.  Au 
moment  de  se  mettre  à  table,  madame  Sidonie  reçut  une  lettre  qu'elle 
dûffonna  avec  colère.  —  Tenez,  lisez  !  me  dit-elle. 

<t  Deux  roots  de  gribouillage  bien  amical,  chère  madame,  avec  mes 
yeux  tout  brûlés  par  la  fièvre,  une  main  qui  tremble,  mais  un  cœur 
tout  à  vous.  Que  je  souffre  de  ne  pouvoir  être  des  vôtres  pour  aujour- 
d'hui !  Je  m*en  faisais  une  fête,  mais  me  voilà  clouée  à  mon  triste 
lit.  Si  vers  dix  heures  pourtant,  après  le  retour  de  ma  crise,  je  me 
trouvais  un  peu  moins  mal,  je  ferais  un  grand  effort  pour  aller  vous 
embrasser  ;  mais  je  n'ose  y  compter.  Ne  m'attendez  que  demain  ;  ma 
première  sortie  sera  pour  vous.  Adieu  donc,  bien  chère  madame, 
laisse^vous  baiser  les  mains  par  votre  plus  fidèle.  » 

—  Signé  Julia,  dit  Chavinart;  ce  qui  signifie  en  langue  vulgaire  : 
je  ne  me  tiens  pas  d'aller  voir  ce  qui  se  passe  au  premier  et  de  m'y 
montrer  à  ma  chère  Constance.  Je  serai  chez  elle  jusqu'à  dix  heures, 
puis  je  donnerai  les  restes  de  ma  soirée  à  ma  bonne  Sidonie.  C'est 
flatteur. 

—  Vraie  ou  fausse ,  dit  madame  Sidonie,  voilà  une  maladie  dont 
je  veux  être  le  médecin.  Allons,  Péraldi,  venez  avec  moi.  Pourquoi  ces 
iagoDs?  vous  en  brûlez  d'envie.  Monsieur  Tallard,  mon  grand  châle! 

—  Mais  le  dîner  est  servi,  dit  le  mari. 

—  Eh  !  qu'on  le  mange!  vous  en  ferez  les  honneurs.  Pour  aujour- 
d'hui je  vous  nomme  maîtresse  de  maison.  Péraldi,  voilà  vos  gants, 
Totre  chapeau  ;  partons  ! 

Elle  me  prit  vivement  le  bras,  et  nous  nous  trouvâmes  bientôt  rue 
Heslay.  Elle  allait  comme  le  vent.  Le  concierge  de  madame  Urbain 
Toolut  nous  arrêter  au  passage.  —  Mais  c'est  moi  qu'on  attend,  dit* 
die  en  forçant  la  consigne.  On  n'y  est  que  pour  moi.  Voici  sa  lettre. 
--Et,  me  laissant  derrière  elle  dans  l'escalier,  elle  monta  lestement, 
sans  bruit,  à  pas  de  loup.  Avant  de  frapper,  elle  s'arrêta  sur  le  pal- 
lier, et,  sans  le  moindre  scrupule,  se  mit  à  écouter,  l'oreille  à  la  ser- 
nire.  Pour  en  finir,  je  donnai  un  violent  coup  de  sonnette;  alors 
madame  Sidonie  se  nomma.  —  Ah  !  c'est  vous,  dit  madame  Urbain 
d'une  voix  d'agonisante ,  je  vais  appeler  ma  fille  pour  qu'elle  vous 
ouTre.  Brigitte  !  Brigitte  !  —  Elle  avait  été  surprise  dans  son  anti- 
chambre au  milieu  de  ses  préparatifs  de  sortie.  Quelque  précau- 
tion qu'elle  prit,  nous  entendions  à  travers  la  porte  un  bruit  de  pas 


21»  BRIGITTE. 

furlifs  étou&ën,  des  froissements  de  robtô,  des  drachotements  ani- 
més; puis  elle  reprenait  h  haute  Toix  :  —  Brigitte,  ouvre  doncf 
Mon  Dieu  !  que  cette  fille  est  lente!  ÂrriTe  donc,  ma  chérie! 

Enfin  la  porte  s^ouvrit.  —  Tiens,  vous  couchez  dans  cette  pièce? 
dit  madame  Sidonie.  Ge  n'est  pas  votre  habitude.  Pourquoi  ce  disn^ 
gement?  Un  appartement  sans  feu,  c'est  bien  malsain! 

—  Le  mal  m*a  pris  tout  à  coup,  dit  madame  Urbain,  et  je  n*ai  pas 
eu  le  temps  de  rouler  mon  lit  dans  TalcÔTe.  Âh  !  merci  pour  votre 
bonne  visite!  ^ 

—  Oh  !  comme  vous  êtes  mal  !  Laissez-moi  donc  vous  arranger  un 
peu,  ma  bonne  amie. 

Dans  sa  précipitation,  madame  Urbain  s'étajt  jetée  au  lit,  tout 
habillée,  en  robe  de  soie.  Elle  avait  beau  se  serrer  dans  ses  couver- 
tures, un  bout  de  volant  passait  sous  le  drap,  et  madame  Sidonie  s'ef- 
forçait de  le  mettre  encore  plus  à  découvert.  Elle  tirait  la  robe  au 
dehors.  Elle  se  donnait  te  plaisir  de  torturer  son  amie;  elle  soulevait 
l'oreiller,  elle  avançait  les  bras  en  dessous.  —  Oh  !  donnez-moi  donc 
votre  pouls.  Je  suis  un  peu  médecin.  —  Madame  Urbain  retenait  ses 
draps  du  menton  et  des  deux  mains.  —  Oh!  hon,  non,  je  vous  en 
prie,  ne  me  touchez  pas;  f9A  des  Mss(H)s,  je  souffre  bien...  Pas  un 
numvement,  je  vous  en  conjure. 

Je  n'étais  pas  dupe  de  cette  comédie,  mais  je  souffrais  beaucoup 
pour  Brigitte,  qui  venait  de  se  rapprocher  de  nous  et  que  cette  scène 
ridicule  devait  navrer;  j^nvitai  vivement  madame  Sidonie  à  se 
retirer. 

—  Oh  !  non,  non ,  me  dit-elle  avec  une  insistance  malideuse;  lais- 
ses-moi soigner  ma  pauvre  malade.  —  Et  d'un  mouvement  subtil 
elle  glissa  sa  main  sous  le  drap  et  saisit  le  poignet  de  Julia.  —  Oh! 
quelle  élégance  !  des  manchettes  de  valencienaes  au  lit  ! 

Mais  déjà  Brigitte  s^était  placée  à  la  tête  du  lit. — Madame,  asseyez- 
vous  ici,  dit-elle  à  Sidonie  en  lui  offrant  une  chaise  au  coin  d^  la 
cheminée. 

Je  fus  frappé  de  l'extraordinaire  dignité  de  son  altitude.  II  y  avait 
dans  son  regard,  son  geste,  son  accent,  une  telle  douceur  mêlée  de 
tristesse  et  de  force,  une  telle  autorité,  que  madame  Sidonie  se  sentit 
toute  troublée.  Un  instant  elle  parut  vraiment  humiliée  d'avoir  été 
si  méchante  devant  Brigitte.  —  Allons,  chère  petite,  soignez  bien 
votre  mère,  lui  dit-elle  en  se  retirant  avec  un  certain  embarras.  — 
Mais  bientôt  cette  émotion  passagère  se  dissipa,  la  malignité  reprit 


BRIGITTE.  2C^ 

fe  àessOÈ'j  ntmt  n'étions  pas  à  rentresol ,  qu*elle  me  disait  déjà  :  — 
Eb  bien!  m'étais-^je  trompée?  Quel  serpent  qne  cette  Julial  Mais 
8iec  moi  elle  n'y  reviendra  plus.  La  voilà  bien  corrigée.  Je  jurerais 
qa'elleva  se  venger  sur  sa  fille.  —  Eq  passant  devant  la  loge,  elle 
donna  une  petite  pièce  d*or  an  concierge  :  —  Tenez,  voilà  pour  vos 
peines.  Dès  que  madame  Urbain  sortira,  venez  m'en  avertir.  Je  suis 
kien  inquiète  de  sa  santé  ;  elle  ne  se  ménage  pas  assez.  —  Alors  elle 
se  mit  à  me  raconter  toute  sorte  d*histoires  sur  Julia.  Je  ne  sais  trop 
ee  qu'dle  put  me  dire  :  j'entendais  vaguement  le  bruit  de  ses 
paroles  comme  on  entend  le  murmure  d'une  fontaine.  Depuis 
qoenoos  étions  sortis,  je  ne  l'écoutais  plus  :  je  ne  pensais  qu'à 
Arigitte. 

Voilà  donc  quelle  était  sa  vie,  à  cette  sincère  Brigitte  !  Toujours 
couvrir  des  ridicules  et  des  mensonges  par  sa  grande  noblesse  et  sa 
gnnde  simplicité.  Engagée  par  sa  mère  dans  les  situations  les  plus 
bosses,  elle  poussait  l'abnégation  jusqu'à  paraître  complice  des  vani- 
tés qui  lui  répugnaient  le  plus.  Quelle  tyrannie  pesait  sur  elle!  Quel 
triste  esclavage  était  le  sien  !  Je  le  sentis,  je  le  devinai  ;  dès  ce  jour, 
j'cos  l'intuition  vive  de  tout  ce  qu'elle  souiSTrait,  de  ce  qu'elle  avait 
souffert  au  milieu  de  ces  vulgarités  odieuses  qui  l'enveloppaient  de 
toates  parts,  et  dans  mon  cœur  je  fis  le  serment  de  la  déliyrer.  Je 
n'hésitai  plus  à  retourner  chez  madame  Uri)ain.  Elle  m'avait  renou-* 
vdé  très-gracieusement  son  invitation;  j'acceptai,  et  le  surlendemain 
j'étais  chez  elle  à  trois  heures. 

IX 

Madame  Urbain  me  reçut  avec  un  grand  empressement.  Il  était 
évident  que  j'étais  attendu.  Un  certain  arrangement  factice  régnait 
dans  ce  salon  très-encombré  de  babioles  fanées,  d'inutilités  vieillies, 
où  tout  annonçait  le  faux  luxe,  le  mauvais  goût,  la  gène  extrême  et 
ks  prétraitions  à  la  richesse. 

—  Vous  nie  surprenez  dans  le  plus  grand  désordre,  me  dit-elle» 
imaginez-vous  que  notre  emménagement  n*est  pas  encore  terminé.  A 
peine  si  nous  sommes  installées;  presque  tout  notre  mobilier  est 
encore  dans  l'arrière-pièce.  Croirez-vous  que  je  n'ai  pas  encore  eu  le 
temps  de  déballer  toutes  nos  caisses? 

A  quoi  bon  tous  ces  petits  mensonges ,  et  qui  espérait-elle  donc 
bomper?  Je  n'ignwais  pas  qu'elle  habitait  ce  logement  depuis  plus 


204  BRIGITTE. 

de  six  mois,  et  le  soin  qu*elle  mettait  à  cacher  sa  détresse  la  trahissait 
plus  vivement  encore.  Brigitte ,  mal  à  Taise  au  milieu  de  ces  ruses 
ridicules,  prit  un  prétexte  de  ménage  pour  aller  .dans  la  pièce  voi- 
sine; mais  madame  Urbain  la  rappela,  et  se  crut  de  nouveau 
obligée  de  me  raconter  ses  caisses,  ses  tapis,  ses  meubles,  qui  ne  pou- 
vaient prendre  place  dans  ce  logement  provisoire  qu*elle  se  proposait 
bien  de  quitter  très-prochunement.  Brigitte  gardait  le  silence  :  je 
compris  quel  était  son  embarras,  et,  pour  couper  court  à  cette  oHivep- 
sation,  qui  lui  était  si  déplaisante,  je  parlai  à  tout  hasard  de  madame 
Sidonie,  de  Chagny,  de  Ghavinart,  des  fêtes  de  Thôtel  Beau-Sé- 
jour. Par  malheur,  j'eus  la  gaucherie  de  parler  d'une  très- 
belle  pendule  en  vieux  cuivre  que  j'avais  vue  chez  M.  Tallard.  — 
Oh  I  la  nôtre  est  bien  plus  riche,  me  dit  madame  Urbain  piquée  au 
vif.  Ne  me  parlez  pas  de  ces  horlogers,  voilà  plus  d'un  mois  qu'elle 
est  en  réparation.  Que  fait-il  donc  de  cette  pendule?  Ces  ouvriers  sont 
d'une  négligence  !  Brigitte,  quand  tu  sortiras,  n'oublie  pas  de  passer 
au  Palais-Royal,  et  dis-lui  de  rapporter  au  moins  nos  montres. 

J'étais  dans  un  jour  de  maladresse;  très-sottement  je  me  tournai 
du  côté  de  Brigitte  en  l'interrogeant  des  yeux,  sans  cacher  les  doutes 
ironiques  qu'éveillaient  en  moi  toutes  les  histoires  de  sa  mère.  Bri-' 
gittë  rougit  subitement  ;  madame  Urbain,  se  sentant  désavouée,  jeta 
sur  elle  un  regard  de  colère. 

Je  voulais  me  retirer,  mais  madame  Urbain  insista  pour  me  rete- 
nir à  diner.  Elle  s'était  mise  en  grands  frais  pour  moi.  —  A  la  for- 
tune du  pot,  me  dit-elle  d'un  ton  dégagé.  Quand  sa  fille  se  levait  de 
table  pour  le  service,  madame  Urbain  ne  manquait  jamais  de  dire  : 

—  C'est  une  chose  terrible  de  ne  pouvoir  plus  se  procurer  de  domes- 
tiques !  Depuis  huit  jours,  j'ai  renvoyé  la  mienne,  et  tout  ce  qui  se 
présente  ne  m'inspire  aucune  confiance.  Ah  !  le  peuple  est  bien  gâté! 

—  Je  remarquai  qu'elle  profitait  toujours  de  l'absence  de  sa  fille 
pour  me  débiter  ses  plus  grosses  balourdises  ;  comme  je  n'essayais 
pas  de  la  contredire,  Slle  s'enhardissait  de  plus  en  plus,  et  toutes  ses 
vanités  se  trahissaient  d'une  façon  triste  et  comique. 

J'étais  entré  chez  elle  avec  ce  grand  respect  qu'on  doit  à  la 
pauvreté,  et  à  chaque  instant,  par  ses  petites  manœuvres,  par  sa 
vanité  si  sotte,  si  bourgeoise,  madame  Urbain  trouvait  le  moyen 
de  me  rendre  sa  misère  ridicule.  En  m'offrant  de  son  meilleur  vin, 
ne  s'avisa-t-elle  pas  de  dire  : — Quelle  piquette  nous  fait-elle  boire, 
cette  Brigitte?  Elle  est  d'une  étourderie  !  Toujours  la  même.  Je  lui 


BRIGITTE.  2Ù^ 

avais  pourtant  bien  recommandé  de  prendre  dans  le  petit  coin  ré* 
serré.  Une  autre  fois  je  descendrai  moi-même  à  la  caye. 

Cette  caYe  était  tout  simplement  celle  de  l'épicier  voisin.  En  mon- 
tant, j'avais  rencontré  dans  Tescalier  un  garçon  ahuri,  chargé  de  pa- 
quets et  de  bouteilles,  qui  sonnait  à  toutes  les  portes  en  demandant 
madame  Urbain. 

J^iosiste  sur  ces  riens  pour  bien  vous  faire  comprendre  quels 
devaient  être  les  ennuis  et  les  chagrins  de  Brigitte,  témoin  à  toute 
heure  de  semblables  sottises.  J'aurais  voulu  effacer  les  mauvaises 
impressions  que  me  laissa  cette  première  entrevue;  mais  tout  ce  que 
je  vis,  tout  ce  que  j'entendis  les  jours  suivants  ne  fit  que  les  confir- 
mer. Quelle  que  fût  la  retenue  de  Brigitte ,  rien  ne  m'échappait  de 
ses  souffrances  intimes  ;  je  me  sentais  en  grande  union  avec  elle.  Je 
revins  fréquemment  chez  madame  Urbain ,  qui  toujours  m'encoura- 
geait par  son  bon  accueil  ;  l'assiduité  de  mes  visites  lui  paraissait 
chose  toute  naturelle.  Je  devins  bientôt  l'habitué  de  la  maison.  Il  me 
semblait  que  nous  nous  étions  connus  de  tout  temps.  Je  ne  pouvais 
plus  vivre  ailleurs.  Il  y  a  de  ces  amitiés  nouvelles  qui  semblent  avoir 
toujours  existé.  Toutes  les  heures  que  je  ne  consacrais  pas  à  ma 
chère  Brigitte  me  paraissaient  inutiles  et  vides  :  tout  en  elle,  tout 
pour  elle.  Rien  de  ce  qui  la  touchait  de  près  ou  de  loin  ne  m'était 
étranger.  Elle  était  l'unique  intérêt  de  ma  vie. 

Avant  cette  première  visite  rue  Meslay ,  je  n'avais  encore  vu  Bri- 
gitte qu'à  la  nuit,  dans  l'animation  des  bals  et  des  concerts ,  à  la 
clarté  des  bougies,  le  teint  doucement  coloré,  l'œil  brillant;  chez  elle, 
dans  cette  salle  étroiteet  basse,  où  tombait  unjour  terne  d'arrière-cour, 
elle  me  parut  bien  pâle.  Sans  être  précisément  malade,  elle  était  déjà 
très-fatiguée  de  son  hiver.  Les  sept  soirées  de  la  semaine  étaient  inva- 
riablement consacrées  à  sept  salons,  qu'il  fallait  visiter  de  neuf  heures 
du  soir  à  une  heure  après  minuit.  Sa  vie  entière  tournait  régulière- 
ment, fatalement  dans  ce  cercle ,  comme  les  signes  d'un  zodiaque. 
Rien  n'arrêtait  madame  Urbain,  ni  le  temps  ni  les  distances.  En 
plein  hiver,  par  la  pluie,  le  vent,  la  grêle,  elle  entrahiait  sa  fille  aux 
quatre  coins  de  Paris.  Toujours  on  revenait  à  pied,  on  faisait  des  lieues 
dans  la  boue,  et  jamais  on  n'étçiit  rentré  avant  deux  heures  du  matin. 

£t  quels  salons  1  Le  désir  de  ne  plus  quitter  Brigitte'  me  fit  accepter 
quelques  invitations  chez  les  amies  de  madame  Urbain.  C'était  encore 
plus  confus,  plus  mêlé,  plus  bigarré  qu'à  l'hôtel  Beau-Séjour,  et 
madame  Urbain  était  convaincue  qu'elle  allait  dans  le  monde. 


206  BRIGITTE, 

Le  monde  I  ce  mot  pour  elle  était  magique.  Toute  sa  TÎe  était  là, 
toute  son  âme.  Un  salon,  quel  qu'il  fut,  à  tout  prix  !  Du  bruH,  k 
cohue,  les  lumières  !  Ni  déboires  ni  iatigues  ne  la  rebutaient.  Pour 
conquérir  cette  soirée  désirée,  elle  s'imposait  des  privations  in* 
croyables,  elle  subissait  tous  les  ennuis,  et  toutes  les  peines  loi 
étaient  légères.  Santé,  dignité,  repos,  elle  sacrifiait  tout  à  cette  pt»^ 
sion  unique,  absorbante,  à  ce  besoin  de  paraître  et  de  briller^  dt  se 
surexciter,  de  s'échapper  à  elle-même.  Depuis  longtemps  les  flatte- 
ries, les  adulations  s'étaient  retirées  d'elle;  elle  les  poursuirsît 
encore  dans  ses  rêves,  elle  se  cramponnait  aux  dernières  apparences. 
Les  moindres  homnuiges  la  caressaient  délicieusement  ;  elle  en  était 
avide,  haletante.  C'était  à  faire  pitié.  Et  le  lendemain,  chez  elle, 
quelle  triste  métamorphose!  Sortie  de  son  tourbillon,  elle  tcmibaiti 
plat,  épuisée,  alourdie,  éteinte  comme  à  la  suite  d'une  ivresse. 

A  l'entendre,  c'était  bien  à  contre-cœur  qu'elle  menait  cette  vie 
agitée;  mais  elle  se  devait  à  sa  fille  :  —  Le  devoir  avant  toutl  — • 
Elle  se  dévouait.  —  On  n'arrive  cpie  par  les  relations,  me  disait-elle; 
moi,  j'appartiens  à  Brigitte.  Mais  je  serais  si  heureuse  de  rester  diei 
moi!  j'aime  tant  mon  intérieur!  —  Un  jour  de  pluie,  je  k 
pris  au  mot;  elle  resta  à  la  maison  d'assez  bonne  grâce;  déjà  je 
m'accusais  de  l'avoir  mal  jugée.  C'était  un  samedi.  Elle  était  invitée 
pour  le  lendemain  chez  les  deux  ennemies.  La  lutte  se  poursuifait  i 
outrance  entre  madame  Sidonie  et  mademoiselle  Constance;  tous  les 
matins  on  trouvait  à  la  quatrième  page  des  journaux  l'annonce  des 
deux  hôtels  en  concurrence.  Il  fallait  se  prononcer.  La  prudente 
Julia ,  qui  voulait  gagner  du  temps  et  se  tourner  du  c&té  du  vain- 
queur, ne  savait  encore  de  quel  parti  se  ranger.  Dans  son  embar- 
ras, elle  voulut  avoir  mon  avis.  Tout  naturellement  je  lui  conseillai 
de  n'aller  ni  chez  l'une  ni  chez  l'autre,  et  il  fut  décidé  qu'à  l'avenir 
nous  passerions  ensemble  nos  dimanches  rue  Meslay.  Comme  il 
iallait  un  prétexte  pour  refuser  les  deux  invitations  rivales ,  elle  se 
donna  bravement  une  névralgie  dont  elle  fit  grand  bruit. 

Mais,  dans  la  semaine,  nous  fûmes  rencontrés  par  madame  Sido- 
nie chez  des  amis  communs.  Madame  Sidonie  se  fâcha  vertement 
contre  Julia;  de  son  côté,  mademoiselle  Constance  lui  écrivit  une 
lettre  de  reproches  trcs-sèche>  très-impérative,  et  madame  Urbain 
prit  le  parti  de  se  cloîtrer  pour  une  quinzaine,  un  mois  même,  si 
c'était  nécessaire.  Elle  écrivit  à  toutes  ses  amies  que  sa  rechute  la 
condamnait  pour  longtemps  à  garder  la  chambre  ;  elle  fit  venir  chei 


BRIGITTE.  207 

elle  le  médecin  de  Thôtel  Beau-Séjour,  enfin  elle  se  composa  un  petit 
costume  de  convalescente,  si  bien  qu'elle  finit  par  se  persuader  à 
dle-mème  qu'elle  relevait  de  maladie.  Elle  me  donnait  ainsi  une 
occasion  de  visites  encore  plus  fréquentes,  dont  je  profitai.  Tous  les 
jours,  de  deux  à  trois  heiA*es,  je  venais  chez  elle  pour  m'informer  de 
sa  santé;  j'y  revenais  vers  huit  heures ,  et  nous  passiom  nos  soirées 
ensemble. 

Nous  avions  devant  nous  quelques  semaines  de  repos  et  d'inti- 
mité. Brigitte  ne  dissimulait  pas  sa  joie  :  elle  se  sentait  appuyée , 
aidée  ;  il  lui  venait  dans  la  vie  un  secours  inespéré,  elle  était  d*une 
gaieté  d'enfant.  Vraiment  elle  n'était  plus  reconnaissable.  Et  moi, 
j'étais  si  heureux  de  l'arracher  pour  un  temps  à  cette  vie  nulle  et 
Taine  qu'on  lui  imposait  ;  j'étais  si  ravi  de  son  bonheur,  que  je 
remerciai  très-sincèrement  madame  Urbain  du  sacrifice  qu'elle  nous 
faisait  de  ses  soirées.  Oubliant  déjà  quels  prétextes  la  retenaient  au 
logis,  elle  me  répondit  en  minaudant  qu'elle  avait  Thabitude  de  se 
dévouer  en  tout  et  poiir  tout.  — Vous  désiriez  être  seuls,  me  dit-elle, 
je  l'ai  bien  compris  ;  je  vous  ai  obéi.  Toute  ma  vie,  j'ai  fait  la  volonté 
de  Brigitte.  Je  me  suis  tait  une  habitude  de  lui  obéir  aveuglément 
comme  une  esclave. 

Voici  ce  qu'elle  appelait  son  obéissance  aveugle  :  chercher  cas- 
tille  à  tout  propos,  s'inquiéter,  se  plaindre  et  gémir,  et  tyranniser 
sans  raison,  sans  motif.  Il  ne  lui  suffisait  pas  d'imposer  ses  goûts, 
ses  opinions,  ses  humeurs,  elle  exigeait  encore  qu'on  se  passionnât 
pour  tout  ce  qui  l'agitait;  il  fallait  qu'on  s'intéressât,  et  trè&-vive- 
meat,  à  ses  moindres  caprices.  Le  silence  la  mettait  hors  d'elle,  la 
plus  légère  inattention  l'exaspérait,  et  tout  cela  mêlé  d'accès  de  ten- 
dresse outrée,  d'aOectations,  de  sentimentalités  romanesques.  Jamais 
je  n'ai  rencontré  de  personne  plus  impérieuse,  plus  préoccupée  d'elle- 
même,  plus  agacée  et  plus  agaçante.  C'étaient  à  toute  occasion  des 
cris,  des  larmes,  des  mutineries  d'enCant  gâté,  et  des  soupçons,  des 
jalousies,  des  récriminations  folles. 

Les  premiers  jours,  elle  s'était  contenue  devant  moi;  mais 
bientôt,  se  familiarisant  et  s'oubliant  tout  à  fait,  elle  perdit  toute 
retenue.  En  moins  d'une  semaine,  elle  se  trouva  à  bout  de  pa- 
tience. Cette  réclusion  forcée  qu'elle  s'était  imposée  lui  était 
déjà  devenue  intolérable.  Sevrée  de  son  monde  babillard,  on- 
damnée  à  nos  tranquilles  soirées  à  trois ,  elle  déversait  sur  sa  fille 
ses  ennuis,  ses  malaises,  toutes  ses  agitations  narveuses;  elle  finit 


208  BRIGITTE, 

par  s'emporter  en  yiolences  incroyables.  Une  fois  même  elle  me 
prit  à  partie  :  ce  fut  à  l'occasion  du  piano  que  Brigitte  avait  tout  à 
fait  délaissé  depuis  mon  arrivée.  Madame  Urbain  nh'ayant  demandé 
ce  que  je  pensais  des  talents  de  sa  fille,  je  lui  doimai  sans  détour  mon 
opinion .  Brigitte  portait  daqs  ses  études  musicales  une  certaine  aptn 
tude  scientifique,  elle  avait  des  connaissances  théoriques  étendnes, 
mais  c'était  vraiment  prendre  toute  sa  nature  à  contre-sens  que  de  lui 
demander  autre  chose  que  ces  fruits  du  travail  et  de  la  raison.  Nulle 
vocation  d'artiste  ;  c'était  ma  conviction  :  je  Texprimai  franchement 
en  présence  de  Brigitte.  Je  la  connaissais  assez  pour  être  certain  que 
je  ne  la  blessais  pas  en  lui  disant  la  vérité  ;  elle  me  remercia  très-sin- 
cèrement. Alors  madame  Urbain  se  courrouça  contré  sa  fille  qui  se 
laissait  ainsi  mépriser,  puis  contre  moi,  qui  voulais  étouffer,  par 
jalousie,  un  beau  talent  qui  me  portait  ombrage.  Tous  les  honrimes 
en  étaient  là  :  il  fallait  qu'on  s'effaçât  auprès  d'eux,  qu'on  se  suppri- 
mât. Toute  supériorité  de  la  femme  leur  était  odieuse,  etc.  Vous  pou- 
vez deviner  le  reste.  Pour  peu  que  vous  ayez  vécu  avec  les  amies  de 
madame  Urbain  ou  dans  un  monde  analogue,  vous  aurez  entendu 
bien  des  fois  ce  discours  et  ses  mille  variantes.  Ces  dames  ont  tou- 
jours peur  qu'on  les  dépouille  de  leur  génie. 

Ce  fut  la  seule  fois,  je  dois  le  dire,  que  madame  Urbain  s'oublia  à 
ce  point  avec  moi.  D'habitude  elle  me  flattait,  me  louait  et  s'ef- 
forçait de  me  tourner  contre  sa  fille.  —  Je  vous  trouve  bien  faible 
pour  Brigitte,  me  disait-elle  ;  vous  lui  passez  tout,  vous  encouragez 
sa  paresse.  —  Mais  si  Brigitte  se  remettait  au  piano  pour  la  conten- 
ter, elle  se  plaignait  du  bruit,  du  dérangement.  Ce  fut  le  prétexte 
qu'elle  se  donna  pour  sortir  dans  la  journée  ;  quoique  malade,  on  k 
chassait  de  chez  elle  !  Elle  nous  laissait  seuls,  et,  pour  se  distraire^ 
elle  allait  courir  les  magasins^  furetant  partout  et  se  donnant  le 
plaisir  de  déplier  et  de  marchander  les  toilettes  magnifiques,  les  nou- 
veautés enviées  qu'elle  ne  pouvait  acheter;  puis  elle  rentrait  inopiné- 
ment et  venait  nous  surprendre.  —  Vous  ne  m'attendiez  pas,  disaitr 
elle;  j'ai  troublé  votre  joie!  Oh!  comme  on  se  passerait  de  moi! 
Voyez  comme  ils  se  suffisent  !  —  jEt  elle  se  mettait  à  sangloter,  et 
toutes  ses  colères  se  donnaient  un  libre  cours.  Il  aurait  fallu  pleurer 
son  absence ,  la  supplier  de  rester  ;  à  son  retour,  elle  aurait  voulu 
qu'on  poussât  des  cris  de  bonheur. 

Comment  vous  raconter  toutes  ces  crises,  et  ces  scènes,  et  ces  que- 
relles, qui  devenaient  tous  les  jours  plus  fréquentes  et  plus  violentes? 


BRIGITTE.  20» 

Je  me  contenais  à  grand'peine  ;  son  irritante  frivolité,  son  égoTsme, 
ses  injustices  m'indignaient,  et  vingt  fois  je  fus  sur  lepoint  d*éclater  ; 
mais  le  regard  suppliant  de  Brigitte  m'arrêtait  au  plus  fort  de  la 
colère.  Pendant  longtemps  elle  s'était  efiforcée  de  me  voiler  ce 
mal  ou  tout  au  moins  de  Tatténuer  à  mes  yeux  ;  maintenant  elle  ne 
cherchait  plus  qu'à  me  faire  partager  ses  sentiments  de  charité,  d'in- 
dulgence et  de  miséricorde.  Elle  ne  me  demandait  rien,  mais  je  devi- 
nais tous  les  désirs  de  son  cœur. 

Sa  patience  était  vraiment  angélique.  A  mesure  quç  je  la  connais- 
sais mieux,  je  pénétrais  toute  la  beauté  de  son  ftme;  je  ne  me  lassais 
pas  d'admirer  la  grâce  et  la  solidité  de  son  esprit ,  sa  douceur  mêlée 
d'énergie,  sa  loyauté,  sa  droiture,  et  toutes  ses  sérieuses  vertus  em- 
preintes de  modestie  et  de  candeur.  Comment  s'était  créée  une  si 
grande  noblesse,  et  sous  de  telles  influences?  A  chaque  instant,  quels 
contrastes  entre  la  mère  et  la  fille  !  Où  s'aigrissent  les  natures  médio- 
cres, les  âmesfières  s'épurent  et  grandissent^  Pour  madame  Urbain, 
h  pauvreté  n'était  qu'un  odieux  supplice  contre  lequel  se  révoltaient 
toutes  ses  vanités,  ses  caprices;  elle^n  tirait  toutes  ses  irritations,  ses 
envies,  ses  convoitises.  Pour  Brigitte,  la  pauvreté  était  la  bonne  con- 
seillère, la  mère  des  fortes  pensées,  du  courage  et  de  la  sim- 
plicité. 

Brigitte  portait  en  elle  un  sentiment  très-naïf  de  la  beauté  invi- 
sible. D'un  élan  naturel  et  libre,  soutenu,  son  âme  montait  ingénu- 
ment à  ces  hauteurs  mystérieuses  où  tout  n'est  que  paix  et  lumière. 
Ces  lois  idéales  du  juste  et  du  vrai,  Julie  les  haïssait  d'instinct  pour 
leur  sublimité  même  ;  elle  avait  pour  ainsi  dire  le  génie  du  terre-à- 
terre,  et  par  une  subtilité  extrême  elle  ramenait  tout  dans  son  ordre 
inférieur;  elle  attirait  en  bas.  Irritée  contre  toute  élévation  d'âme, 
elle  aurait  voulu  plier  Brigitte  à  son  empirisme  vulgaire,  elle  l'au- 
rait voulue  ambitieuse  et  coquette  comme  elle,  esclave  du  monde, 
rusé,  toute  au  culte  des  intérêts.  Ce  qui  était  admirable,  c'était  de 
Toir  avec  quelle  force  Brigitte  repoussait  ce  mal  qui  lui  était  sans 
cesse  présenté,  sans  jamais  se  mettre  elle-même  en  cause  ni  pa- 
raître en  rien  désavouer  sa  mère,  sans  jamais  se  départir  de  cette 
grande  déférence  qu'elle  lui  témoignait,  tout  en  restant  très-fidèle 
à  la  vérité.  Quelle  constance  dans  celte  résistance  respectueuse! 
Quelle  générosité  discrète,  humble  et  patiente!  Et  de  ces  sacrifices 
soutenus,  jamais  elle  ne  touchait  le  prix  ;  un  si  grand  dévouement 
restait  toujours  sans  récompense  et  ne  lui  attirait  que  des  mépris  plus 

Tonw  X*  —  38*  LiTraîson.  H 


210  BRIGITTE. 

amers,  une  tyrannie  plus  dure.  Mais  rieo  ne  pouvait  trouUer  sonboa 
Touloir.  Elle  persistait  courageusement,  et  ses  belles  vertus  grandi»» 
saient  au  milieu  des  outrages  ,>  comme  ces  roses  des  Alpes  qui  fleirâ- 
sent  sous  la  neige. 


Madame  Urbain  m'avait  raconté  souvent  qu'elle  avait  eu  une 
grande  position  ;  que  le  général  La  Fayette  l'honorait,  de  son  vivait, 
d'une  amitié  singulière,  et  qu'il  n'avait  rien  à  lui  refuser.  Enfin,  etta 
avait  dîné  aux  Tuileries  !  Elle  prenait  plaisir  à  revenir  sur  son  passé, 
quoiqu'en  termes  vagues,  et  sans  trop  préciser  les  choses.  Ce  qui 
m'intriguait  le  plus,  c'était  l'aflectation  qu'elle  semblait  mettre  à  ne 
jamais  prononcer  le  nom  de  son  mari.  Il  n'en  était  pas  plus  question 
que  s'il  n'eût  jamais  existé.  Mais  ua  jour,  dans  une  dé  ces  scènes 
inimaginables  où  elle  me  prenait,  bien  malgré  moi,  pour  confident 
de  ses  griefs  contre  Brigitte,  elle  me  dit,  pour  se  venger  de  la  dou- 
ceur de  sa  fille  :— Oh  !  ne  vous  fiez  pas  à  ses  airs  tranquilles,  tout  o& 
calme  c'est  pour  me  braver.  Avec  quelle  ironie  elle  m'écoutait  !  Vous 
l'avez  vue!  Je  vous  en  fais  juge.  Quelle  nature  hautaine!  Quelle 
violence  froide!  C'est  tout  le  caractère  de  son  père.  Oh!  il  m'a  rendue 
bien  malheureuse! 

Brigitte,  qui  rentrait  par  hasard,  entendit  cette  dernière  phrase; 
elle  s'approcha  de  madame  Urbain,  et  la  regarda  fixement.  C'était  le 
premier  signe  de  colère  que  je  voyais  dans  ses  yeux.  Puis,  très-lentfr- 
ment,  ellelui  dit  quelques  mots  à  voix  basse,  avec  une  énergie  extraor- 
dinaire. La  mère,  confuse  et  troublée  comme  un  enfant  pris  en 
faute,  baissa  la  tête  piteusement.  Je  compris  que  Brigitte  l'avait 
habituée  à  garder  devant  elle  un  silence  absolu  sur  tout  ce  qui  tou- 
chait à  la  vie  de  son  père.  Gardienne  de  cette  mémoire,  elle  la  défeii;- 
dait  de  l'outrage,  avec  toutes  les  forces  de  son  âme.  Elle  ne  per- 
mettait pas  la  plus  légère  atteinte,  l'apparence  même  du  blâme.  11 
n'était  rien  qu'elle  ne  fut  résolue  à  sacrifier  pour  remplir  ce  deYoir 
cher  et  sacré.  Pour  elle-même,  elle  supportait  tout,  elle  cédait  sur 
tout  avec  une  patience  inaltérable;  elle  se  soumettait,  elle  obéissait, 
sans  que  jamais  une  plainte,  jamais  un  murmure  sortit  de  ses  lèvres. 
Julie  pouvait  l'injurier  et  la  tyranniser  impunément,  incessamment; 
elle  pouvait  tout,  une  seule  chose  exceptée  ;  mais  sur  ce  point,  aux 
limites  de  l'inviolable  domaine  de  la  conscienee,  elle  se  sentait 


BRIGITTE.  2lf 

fMéepar 'une  volonté  tnflenible  contre  laquelle  elle  se  serait  brisée. 

A  dater  de  ce  joor,  toutes  les  fois  qne  je  me  retrouvai  seul  arec 
dk,  madtime  Urbain  essaya  de  mille  manières  d'entrer  en  explica* 
tioDS  sor  son  passé  ;  elle  brûlait  de  se  justifier,  de  me  raconter  sa  vie, 
d*aecnser  son  mari.  Quelque  vive  qiie  fat  ma  euriosilé,  il  me  répi>- 
gnait  de  recevoir  de  telles  confidences,  et,  loin  de  m*y  prêter,  je  les 
repoussais.  Ce  que  je  désirais  savoir,  j'aurais  voulu  rapprendre 
de  Brigitte  seule ,  mais  celle-cr  ne  me  parlait  jamais  de  son  père,  et 
de  sa  part  ce  silence  me  paraissait  inexplicable.  Oue  de  fois  je  suis 
Terni  avec  Tintention  de  Tinterreger  hardiment  !  mais  dès  que  j  étais 
auprès  â*elle,  je  me  sentais  retenu  par  une  timide  invincible.  J  en- 
trevoyais quelque  doulourem  secret  de  Tamitle  que  je  n'osais  sonder. 
¥kt  moment  nnème,  je  redoutais  de  savoir. 

Un  matin,  vers  midi,  en  traversant  le  boulevard,  je  rencontrai 
madame  Urbain  qui  s^en  allait  au  hasard  devant  elle,  chapeau  de  d, 
diâle  de  là,  tous  ses  vêtements  attachés  à  la  diable.  Elle  était  sî 
agitée  qu'elle  passa  devant  mot  sans  me  reconnaître.  Il  s'était  encore 
passé  quelque  scène  terrible  chez  elle.  Inquiet  et  troublé,  je  mon- 
tai précipitamment  chez  Brigitte.  Je  la  trouvai  très-calme  ;  mais  sa 
figure  blémie,  ses  yeux  rtkigis  par  les  larmes,  annonçaient  quelles 
violences  elle  avait  eues  à  subir.  Sachant  à  quel  point  elle  désirait 
laisser  dans  l'oubli  ces  querelles  déplorables,  je  ne  lui  fis  pas  de 
question  sur  ce  qui  s'était  passé  dans  la  matinée  entre  elle  et  sa  mère; 
elle  me  sut  gré  de  cette  réserve,  et  très-franchement,  três4ngéni]^ 
ment,  elle  me  remercia  d'être  venu  plus  tôt  que  d'habitude.  EUe 
tenait  à  la  main  quelques  feuilles  de  papier  jaunies  par  le  temps  qu'elle 
venait  de  relire,  sans  doute  pour  se  donner  du  courage;  mes  yeux 
rioterrogeaient;  elle  alla  auMlevaiit  de  mes  désirs,  et,  choisissant  une 
de  ces  lettres,  elle  me  la  donna  à  lire  avec  un  de  ces  gestes  qui  me 
ranoaient  jusqu'au  fond  de  Fâme*  Yayant  Tintérèt  que  je  prenais 
à  cette  lecture  : — C'est  de  mon  père,  me  dit-elle,  voulea-vous  voir 
les  autres?  Je  vais  les  chercher. 

Elle  se  leva  et  ouvrit  la  porte  do  fond.  «  Yene:&-vous?  me  dit^elle^ 
avec  ce  naturel  qu'elle  apporta»!  en  toutes  choses.  ^ 

Je  la  suivis  dans  cette  petite  chambre  m  je  n'étais  jamais  entré. 
Le  cœur  me  battait  violemment.  C'était  pauvre  et  nu,  mais  d'une 
propreté  monastiqiie.  Les  murs  Manchis  à  ta  chaux;  d*un  côté,  un 
grand  crucifix  en  bois  d'olivier,  vis-à-vis mfi  portrait  qui  m'attira  sin- 
gulièFement  par  sa  ressembkmce  avec  Brigitte.  C'était  le  porttait  de 


^12  BRIGITTE. 

s^n  père.  Dans  rencoignure  du  toit  mansardé,  sur  un  rayon,  quelques 
lÎYres  d*histoire  et  de  piété,  —  puis  deux  chaises,  un  lit  de  fer, 
une  table  en  sapin,  et  c'était  tout.  Le  mauvais  goût  acharné  de  Julie 
n'avait  jamais  pénétré  là;  on  voyait  bien  que  c'était  le  lieu  de  paix, 
Tasile  où  Brigitte  se  retirait  pour  être  libre.  Tout  y  respirait  Tordre, 
le  travail,  la  vie  sévère. 

Elle  ouvrit  un  petit  coffret  d'ébène  et  me  le  remit.  —  Vous  pouvez 
tout  lire,  me  dit-elle.  Je  remarquai  que  ces  lettres  n'étaient  pas  tim- 
brées; c'étaient  plutôt  les  feuilles  détachées  d'un  journal  écrit  pour 
une  seule  personne,  à  des  dates  éloignées,  mais  sous  l'empire  d'une 
seule  et  même  pensée  de  sollicitude  inquiète,  prévoyante,  ingénieuse, 
continue,  à  l'égard  de  Brigitte.  C'étaient  des  conseils,  des  confidences, 
des  souvenirs  affectueux;  une  causerie  familière,  élevée,  sympa- 
thique, touchant  aux  moindres  détails  de  la  vie  comme  aux  plus 
hautes  questions,  empreinte  à  chaque  page  d'une  grande  noblesse 
d'âme  unie  au  bon  sens  le  plus  net,  et  dans  laquelle  se  multipliaient 
les  témoignages  d'une  amitié  vigilante,  qui  assistait  encore  Brigitte 
par  delà  le  tombeau. 

En  lui  rendant  une  à  une  les  lettres,  au  fur  et  mesure  que  je  les 
lisais,  je  m'étais  mis  à  considérer  plus  attentivement  ce  portrait,  qui 
m'avait  déjà  frappé  par  son  expression  de  douceur  et  de  vaillance. 
La  tète  était  grave  et  fière,  martiale,  et  me  rappelait  avec  plus  de 
tendresse  et  de  mélancolie  la  tète  de  Carrel.  Je  lui  trouvai  un  air  de 
famille  avec  cette  grande  génération  de  1830  dont  Carrel  fut  un  des 
types  les  plus  accusés.  Les  hommes  de  cette  trempe  avaient  une 
beauté  aristocratique  ;  ils  étaient  la  vraie  noblesse  française.  On  se 
passionnait  pour  des  idées,  à  cette  époque  déjà  si  éloignée  de  nous. 
Les  esprits  se  reposaient  sur  de  généreuses  pensées,  et  les  visages 
gardaient  l'empreinte  de  cette  préoccupation  élevée.  L'amour  de  la 
patrie  agitait  et  grandissait  les  âmes.  Dans  tous  ces  partis  en  présence, 
on  rencontrait  encore  le  courage  et  le  désintéressement,  l'ardeur  che- 
valeresque, l'esprit  de  sacrifice.  Quoi  de  commun  entre  ces  hautes  et 
généœuses  ambitions,  et  tout  ce  triste  monde  de  trafiquants  et  d'agio- 
teurs, d  aventuriers,  qui  nous  entoure? — Ignoble  cohue  envahis- 
sante, flot  montant  de  choses  viles  qui  nous  déborde  et  nous  englou- 
tira dans  son  ignominie  I 

Brigitte  était  venue  s'asseoir  çl  côté  de  moi,  et  ses  regards  s'arrêtè- 
rent sur  ce  portrait  dont  j'évoquais,  pour  ainsi  dire,  l'âme  et  la  yie; 
je  lui  fis  part  de  mes  impressions,  et,  quand  je  prononçai  le  nom  de 


BRIGITTE.  213 

Carrel,  elle  me  dit  avec  une  fierté  naïve  :  «  c'était  Tami  de  mon 
père.  i>  J'aurais  désiré  qu'elle  m'en  dît  davantage,  mais  comme  elle 
se  taisait,  je  respectai  son  silence.  Sans  l'interroger  en  rien,  je  lui 
dis  avec  un  grand  abandon  quelle  sympathie  vive  et  soudaine  j'éprou- 
vais pour  son  père,  et  par  quels  liens  mystérieux  et  fortsje  me  sentais 
atbché  à  cet  ami  inconnu  dont  la  mémoire  m'était  déjà  si  chère  qu'il 
m'inspirait  une  sorte  de  piété  filiale.  Heureuse  de  ces  témoignages 
spontanés,  elle  me  remercia  de  tout  cœur  et  s'ouvrit  à  son  tour  avec 
confiance.  —  Venez,  me  ditrelle,  entrons  au  salon;  puisque  nous 
sommes  seuls,  je  vais  vous  raconter  la  vie  de  mon  père. 

A  peine  entrés  au  salon,  nous  entendîmes  un  bruit  de  pas  saccadés 
sur  le  palier.  — Voici  ma  mère!  me  dit  Brigitte  en  courant  vers  la 
porte  qu'on  secouait  déjà  violemment;  on  sonnait  à  tour  de  bras,  et 
des  pieds  impatients  frappaient  le  parquet. 

Je  redoutais  quelque  nouvelle  algarade  :  quelle  fut  notre  surprise 
en  voyant  entrer  madame  Urbain  toute  réjouie  et  guillerette  comme 
si  rien  ne  s'était  passé  dans  la  matinée  entre  elle  et  sa  fille  !  Je  n'en 
revenais  pas,  moi  qui  l'avais  rencontrée  vers  midi  si  troublée,  agitée 
à  faire  peur. 

—  Grande  nouvelle  !  nous  dit-elle  avec  feu.  Cette  mauvaise  Cons- 
tance a  levé  le  pied  !  Oh  !  quelle  justice!  Les  huissiers  ont  tout  saisi 
chez  elle.  Son  hôtel  est  fermé,  on  vend  les  meubles  à  la  criée.  Sidonié 
rachète  tout  sous  main;  elle  a  pris  le  bail  du  premier,  et  dans  dix* 
jours  elle  nous  donne  une  fête  magnifique.  Oh  !  quel  bonheur  pour 
Sidonie  et  pour  nous  tous  !*...  Nous  voilà  délivrés  de  ce  monstre  d'in- 
gratitude ! 

Je  la  regardai  avec  étonnement,  j'étais  confondu.  Elle  devina  ma 
pensée  et  me  répondit  avec  une  parfaite  tranquillité: — Mais,  j'ai 
toujours  été  du  parti  de  Sidonie. 

Le  peintre  Chavinart  arriva,  en  courant.  Il  était  si  heureux,  si 
content,  qu'il  embrassa  madame  Urbain;  il  me  prit  les  mains  et  me 
santa  au  cou  ;  je  vis  le  moment  où  il  allait  en  faire  autant  avec  Bri- 
gitte. Il  ne  se  possédait  pas  de  joie.  —  Âh!  nous  avons  eu  du  mal, 
s'écria4-il,  il  nous  a  fallu  suer  comme  des  nègres  pour  exterminer 
cette  vipère.  Elle  avait  la  vie  dure.  Enfin,  c'est  fait.  Rasé  à  blanc!  Pas 
plus  de  Constance  que  sur  la  main  ! 

—Oh!  quelle  justice!  s'écriait  madame  Urbain,  quelle  justice!  Ra- 
contez-nous tout  en  détail.  Oh  !  c'est  doncbien  vraique  cette  Constance 
a  mis  la  clef  sous  la  porte?  ' 


214  BRIGITTE. 

—  Très-vrai,  dit  Ghavinart;  et  de  plus,  la  voilà  mus  clef.  La 
belle  chose  que  TaimoDce  foar  ruiner  les  gens  i  J'avais  biea  prévu 
que  Constance  voudrait  nous  tenir  téie  quand  eUe  verrait  tous  ka 
matins  Tbôtel  Beau^éjour  annoncé  bruyamment  dans  tous  les  jour- 
naux. Gomme  Aine  sotte,  elle  est  tombée  dans  le  piège.  Une  fois 
engagée  dans  cette  voie,  elle  ne  pouvait  plus  reculer;  sur  ses  ireote 
miUe  francs,  elle  en  a  jeté  quinze  dans  ce  gouffne  :  les  tapissiers  et  les 
fournisseurs  ont  dévoré  le  reste.  Elle  a  voulu,  comme  nous,  se  pei&- 
dre  et  se  dorer  sur  toutes  les  coutures;  il  lui  en  a  coûté  les  yeux  àe  la 
tête.  Quand  elle  a  été  à  bout,  je  lui  ai  envoyé  un  bon  petit  usu- 
rier, bien  doux^  bien  ^li,  bien  compatissant  pour  les  gens  en  peine. 
Elle  Ta  reçu  comme  un  sauveur.  Elle  a  souscrit  billets  sur  billets; 
à  récbéance  il  en  est  sorti  une  fourmilière  de  protêts,  c*était  un  plai- 
sir>.  Alors  il  a  bien  fallu  se  jeter  dans  les  expédients.  EUe  sVst  mise 
à  exploiter  les  somnambules,  séances  magnétiques,  consultations 
secrètes.  La  police  avait  déjà  rœil  sur  elle,  naturellement  elle  devait 
finir  par  une  maison  de  jeu.  Pendant  quinze  jours  elle  a  eu  tout 
Paris  chez  elle  ;  son  lansquenet  est  devenu  très-célèbre,  si  bi^i  <|ue 
dimanche  dernier  une  descente  d*alguazils  a  tout  raflé.  La  belle  ertà 
la  Gonctergerie.  G*est  |X)urtant  le  nommé  Ghavinart  qui  l'a  menée  là  ! 
Qu'on  ne  s'avise  pas  de  venir  lui  vexer  ses  amis  !  avis  au  lecteur, 
madame  Urbain.  Mais  que  signifie  tout  ce  tapage?  Je  parie  que  c'est 
Constance  qui  fait  des  siennes;  je  l'avais  pourtaM  bien  attachée  a  la 
rampe. 

On  entendait  des  cris  sur  le  palier,  et  toutes  les  portes  des  voisias 
s'ouvraient  bruyamment.  Ghavinart  courut  dans  l'escilier,  et  rattrapa 
vu  grand  singe  qui  sautait  de  barreau  en  barreau,  en  traînant  sa 
chaîne. — Mademoiselle  Gonslance,  que  j'ai  l'honneur  de  vous  pié- 
senter,  me  dit-il,  en  poussant  devant  lui  cette  hideuse  bête  ;  que  ditea- 
vous  du  nom?  Allons,  saluez,  femme  Gonslance,  un  joli  bonjour  à 
maman  Juiia.  — Oh!  quelle  horreur!  criait  madame  Urbain;  «lie 
s'enfuyait  derrière  les  rideaux  et  se  cachait  la  tête  dans  les  roaios.  — 
Une  justice  à  lui  rendre,  reprit  ChavînarL,  c'est  qu^il  n'aime  pas  les 
portiers.  Esl-il  aSreuxi  Si  Ghagny  le  voit,  U  en  mourra  de  terreur. 
Oui^^  me  voilà  riche,  et  je  me  suis  fait  cadeau  d'un  domestique;  U  fiuit 
bien  commencer  par  monter  sa  maison.  Voici  le  moment  4Je  se  repo- 
ser et  de  prendre  du  bon  temps.  SaveiHVous  que  peadant  ces  4ieux 
mois  j'ai  plus  travaillé  que  pendant  mes  trente-neuf  ans  févduB,  et 
plus,  certes,  que  je  ne  travaillerai  de  ma  Aie?  Si  r<m  n'y  repaoadl! 


BRIGITTE.  2f5 

Journaux  à  deux  sons,  à  quatre  sous,  à  six  liards,  pittoresques,  bio- 
graphies, voyages,  gazettes  de  modes,  partout  dti  Chavînart!  ChaVi- 
«rt  ou  la  morl  !  et  quatre  grandes  séries  livrées  au  Musée  des  Gri" 
7MUXS,  J'a4  commencé  deux  fresques  pour  Gastinière,  et  j'^ai  peint  en 
fîed  cinq  créanciers  de  niadame  Sidonie  !  et  tous  en  gardes  nationaux, 
œmpagnie  des  Oursons!  Enfin,  j'ai  illustré  une  maison  rustique! 
Jamais  je  ne  me  5\Tts  vu  tant  d'*argent  dans  les  mains.  Je  ne  sais  où 
j'ai  pris  le  temps,  les  forces;  au  besoin,  j'aurais  peint  avec  les  pieds, 
comme  feu  du  Cornet,  né  sans  bras!  Il  parait  que  je  suis  devenu 
tiès-célebre,  car  tous  les  petits  journaux  inconnus  commencent  à  me 
merdre.  L'tin  <l*eux  -vient  de  découvrir  que  Chavinart  est  un  nom 
tsai|)é;  il  annonce  à  l'Europe  étonnée  qxxe  je  m'appdie  bien  réelle- 
ment CtiaTÎn.  On  soutient  déjà  que  J'ai  un  atelier  souterrain  où  je 
Ms  travailler  «ne  douzaine  de  petits  malheureux  qui  «m'appartien- 
nent, un  clan,  une  tribu,  les  Beni-Chavinart  !  Il  est  prouvé  que  je 
ne  fais  pas  mes  dessins,  je  suis  un  exploiteur,  je  n'ai  jamais  touché 
un  crayon  de  ma  rie.  Bientôt  ils  m'accuseront  d'être  né  millionnaire. 
Ne  se  soni-Hs  pas  avisés  éc  diffamer  mon  singe?  Je  viens  de  lire 
un  article  où  l'on  déclare  qu'il  est  encore  plus  laid  que  moi!  Bref, 
jmrr  m^achever,  ils  me  comparent  à  Alexandre  Dumas.  Bon  courage, 
et  qu'ils  s'en  donnent  à  leur  aise,  c'est  leur  métier!  Je  m^en  soucie 
4»mme  de  l'Institut.  L'important,  c^est  que  voilà  Constance  ruinée, 
ms8  ruinée  comme  un  actionnaire.  Déclaration  de  faillite,  vente  de 
meublés  à  la  criée  :  toute  la  maison  est  à  nous  de  la  cave  au  grenier. 
Le  nouveau  bail  est  signé  de  ce  matin,  et  dans  dix  jours  nous  inan- 
'goions  les  salons  du  premier  par  un  grand  bal  costumé.  Vous  y 
verpez  tout  Paris.  Assez  causé.  Allons  tous  embrasser  notre  bonne 
SideBÎe! 

H  faitnt  partir  à  Tinstent  pour  l'hôtel  Beau-Séjour.  Chavînart 
Monût  devant  nous  €t  gambadait  avec  son  singe  au  milieu  des  bour- 
gmS'eirayés.  Madame  Urbain,  qui  m'avait  pris  le  bras,  ne  cessait 
de  me  parler  4e  madame  Sidonie;  elle  s'efforçait  de  me  prouver 
fu'elle  n'avait  j;miais  manqué  de  faire  des  vœux  pour  celte  chère 
mie.  Elle  s'él^ ft  même  bien  compromise  vis-à-vis  de  mademoi- 
Bdle  Constance,  dont  elle  n'avait  pas  voulu  fréquenter  les  salons; 
i*itais  là  pour  l'atlester  au  besoin.  Enfin,  elle  s^étaît  dévouée  comme 
tiNtjoiirB. 

En  «rrmnt  à  l'hètel,  nous  trouvâmes  madame  Sidonie  déjà  en- 
tourée de  félicitations.  Toute  la  société  de  mademoiselle  Constance 


216  BRIGITTE. 

était  là,  flatteuse,  obséquieuse,  empressée;  madame  Sidonie  les  rece- 
vait  toutes  à  merci  et  sans  la  moindre  malignité  :  pas  un  mot  d'allu- 
sion au  passé.  Elle  pardonnait  très-franchement;  le  bonheur  lui 
rendait  toute  sa  bonté  naturelle,  sa  bienyeillance  et  sa  gaieté;  elle  se 
donnait  un  mal  infini  pour  mettre  à  Taise  toutes  ces  repentantes  qui 
lui  revenaient  quelque  peu  embarrassées  et  confuses  la  plupart* 
Toutes  n*avaient  pas  l'incroyable  assurance  de  madame  Urbain.  Elles 
n'osaient  trop  prolonger  leur  visite  et  profitaient  de  Taffluence  pour 
se  retirer  furtivement. 

Les  laquais  annoncèrent  Chagny.  —  Oh  !  Tanimal,  me  dit  Chàvi* 
nart,  je  parie  qu'il  va  encore  nous  parler  de  sa  sous-préfecture. 
C'est  bien  uU  peu  son  droit,  reprit-il  ;  il  faut  avouer  que  notre  chère 
femme  n'est  pas  avare  de  promesses.  Elle  s'est  si  positivement  enga- 
gée avec  lui  pour  cette  fin  de  mois,  que  je  me  demande  quelle  excuse 
nouvelle  elle  va  inventer.  Voici  le  quart  d'heure  de  Rabelais. 

—  Eh  bien  !  rien  au  Moniteur  I  s'écria  Chagny  en  entrant,  tou- 
jours convaincu  que  nous  devions  nous  intéresser  aussi  yive* 
ment  que  lui  à  cette  nomination  fantastique.  Rien  encore  !  C'est 
incroyable  ! 

Madame  Sidonie  l'amena  dans  notre  coin  et  lui  dit  mystérieuse- 
ment :  —  Le  ministère  est  bien  menacé.  Le  roi  est  malade.  Tout  est 
arrêté.  Les  nominations  étaient  déjà  à  la  signature;  mais  rien  ne 
marche  plus.  Les  élections  seront  mauvaises.  On  redoute  une  émeute 
à  Lyon.  Tout  ceci  pour  vous  seul;  vous  seul.  Que  rien  ne  trdnspiiel 
Ces  journaux  de  l'opposition  ont  tant  de  fiel  !  Je  tiens  ces  nouvelles 
secrètes  d'un  chef  de  division  très-influent.  C'est  moi  qui  l'ai  marié; 
il  n'a  rien  à  me  refuser,  et  je  veux  qu'il  vous  donne  un  bon  coup  de 
main.  Tenez,  je  vais  vous  donner  une  lettre  pour  sa  femme.  Un 
ange  de  beauté  et  de  vertu  !  Soyez  charmant  pour  elle,  mais  n'allez 
pas  lui  faire  la  cour,  au  moins,  mauvais  sujet.  Je  vous  averlis'qu'eUe 
est  très  collet-monté.  Une  Genevoise!  Allons,  naviguez  habilement 
et  fiez-vous  à  moi.  D'ici  à  un  mois  votre  afiaire  sera  en  bon  train. 

Chagny  partit  fort  ragaillardi  avec  sa  lettre.  —  Et  dans  un  mois? 
dis-je  à  madame  Sidonie.  —  Elle  me  regarda  en  riant  :  —  Oh  !  daas 
un  mois,  nous  verrons.  Qui  a  le  temps  a  l'argent.  Qui  sait  ce  qui 
arrivera  d'ici  là?  Vrail  je  voudrais  bien  qu'il  fût  nommé.  Au  fait, 
pourquoi  pas  lui  aussi  bien  qu'un  autre?  11  a  du  monde,  après  tout: 
grande  fortune,  de  la  gaieté,  beau  dîneur  ;  il  recevrait  fort  bien» 


BRIGITTE.  217 


XI 


Toute  la  semaine  se  passa  en  préparatifs  pour  ce  grand  bal  d'inau- 
guration que  nous  avait  annoncé  madame  Sidonie.  Jamais  je  n'avais 
m  madame  Urbain  si  aimable  :  pas  une  plainte,  pas  un  gémisse- 
ment !  Soir  et  matin  elle  trottinait  de  la  rue  Meslay  à  Thôtel  Beau-Sé- 
jour; d'heure  en  heure  elle  allait  aux  informations;  elle  avait  la  pri- 
meur des  nouvelles,  par  avance  elle  nous  racontait  les  merveilles  de 
la  fête.  £t  la  grande  affaire  des  costumes  !  Elle  qui  avait  la  passion 
des  travestissements,  ne  me  proposa-t-elle  pas  sérieusement  d'habiller 
Brigitte  en  garde-française? — Genre  Pompadour,  me  disait-elle,  ce 
^'il  y  a  de  plus  Louis  XY,  régence. 

Je  dessinai  pour  Brigitte  un  costume  de  paysanne  serbe  ;  il  fallut 
bien  combattre  pour  le  faire  accepter  par  madame  Urbain,  qui  le 
trouvait  trop  sévère,  et  l'on  ne  se  figure  pas  de  combien  d'oripeaux 
elle  aurait  voulu  l'embellir.  Pour  elle-même,  elle  se  choisit  un  habil- 
lement de  danseuse  espagnole,  leste  et  pimpant,  qui  faisait  valoir  sa 
taille  élancée  et  sa  gracieuse  tournure  ;  elle  eut  grand  soin  de  le  trans- 
former à  sa  façon,  à  l'aide  de  toutes  sortes  de  fanfreluches;  jamais 
elle  ne  le  trouvait  assez  brillant,  assez  voyant,  et  chaque  fois  qu'elle 
l'essayait,  elle  ajoutait  quelque  ornement  nouveau,  des  nœuds  d'é- 
paule, des  crevés  de  satin,  des  rangées  de  boutons.  Au  dernier  mo-. 
ment,  le  jour  même  du  bal,  elle  imagina  de  faire  poser  sur  les 
basques  quatre  gros  chevrons  de  velours  cerise  ;  et  quand  je  vins 
pour  la  prendre  à  huit  heures,  comme  nous  en  étions  convenus,  je  la 
trouYai  dans  de  grandes  inquiétudes,  attendant  avec  impatience  ce 
costume  qu'elle  venait  de  renvoyer  encore  chez  la  couturière  et  qui  ne 
revenait  plus.  —  Ah  !  ces  ouvrières ,  me  dit-elle,  on  ne  peut  jamais 
compter  sur  elles:  quelle  paresse  !  quelle  néjgligence  !  Oh  !  non,  cette 
bosquine  ne  sera  jamais  prête.  Du  reste,  je  n'y  tiens  pas  ;  fotiguée 
omime  je  le  suis,  je  préfère  passer  ma  nuit  au  lit.  —;  Allons,  Brigitte, 
va  t'babiller,  je  t'en  supplie.  M.  Péraldi  t'accompagnera.  Tu  es  déjà 
ooifiëe ,  qu'attends-tu?  —  Dépêchez-vous,  laissez-moi.  Je  souffre  trop 
pour  être  des  vôtres. 

Au  milieu  de  ses  gémissemaits  elle  se  levait  en  sursaut  pour  aller 
écouter  dans  Tescalier  si  la  modiste  ne  venait  pas;  elle  expédiait  le 
oQDcierge  pour  presser  l'ouvrage,  puis  elle  se  rejetait  sur  son  canapé 
en  M  plaignant  du  miauvais  état  de  sa  santé,  de  ses  nerfs,  de  sa  tête , 


î!8  BRIGITTE. 

de  son  estomac.  Elle  allait  trépasser.  En&n,  Touvrière  arriva,  lia- 
dame  Urbain  poussa  un  grand  cri  de  joie,  et,  retrouvant  toutes  ses 
forces,  elle  courut  dans  sa  chambre  pour  s'habiller  :  en  quelques  mi- 
notes  ce  fut  fait  ;  puis  j'entendis  des  exclamations,  des  trépignements, 
la  porte  s'ouvrit  à  grand  fracas,  et  madame  Urbain  me  cria  :  — 
Voyez,  voyez  vous-même,  je  vous  en  fais  juge!  N'est-ce  pas  une 
infamie  ?  Tout  est  manqué,  perdu  !  —  Et  elle  rnc  montrait  avec  cbl^ 
sa  basquine  mal  agencée.  Dans  sa  précipitation,  la  coutunère  avait 
placé  à  contre* sens  deux  pièces  qui  soutenaient  les  chevrons  4e 
velours,  les  boutons  ne  tombaient  plus  d'apiomb ,  les  hanches  ba8- 
laient,  enfin  il  y  at^it  tin  noeud  d'épaule  posé  beaucoup  trop  haitf . 

—  Oh  !  comme  €e  nœud  est  placé  sottement!  C'est  d'un  ridicule  1... 

—  Du  bout  des  doigts  elle  l'abattait  et  Taplatissait,  puis;  dans  mm 
impatience,  elle  le  froissa  et  l'arracha;  malheureusement  un  nfiop- 
oeau  de  l'étoffe  suivit  le  nœud. 

—  Voilà  la  modiste  bien  punie,  lui  dis-je.  —  Cette  parole  la  mit 
hors  d'elle  :  —  Eh  bien  !  oui ,  c'est  sa  foute;  voyez,  rien  ne  tient  ! 
•c'est  fait  en  dépit  du  bon  sens  !  tout  se  découd*  —  EUe  passait  b 
main  dans  la  déchirure,  elle  Tagrandissait  avac  colère;  elle'  tré[»- 
gnait. —  Cest  d'i»a  ridicule  !  c'est  hideux,  tout  va  de  travers  !  Jamais 
je  n'oserai  sortir  ainsi  fagotée.  —  Et,  prenant  à  deux  mains  les 
basques,  elle  les  sépara  et  les  tira  vî(demmâit,  comme  im  enfantai 
se  mutine  contre  son  jouet  ;  tout  ie  corsage  se  fendit,  elte  l'arracln  et 
le  jeta  à  terre.  Dans  œ  mouveisient,  son  coude  atteignît  sur  laehemiaée 
un  flacon  d'huile  antique  qui  se  répandit  en  plein  sur  la  beUe  jupe 
moirée.  Tout  oe  brillant «o^me  était  perdu;  elie  se  mit  à  lesaeciH 
.çer  sous  ses  pieds  ;  sa  cxdère  était  vraiment  conmque  ;  puis  elle  alla  «e 
jeter  tout -en  tannes  sur  son  canapé,  pendant  que  Brigitte  ramassait 
et  pliait  soigneusement  tous  ces  débrîs  de  toilette.  Je  crus  tout 
arranger  en  envoyant  adieter  à  la  hâte  un  très-beau  doniino  de  «rtin 
aeir.  —  Mais  c'est  hideux  vos  vêtements  Bans  forme  !  me  dit^^ile 
«vec  une  irritatijm  extrême.  Quelle  foitfaisie  fonèbre  vous  a  pris  4e 
vouloir  m'aflubler  ainsi?  l'aurais  lair  -d'un  ermite.  Ah  çài  jouooa- 
DM18  1^  Vîsittmdtnes?  On  ne  peut  pas  dire  plus  (ftairement  «ox 
gens  :  Vous  êtes  vieille  et  laide  à  faire  peur,  vousu  wez  pHn  ni  ta^, 
«  tournure,  ni  rien;  allons,  -eadhei-vous  Inen,  eueeweliseez-vuus, 
«îliqMraififiez.  Oui  !  c'ert  ça,  je  serai  la  sachette,  ODumie  <dbRS  ifoMrt' 
Dame  de  Paris.  QM  ri  c'est  à  ce  prix  qu'il  fout  ^Uer  «u  M,  umil 
jamaki  Oh!  non,  je  n'ôui  fiai!  je  veste  ^  la  maasM, 


BUG  ITT  E.     ,  ne 

fartez  avec  firigîite.  D'ailleurs,  je  ne  in*£n  .«uk  joanis  hi&a  flonciée  : 
j'y  allais  pour  tous  autres  et  pour  ne  pas  froisser  Sidonie.  Mais  qui 
sdBeaxwiaL  de  mon  jd^senoe?  Aimès  tout,  yùxa  n'avez  ms  besoin  de 
aai,  vous  toqs  suffisez  Ions  les  deux.  Qae' votas  wns-je? iRien. 

J'étais  à  bout  de  paiirace,  et  je  lui  dis  très-Tireflieni  qu'elle  eût  i 
se  décider,  qu'il  fallait  en  finir,  sortir  ou  lesler.' —  Eh  èien  !  irestons, 
4it-dle.  — Soft,  restons. 

Je  m'assis  à  l'écart  et  j'ourris  lia  lÎTre;  Brigitte  arait  pris  son 
oufirage  et  tra«iraiUait  silencieusement  à  d'antre  coin  de  la  4able  :  noœ 
restâflues  ainsi  dix  on  quinae  minutes  sans  mot  dire.  Madanie  Urbain 
a'f  tenait  plus;  elle  s'approcha  de  motet  me  dit  avec  geniîllesse  :  — 
Allons,  vous  êtes  un  enf»nt  de  vous  fi/daeT  ainsi.  Quel  méchant 
ccor  !  il  ne  reviendrait  pas  le  premier  !  Vous  ne  voyez  donc  pas  le 
ckagrîn  que  vous  causez  à  Brigilie  en  la  privant  d'une  soirée  de  plai- 
sir? £lle  s'en  feisait  un  bonheur  :  à  son  âge  on  aime  ks  Sêtes,  AHons. 
que  demandez -vous?  Que  faire  pour  vous  être  agréable,  mauvaise 
tèie?  —  U  faut  prendre  ce  vilain  domino  de  sorcière?  On  le  pren- 
dra, et,  pour  vous  punir,  ce  soir  on  vous  donnera  la  bonne  aven- 
ime.  C'était  'votre  fantaisie,  vous  y  teniez,  pourquoi  ne  pas  me 
l'aYoir  dit  tout  simplement,  au  lieu  de  vons  emporter  comme 
Baifae-Bleue?  Devas-je  céder  à  la  vioSence  ?  Avouez  que  vous  avez 
été  bien  brutal,  iamais  je  ne  vous  ai  vu  aiim.  C'est  bien  pardonné  ; 
mais  avec  les  menaces  vous  n'aurez  jamais  rien  de  moi ,  «acliez- 
h;  vous  voyez  bien  qu'on  me  fait  toujours  oédar.  Ah  !  si  vous  vouliez 
Avoirm  e  prendre,  comme  vous  tne  feriez  obéir  !  Maintenant,  partes, 
4i  laissezHQDUs  nous  habiller.  Descendez  lîamer  un  agHie  sur  le 
boulevard,  et  dites  à  votre  cocher  de  ¥enir  nous  prendre  dans  une 
demi-heure«  Adieu,  et  sans  raneime  ;  allez  nous  attendre  diez  Sido- 
aie,  cela  vaudra  mieux.  Peut-être  ne.serait-il  pas  convenable  qu'on 
Boos  vit  arriver  ensemble. 

Je  ne  daerchai  pas  i  savoir  d'où  lui  venait  subitement  oe  scru- 
|Nde,et  je  me  hâtai  de^ortir  pour  respiner  librement,  loin  des  cris,  des 
sanglots,  des  quereUes,  comme  un  voyagau*  qui  profite  d'une  ^dair- 
OB  de  soleil  pour  prendre  l'air  sur  la  route,  aitre  donx  orages. 

Madame  Sidonie  se  BMmtra  fort  surprise  de  me  voir  arriver  seol» 
«1  je  ne  pus  m'empécher  de  lui  raconter  ce  qui  s'était  passé.  EUe  en 
lit  beancouf .  —  Ahl  c^erf;  teajonrs  ^ainsi,  me  dh-eile ,  de  Julia  lîeo 
ae  m'étonne,  elèe  m'en  a  lait  bien  d'autres;  mais  nous  lui  passons 
tiut  i  cause  de  fiiigitte.  Yorb  a*«ez  tort  de  vous  troubler  pour  a  fm. 


220  BRIGITTE. 

Soyez  sans  inquiétude,  elle  viendra  bientôt  pour  danser,  j*en  ré- 
ponds. 

Elle  me  laissa  pour  faire  les  honneurs  de  son  salon.  C'étût  déjà 
très-brillant ,  très^nimé  ;  une  foule  bigarrée  tourbillonnait  en  tous 
sens  et  Torcbestre  préludait.  Presque  tous  les  hommes  étaient  en 
habit  noir,  mais  les  travestissements  des  femmes  étaient  éclatants, 
bizarres  et  riches,  d*une  variété  pittoresque.  La  vue  de  ces  belles  toi- 
lettes somptueuses  mettait  en  joie  madame  Sidonie.  Quelle  fête  pour 
ellel  Madame  Sidonie  avait  reconquis  tout  son  personnel  d*amîes  et 
de  pensionnaires  ;  elle  se  promenait  au  milieu  d'elles  en  se  rengor- 
géant  doucement,  comme  une  mère  poule  qui  ramène  sa  couvée. 
Les  nouveaux  venus  affluaient  autour  d'elle;  madame  Sidonie  souriait 
à  tous  ces  visages  inconnus;  elle  était  rayonnante;  jamais  tant  de 
monde  ne  s'était  pressé,  étouffé,  dans  les  salons  de  l'hôtel  Beau*Séjour, 
jamais  M  •  Tallard  n'avait  reçu  tant  de  châles  et  de  mantilles  sur  les 
bras. 

A  neuf  heures  et  demie  madame  Urbain  n'était  pas  encore  arri- 
rivée.  Madame  Sidonie ,  qui  avait  l'œil  à  tout ,  vint  me  chercher 
dans  mon  coin  et  se  mit  à  causer  avec  moi  pour  me  faire  prendre 
patience.  —  Oh!  ne  vous  inquiétez  pas,  me  dit-elle,  je  suis  sûre 
qu'elles  viendront.  Julia serait  à  l'heure  de  la  mort,  qu'elle  trouve- 
rait des  forces  pour  danser.  Elle  m'offrit  son  bras  et  voulut  que  nous 
fissions  ensemble  un  tour  de  salon.  Pour  me  distraire,  elle  me  mena 
au  milieu  du  groupe  des  gens  célèbres,  raccolés  par  Chavinart. — Elle 
était  aux  petits  soins  pour  eux,  elle  les  choyait,  elle  les  cajolait,  elle 
les  flattait  très-habilement;  à  chacun  elle  savait  adresser  un  petit 
compliment  fort  bien  tourné: 

Chagny,  qui  se  prenait  toujours  au  sérieux,  s'était  habillé  en  lord- 
maire;  j'eus  peine  à  le  reconnaître  sous  sa  vaste  perruque  à  mar- 
teaux. Avec  cehû-là,  madame  Sidonie  n'avait  pas  à  se  mettre  l'esprit 
à  la  torture;  il  suffisait  de  lui  parier  de  sa  nomination  fantastique  et 
des  mutations  qui  se  préparaient  secrètement  dans  les  bureaux  du 
ministre;  cette  conversation  lui  était  toujours  agréable. 

—  Et  votre  belle  protectrice,  Tavez-vous  revue?  lui  dit  gracieuse- 
ment madame  Sidonie;  vous  donne- t-elle  des  espérances? 

—  Oh  1  je  ne  la  né^ige  pas,  répondit  le  lord-maire  ;  une  visite 
par  semaine.  J'y  retourne  demain.  Et  dans  les  rues  (car  elle  sort 
beaucoup),  de  si  loin  que  je  l'aperçois ,  fe  fais  un  détour  et  je  coupe 
habilement  de  manière  à  me  trouver  sur  son  passage  pour  la  croiser 


BRIGITTE,  22i 

et  la  saluer  de  très-près.  Oh  !  je  la  reconnaîtrais  entre  mille,  dans 
une  foule,  la  nuit,  le  jour  :  quelle  taille  rayissante  ! 

Imaginez-Yous  qu'hier,  à  FOpéra,  je  lorgnais  si  bien  dans  toute  la 
ttlle  que  j*ai  fini  par  la  découvrir  dans  une  baignoire,  au  moment  où 
elle  baissait  le  grillage.  Derrière  elle  j*ai  vu  un  officier,  je  ne  sais 
]Kis  au  juste  de  quelle  arme,  mais  c'était  bien  un  militaire,  un  bel 
homme  !  Oh  !  je  les  ai  bien  vus;  j'ai  des  yeux  de  lynx,  rien  ne  m'é- 
chappe. Alors,  à  la  sortie,  je  me  poste  dans  leur  couloir  et  je  les 
salue.  Elle  ne  me  reconnut  pas.  Je  cours  au  péristyle,  et  cette  fois 
nous  nous  trouvons  nez  à  nez.  Je  m'avance  jusqu'à  la  portière  et  je 
me  Domme,  en  lui  donnant  de  nouveau  mon  salut. 

—  C'est  un  coup  de  maître ,  lui  dit  Chavinart ,  et  je  crois  que 
cette  fois-ci  tu  tiens  ta  sous-préfecture. 

Madame  Sidonie  prit  un  air  consterné.  —  Ah!  mon  pauvre  Cha- 
guy,  vous  êtes  perdu  !  Elle  ne  vous  le  pardonnera  jamais  !  Elle  qui 
avait  une  si  belle  réputation,  une  Genevoise  !  Elle  va  remuer  ciel  et 
tenre  contre  vous.  Voilà  encore,  je  le  crains  bien,  votre  nomination 
ajournée.  Elle  se  sait  compromise,  vous  êtes  perdu.  Allons,  nous 
nous  retournerons  d'un  autre  côté,  mais  pour  le  moment  c'est  une 
affaire  manquée;  vous  le  voyez,  ce  n'est  pas  ma  faute.  — Madame 
Tallard  était  trop  heureuse  d'avoir  ce  prétexte  sous  la  main  pour 
dégager  sa  parole  ;  avec  ses  bévues,^  Chagny  lui  venait  toujours  en 
aide  fort  à  propos. 

Chagny  ne  savait  plus  que  répondre  et  roulait  des  yeux  fort 
tristes;  tout  à  coup  il  se  frappa  le  front  et  se  mit  à  rire  aux  éclats 
de  son  rire  bachique,  prolongé,  inextinguible: — Ah!  j'y  suis, 
j'y  suis!  Tout,  s'explique  :  comme  c'est  ça!  Voilà  donc  pourquoi 
l'officier  ne  m'a  pas  rendu  mon  salut  !  il  me  regardait  avec  des  yeux 
terribles.  Quel  farceur!  Ahl  j'y  suis!  ils  étaient  en  partie.  C'est 
trop  drôle!  Pauvres  maris!  toujours  les  mêmes.  0  Molière,  Mo- 
lière!— Et,  se  consolant  ainsi  de  sa  déconvenue,  il  s'en  alla  en 
riant  à  grand  bruit,  les  poings  sur  les.  hanches,  comme  on  rit  à  la 
scène. 

—  Mais  comment  faire  rire  celui-ci?  me  dit  Chavinart ,  en  me 
montrant  le  fameux  Gastinière,  qui  tournait  de  notre  côté.  Toutes  les 
femmes  de  France  tromperaient  leur  mari  qu'il  n'en  serait  pas  plus 
gai.  Est-il  lugubre,  ce  soir!  Quelque  discours  rentré. 

Gastinière  s'en  allait  de  droite  et  de  gauche,  traînant  avec  ennui 
son  corps  massif,  cherchant  partout  des  auditeurs;  sa  tête  morne 


293  BRIGITTE:. 

6i6tHaii<fe  Clés  là»  Ceai  q»  le  comaissakBt  de  langue  date-  Yen- 
taient  avec  soin,  pour  ne  pas  être  pris  au  piège  de  se&  inextrkabks 
dériMNMtnktions.  Madame  Sidonie  en  eut  pitié  ;  elle  lai  amena  un  doc- 
teur hollandais,  débarqué  de  la  Teille  et  déjà  à  la  pdste  de  toolis  li» 
eélébrités  paristennes.  An  bout  d*un  quart  d^beore,,  en  refumani  jmt 
là,  je  les  retrouTai  en  léle  à  tête  et  s*ad mirant  grandement.  —  li  est 
impossible  que  tous  soyex  Français,  disait  le  docteur  par  manièfe  de 
eompliment.  Oh!  monsieur,  que  tous  êtes  fort!  Quelle  tète  aile-- 
mande  !  —  Et  Gastinière  de  s*iHcliner  et  de  poursuivre  coropendien- 
sèment  Texposition  èe  ses  systèmes*  symboliques.  Au  milieu  d'une 
période,  le  Hollandais  Tarréla  net  pour  lui  dire  r —  Vous  êtes  de 
ïlastitut?  —  Non  eertes,  dit  te  peintre  philosophe.  — Alors  Télran- 
ger  se  leva  avec  mépris ,  salua  sèchement^  Gastinière  et  lui  tourns 
le  dos. 

XII 

« 

Dix  heures  venaient  cfe  sonner,  et  je  commençais  à  m'inqniétcr 
sérieusement  de  l'absence  de  Brigitte.  Allons,  vou»  n'y  tenez  plu», 
me  dit  madame  Sidonie,  il  fout  encore  que  ce  soit  moi  qui  vous  tire 
de  peine.  Vite,  monsieur  Tallard^  coure»  me  chercher  un  coopé. 
Que  diable  peut41  se  passer  encore  chez  Julie?  Elle  prit  au  has»d 
dans  l'antichambre  le  premier  manteau  qui  lui  tomija  sous  la  main^ 
elle  s'encapuchonna  vivement  d'un  grand  ehâk,  ei  disparut  dans  Fes- 
ealier  en  me  criant  : —  Patience!  patience!  &ns  dix  minutes  je  voiis^ 
les  ramène! 

Mais  vingt  minutes ,  quarante  minutes  s'écoulèrent  sans  qœ  je 
Tisse  revenir  personne.  Que  se  passaji-ilt  rue  Meslay  ?  Dans  m» 
âsquiétude ,  je  me  disposais  à  sortir,  lorsqu'eme  belle  dame  fit  sodf 
entrée  brusquement ,  sans  qw'oB  i'annonçàt.  Elle  était  vêtue  en  pay- 
sanne serbe.  C'était  bien  le  costume  que  j'avais  dessiné  pour  Brigittev 
mais  c'était  Juiia  qui  le  porfait;  eiiie  y  avait  ajouté  de  sa  façon  quel- 
ques falbalas  à  paillettes;  sur  ses  bras  elle  faisait  flotter  une  écbarpe 
écarlate  semée  d'étoiles  d'or,  dernier  débris  de  son  costume  anda- 
lou  ;  d'une  main  relevée  elle  agitait  un  tambour  dte  basque  toat 
bariolé  de  rubans.  Quoiqu'elle  f&t  masquée,  je  la  reconnus  à  s» 
démarche.  Seule ,  hardie  et  kste ,  elle  s'avançait  comme  une  reine  de 
tliéâtre.  Arrivée  au  milieu  des  valses ,  elle  se  mit  à  glisser  autour  des 
groupes,  ses  pieds,  amoureux  de  la  danse,  rasaient  le  pafquet^  tant 


^  BAIGITTF.  ^à 

8011  cerpft  fEéffiiefiait^  et  dsuas  sen  ardeur  au  plaisir,  daas  son  impar* 
tieDce,  eatndoée  tout  à  coup  par  les  appek  de  l'orcliestre,  sans  aiteâ* 
die({u'(»i  Tint  rinviter^  elLe  euleva  un  cavalier  au*passage  et  dkparui 
arôc  lui  dans  la  tourbillon  d*uae  redowa. 

Je  vis  bîeniât  arriver  Brigitle,  au  bra?  de  madame  Sidonie  ;  elle. 
élait  en  domino  noir.  J*allais  la  questionner,  mais  madame  Sîdenie 
la  fit  asseoir  ylvement  et  la  confia  un  instant  à  M.  Tallard  pour  me 
prendre  en  confidence  dana  un  coin.  —  Vous  devez  ne  rien  com- 
prendre à  tous  ces  changements  de  costumes,  me  dit-elle;  voici 
l'histoire*  Oh!  elle  ne  vous  a  pas  trompé,  elle  a  mis  le  domine,, 
OQQune  elle  vous  Tavait  promis,  mais  dès  qu'eUe  s*esi  vue  à  la  glace,, 
la  diable  l'a  emporté.  £n  arrivant  chez  elle,  je  Tai  trouvée  dans  tou» 
ses  états,  grognant,  périssant,  un  pied  dans  la  tombe.  En  un  clin 
(i*œil,  j'ai  compris  ce  qu'eUe  voulait  :  vous  ne  l'auriez  jamais  deviné, 
Toos.  Ah  !  comme  les  hommes  sont  bêtes  avec  tout  leur  grec  et  leur 
htia  !  Elle  avait  envie  du  costume  de  Brigitte ,  mais  une  envie  folle,, 
une  envie  de  nourrice,  c'était  son  idée  fixe,  aussi  comme  elle  l'a 
refusé l  Ah  !  je  la  connais  à  fond.  Je  lui  ai  demandé  en  grâce, 
oonmie  une  faveur,  de  prendre  ce  costume  de  paysanne  serbe;  je  l'ai 
priée,  suppliée  ;  je  lui  aï  prouvé  que  c'était  beaucoup  trop  sévère  f(Xû£ 
Brigitte,  qui  serait  bien  mieux  en  domino  noir  ;  que  c'était  modeste 
aa  domino,  simple  et  sans  prétention  ;  qu'on  ne  devait  pas  mettre  les» 
jeanes  filles  en  vue  :  que  sais-je  encore  ?  Je  préchais  une  convertie- 
Mais  comme  il  a  fallu  se  jeter  à  ses  pieds^  et  la  cajoler,  et  la  plaindtel 
comme  il  a  fallu  faire  appel  à  ses  grands  sentiments ,  à  son  amour 
pour  Brigitte,  qui  mourait  du  désir  d'aller  au  bal  !  Elle  s'est  débattue 
presque  pour  se  laisser  habiller  par  moi  et  par  sa  fille  :  elle  cédait  à 
la  violence  ;  elle  ne  le  faisait  que  pour  nous,  par  raison.  Et  ainsi  jus- 
qu'à l'hôtel.  Mais  à  peine  dans  l'antichambre,  éblouie  par  les  lumtè* 
la,  attirée,  enivrée  par  la  musique ,  la  voilà  qui  nous  jette  sa  pelisse 
et  qui  s'élance  la  première  dans  la  salle,  au  bruit  des  violons,  nous 
laissant  seules  à  nous  débarrasser  de  nos  costumes  de  voyage.  Voilà 
rhistoîre.  Maintenant ,  de  grâce ,  pas  un  noot  de  reproches  quand 
tous  la  verrez.  Elle  est  ainsi  faite.  Calmez-vous,  pas  un  mot,  je  vous 
en  supplie  pour  moi  ^  pour  Brigitte.  Venez,  je  vais  vous  faire  une 
bonne  petite  place  à  côté  d'elle ,  entre  ces  deux  dames  de  Stockolm 
(fà  ne  savent  pas  vingt  mots  de  français. 

Madame  Urbain  était  vraiment  la  lioniue  du  moment  ;.  on  faisait 
oade  autour  d'elle  pour  admirer  ses  pas  de  danse.  Sous  ce  déguise- 


224  BRIGITTE. 

ment  dont  elle  se  paraît ,  on  pouyait  la  prendre  pour  une  trës-jeane 
femme  ;  ses  beaux  cheveux  blonds  flottaient  en  grappes  autour  du 
masque  ;  la  grâce  et  la  souplesse  de  ses  mouvements ,  Téléganoe  de 
sa  tournure,  son  entrain ,  sa  vivacité  charmante,  son  succès,  faisaient 
envie  aux  plus  coquettes.  Ce  cavalier  égaré  dont  elle  s*était  emparée 
si  brusquement  n*était  autre  que  Chagny.  Le  lord-maire,  tout- ravi 
d'une  telle  faveur,  se  croyait  en  bonne  fortune;  il  ne  voulait  plus 
quitter  sa  danseuse  ;  il  lui  récitait  des  madrigaux;  il  la  promenait 
avec  orgueil.  Chavinart  se  pencha  vers  lui  et  lui  dit  à  l'oreille:  — 
Ah  !  quel  charme  !  c'est  une  princesse  moldave,  ton  ministre  Ta  con- 
nue en  Orient,  il  en  est  fou,  amoureux  comme  un  Turc  !  Elle  peut 
tout  sur  lui.  Touche-lui  un  mot  de  ta  sous-préfecture,  et  n'oublie 
pas  que  là-bas ,  dans  son  pays ,  il  y  a  des  croix  superbes ,  grandes 
comme  la  main,  tout  diamant!  C'est  ton  afiaire. 

Quand  les  violons  se  reposèrent ,  madame  Urbain  vint  s'asseoir  à 
côté  de  nous.  J'attendis  qu'elle  me  parlât  la  première.  Elle  se  crut 
obligée  de  se  justifier  d'avoir  pris  le  costume  de  Brigitte;  je  la  laissai 
mentir  à  son  aise.  Irritée  de  mon  silence,  elle  commençaità  me  cher- 
cher querelle,  mais  les  musiciens  se  remettant  en  place ,  elle  m'eut 
vite  oublié;  au  premier  coup  d'archet,  elle  nous  laissa  là  pour 
courir  à  la  danse;  alerte,  joyeuse,  infatigable,  enivrée  ,  elle  lassait 
les  plus  fougueux  valseurs.  Entre  deux  quadrilles,  elle  revenait  à  la 
hâte  vers  nous,  et,  comme  si  elle  eût  été  un  peu  honteuse  d'être  si 
animée  au  plaisir  quand  sa  fille  restait  assise  dans  un  coin,  elle  nous 
excitait  à  danser  comme  elle;  elle  me  répétait  avec  insistance  :  — 
Vrafment  !  je  ne  vous  comprends  pas.  Seriez-vous  jaloux  que  vous  la 
gardez  ainsi  à  l'écart  pour  l'empêcher  de  s'amuser?  Je  connais  Bri- 
gitte ,  il  ne  faut  pas  l'écouter,  elle  se  laisse  trop  aller,  elle  a  besoin 
d'être  secouée  ;  croyez-moi,  il  lui  faut  de  grandes  distractions ,  du 
Bruit,  du  mouvement,  de  l'agitation  ;  puisqu'elle  refuse  avec  tout  le 
monde,  faites-la  au  moins  danser  avec  vous. 

A  son  tour,  madame  Sidonie  vint  presser  si  vivement  Brigitte 
qu'il  fallut  céder.  Lorsqu'elle  eut  dansé  avec  moi,  Brigitte  n'eut  plus 
de  prétexte  poli  pour  refuser  les  amis  de  la  maison  qui  l'avaient  déjà 
engagée;  il  fallut  accepter  les  invitations  de  M.  Tallard,  de  Chagny, 
de  Chavinart ,  enfin  d'un  vieux  voisin  plein  d'obligeance,  qui  depuis 
deux  ans  lui  demandait  un  quadrille,  et  qu'un  nouveau  refus 
aurait  désespéré.  Quand  elle  revint  s'asseoir,  je  la  trouvai  fatiguée, 
oppressée;  l'altération  de  sa  voix,  son  teint  animé  et  ses  pâleurs 


BRIGITTE.  225 

subites  m'inquiétaient  Tivement;  je  courus  aTerlir  madame  Urbain; 
on  valsait  un  brillant  cotillon  dont  elle  était  Tornement  et  la  gloire, 
n  fallut  attendre  que  cette. danse  fût  terminée.  Quand  nous  revînmes, 
Brigitte  paraissait  déjà  beaucoup  mieux ,  et ,  soit  qu'elle  fît  efifort 
poar  se  contenir  devant  sa  mère,  soit  que  la  crise  fût  passée ,  tout  le 
monde  put  croire  que  je  m'étais  alarmé  sans  raison.  Seule ,  madame 
Urbain  parut  troublée,  elle  se  jeta  dans  des  exagérations  d'inquiétude 
et  d'effroi  ;  elle  embrassait  et  caressait  follement  sa  fille  en  pleurant, 
en  se  désespérant.  Elle  me  reprochait  de  ne  l'ayoir  pas  préyenue 
plus  tôt,  elle  voulait  envoyer  chercher  un  médecin.  Ce  qui  ne  Fem- 
pêcha  pas  de  me  dire  au  bout  de  cinq  minutes  :  —  Vous  êtes  d'une 
imprudence  inouïe  !  qu'avez-Yous  à  lui  monter  ainsi  la  tête  !  Les 
jeunes  filles  ne  sont  qu'imagination ,  et  vous  les  rendriez  malades 
avec  tous  vos  troubles. 

Je  crois  qu'elle  était  sincère  en  me  parlant  ainsi  pour  se  tranquil- 
liser. Pour  tout  ce  qui  touchait  à  ses  plaisirs ,  elle  savait  se  tromper 
elle^nême  de  si  bonne  foi  !  Comme  de  nouveau  j'insistais  à  lui  expri- 
•  mer  mes  craintes,  elle  me  répondit  avec  impatience  :  -^  Eh  !  mon 
Dieu!  je  la  connais  mieux  que  vous  !  Oh!  le  cœur  d'une  mère  ne  se 
trompe  pas  !  Pourtant,  si  vous  le  croyez  nécessaire,  nous  allons  nous 
retirer  à  l'instant  même.  Ordonnez,  on  vous  obéira.  —  Âh  !  Péraldi, 
soyez  franc,  vous  êtes  bien  jaloux. 

Dès  que  cette  idée  se  fut  offerte  à  son  esprit ,  elle  s'y  attacha  obsti- 
nément; elle  n'en  voulut  plus  démordre.  Elle  qui  croyait  toigours  à 
des  ruses  ne  doutait  déjà  plus  que  par  jalousie  j'eusse  inventé  ce 
]H^xte  de  maladie  pour  faire  sortir  Brigitte. 

Madame  Sidonie  me  prit  à  part  et  me  dit  vivement  :  —  Ne  partez 
pas,  Julia  ne  vous  le  pardonnerait  jamais ,  et  encore  moins  à  Bri-» 
gitte.  Elle,  partir  !  Mais  si  elle  y  songeait ,  il  y  a  longtemps  qu'elle 
aurait  retiré  son  masque;  elle  ne  Ta  seulement  pas  détaché.  Tout  à 
l'heure,  dans  son  grand  désespoir,  je  riais  en  lui  voyant  relever  la 
mentonnière  pour  embrasser  sa  fille.  Quant  à  Brigitte ,  je  vous  jure 
que  ce  n'est  rien.  Mal  de  jeune  fille,  un  peu  de  fièvre  ;  l'émotion 
d'avoir  dansé  avec  vous.  La  première  fois  que  M.  Tallard  m'a  serré 
la  main  en  valsant,  j'étais  ainsi.  Comment!  ne  voyez-vous  pas  que 
Brigitte  vous  aime?  Ces  hommes  ne.comprennent  rien  ! 

Elle  me  parlait  ainsi  de  tout  cœur,  sans  soupçonner  à  quel  point 
elle  m'irritait.  De  son  côté,  madame  Urbain  ne  cessait  d'insister  pour 
partir,  mais  de  façon  à  nous  obliger  à  rester.  —  On  voit  qu'il  veut 

Tome  X.  -*.•  S8*  UvnitOB.  15 


tte  BRIGITTE. 

8*01  aller,  disait-elle  a  sa  fille,  faisons-loi  ce  sacrifice.  Allons,  lefon»» 
nous.  Oh  !  rassure^moi ,  Brigitte,  n'est-ce  pas  que  ta  ne  sonfirei 
plus?  Si  tu  le  «désires,  nous  allons  partir.  Et  elle  résistait  encore, 
certaine  du  refus  de  Brigitte;  elle  demandait  son  manteau,  son  dia- 
peau^  la  ipoiture  ;  elle  se  levait  avec  agitation,  —  mais  toujours  sans 
retirer  eon  masque;  il  fallut  la  bien  supplier,  la  retenir  de  forée, 
pour  Tempècher  de  courir  au  yestiaire. 

Enfin,  elle  cons^itit  a  rester;  mais,  n'osant  encore  se  remettre  à  la 
danse,  elle  s'installa  en  garde-malade  auprès  de  Brigitte,  et,  pour 
s'occuper,  elle  courait  au  buffet  et  rerenait  à  chaque  instant  atec  des 
bouillons ,  des  sirops ,  des  sucreries.  Il  aurait  fallu  goûter  de  tout 
C'était  sa  manière  de  soigner  les  gens. 

Elle  nous  fit  ainsi  le  sacrifice  de  quelques  quadrilles,  et  de  sa  part 
c'était  bien  méritoire,  car  à  chaque  instant  elle  jetait  un  regard 
d'envie  sur  ces  groupes  animés  qui  passaient  et  repassaient;  mais 
une  sorte  de  honte  la  retenait  près  de  nous.  L'obligeante  madame 
Sidonie  lui  vint  trè&-subtilement  en  aide  :  —  Prenez  garde ,  lui  dit- 
elle  ,  Brigitte  finira  par  se  croire  très-mal ,  si  vous  restez  tous  là  près 
d'elle,  sans  vous  secouer,  avec  vos  airs  tristes  et  malheureux.  Allons, 
qu'on  s'amuse  et  qu'on  danse  ;  votre  gaieté  l'égayera,  votre  plaisir 
lui  fera  du  bien.  —  Vous  croyez?  répondait  madame  Urbain  qui 
ne  demandait  pas  mieux  que  d'être  persuadée.  Elle  se  débattit  fiii- 
blement,  vaincue  d  avance  ;  sans  l'écouter,  madame  Sidonie  aUa  lui 
chercher  un  danseur.  —  Tenez,  voilà  votre  amoureux,  lui  dii-elle, 
en  lui  i^résentant  Chagny. 

Madame  Urbain  s'élança  au  bras  du  lord*maire ,  et  nous  laissa  là 
de  fort  bon  cœur.  S(M1  succès  fut  très*grand.  Elle  excellait  vraiment 
dans  ces  danses  hongroises  importées  la  veille  à  Paris.  Je  ne  sais 
où  elle  pouvait  les  avoir  apprises.  Tous  la  félicitaient ,  et  madame 
Sidonie  n'était  pas  la  moins  empressée  des  complimenteurs. — Ah  I 
qaA  plaisir  de  vous  voir  si  heureuse  !  S'amuse-t-elle ,  notre  chère 
amiel  Et  madame  Urbain  de  répondre,  en  montrant  négligem- 
ment son  carnet  tout  chargé  d'invitations.  —  Eh  1  comment  fiiire 
quand  on  est  engagée  de  tous  côtés  ?  Si  je  n'écoutais  que  mes  goAts> 
je  me  reposerais  de  préférence.  Mais  que  voulez-vous?  on  ne  peut 
pas  faire  d'impolitesse  aux  gens.  Ah  I  comme  j'aimerais  mieux  mon 
lit,  ou  bien  marcher  dans  un  bois,  au  grand  air! 

Madame  Sidonie,  toujoursuQ  peu  malicieuse  dans  ses  amitiés,  s'em- 
pressa de  lui  détacher  son  masque  :  — <}uoi  !  vous  souffrez  !  ditrellê;  oh  ! 


BRIGITTE.  227 

respirez  un  peu,  chère  belle  !  Ce  loup  doit  tous  étouffer.  -^  Com- 
ment! c*est  ¥ous,  Biadame  Urbain  I  s'écria  trèt-faucfaement  Cbagny, 
et  fnoi  quL%*  Madame  Sidonîe  Tairréla  nelî-'^Ahl  qti*alte2-You8 
dire?  grand  étourdi.  Et  pour  bien  faire  sentir  le  mauvais  compli- 
ment ,  elle  ajouta  avec  une  bonhomie  perfide  :  —  Allons  vite ,  vos 
excuses  à  notre  chère  amie  qui  n'a  jamais  été  si  jeune  et  si  belle. 
Oh  !  Julie,  vous  avez  été  la  reine  du  bal  ! 

Chagny  se  confondit  en  excuses  et  l'invita  de  nouveau  avec  toutes 
sortes  de  galanteries  exagérées.  Mais  le  coup  était  porté,  et  dans  son 
dépit  madame  Urbain  refusa  très-sèchement  de  valser  avec  lui.  Cette 
fois  elle  voulait  très-sérieusement  se  retirer;  elle  avait  déjà  demandé 
la  voiture,  lorsqu'un  petit  jeune  homme,  au  dépourvu  de  danseuse, 
Tint  l'inviter.  Pour  se  venger  de  Chagny,  elle  accepta.  Jamais  elle 
n'avait  dansé  avec  tant  d'entrain ,  d*élégance  et  de  passion;  elle*  ne 
s'arrêta  que  lorsqu'elle  eut  mis  son  cavalier  hors  de  combat.  L'a- 
dolescent, épuisé,  brisé,  hors  d'haleine,  alla  tomber  sur  un  teiuteiiil 
comme  un  homme  ivre  ;  elle ,  souriante ,  heureuse ,  traversait  les 
groupes  avec  grâce ,  d'un  pas  léger,  sans  fatigue ,  prête  encore  à 
lasser  les  plus  intrépides. 

Ce  fut  son  dernier  triomphe.  Elle  eut  beau  se  placer  en  vue,  au 
premier  rang  des  danseuses  les  plus  ardentes  au  plaisir,  on  ne  vint 
plus  l'inviter.  Les  quadrilles  succédèrent  aux  valses,  les  solichs  aux 
redowas,  les  redowas  aux  quadrilles,  et  personne  ne  s'approchait 
d'elle.  Seule,  abattue,  navrée^  elle  attendait;  elle  attendait  toujours 
sans  pouvoir  se  décider  à  quitter  ce  salon  inhospitalier,  dédaigneux. 
Qaelle  cruelle  et  subite  expiation  !  elle  faisait  peine  à  voir.  La  tris- 
tesse et  l'ennui  se  répandaient  sur  cette  figure  fatiguée,  l'envieillis*- 
saient  encore.  Elle  n'était  plus  reconnaissable.  Madame  Sidonie,  qui 
ne  persistait  jamais  longtemps  dans  ses  malignités,  eut  compassion 
de  la  voir  si  accablée,  si  abandonnée.  M.  Tallard  reçut  l'ordre  de 
vmir  inviter  madame  Urbain  et  de  la  faire  danser  jusqu'à  la  fin  da 
bd.  n  obéit  en  conscience,  car  il  ne  consentit  à  la  reconduire  dans 
notre  coin  que  lorsque  les  musiciens  lassés  s'arrêtèrent  et  prirent 
leors  états  pour  serrer  les  violons.  Il  était  grand  jour. 


0 


GOETHE   ET  SCHILLER' 

PAR  M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER. 


II 

SCHILLEB 

SA  VIE  ET  SES   OEUVRES 

On  peut  dire  que  Schiller  se  révéla  au  inonde,  à  yingUdeux  aos, 
par  une  véritable  explosion  de  colère  et  de  génie.  Il  a  résumé  lui- 
même  avec  une  audacieuse  franchise  l'histoire  de  sa  jeunesse  ;  et  la 
conclusion  de  cette  histoire,  c'est  le  drame  des  Brigands.  Écoutez  sa 
confession. 

<c  Une  étrange  méprise  de  la  nature  m'a  condamné  à  être  poète 
dans  mon  pays.  Le  goût  de  la  poésie  offensait  les  lois  de  l'institut  où 
j'ai  été  élevé  et  contrariait  les  plans  de  son  fondateur.  Pendant  huit 
années,  mon  enthousiasme  eut  à  lutter  contre  la  discipline  militaire. 
Mais  la  passion  de  la  poésie  est  ardente  et  forte  comme  le  premier 
amour  ;  ce  qui  devait  l'étouffer  l'enflamma.  Afin  d'échapper  à  une 
situation  qui  était  pour  moi  une  torture,  mon  cœur  se  mit  à  diva- 
guer dans  un  monde  idéal.  Ignorant  le  monde  réel  dont  j'étais  séparé 
par  des  barrières  de  fer  ;  —  ignorant  les  hommes,  car  les  quatre 
cents  condisciples  qui  m'entouraient  n'étaient  qu'une  seule  créature, 
la  copie  exacte  d'un  seul  et  même  modèle,  et  la  nature,  la  grande 
artiste,  n'eût  pas  reconnu  un  seul  d'entre  eux  ;  —  ignorant  les  ten- 
dances des  êtres  libres  et  abandonnés  à  eux-mêmes,  car  de  toutes  les 
facultés  humaines,  de  toutes  les  forces  de  la  volonté,  une  seule  était 
exercée  dans  le  monde  où  je  me  trouvais,  une  seule  se  tendait  d'une 
façon  convulsive,  les  autres  languissaient  engourdies  ;  les  particula- 
rités, les  expansions  de  la  nature  qui  aime  à  s'épanouir  sous  mille 
formes  diverses,  allaient  se  perdre  toutes  indistinctement  dans  la  régu* 

\ .  Voir  la  37«  lîvraisoD. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  229 

larité  mécanique  de  la  discipline  régnante  ;  —  ignorant  les  fenunes, 
car  les  portes  de  cet  institut  ne  leur  sont  ouvertes  qu'à  Tâge  où  elles 
n'ont  pas  conunencé  d'être  intéressantes  et  à  l'âge  où  elles  ont  cessé 
de  Têtre  ;  —  ignorant  enfin  l'homme  et  la  destinée  humaine,  mon 
pinceau  nécessairement  devait  manquer  la  juste  ligne,  la  ligne  inter- 
médiaire entre  les  anges  et  les  diables  ;  il  devait  produire  un  monstre 
qui  par  bonheur  n'avait  pas  d'analogue  dans  l'univers...,  je  parle  des 
Brigands.  La  pièce  a  paru.  Le  monde  moral  tout  entier  a  cité  l'au- 
teur à  comparaître  devant  lui  comme  accusé  du  crime  de  lèse-majesté. 
Sa  justification  complète  était  dans  les  conditions  de  sa  naissance. 
Entre  les  attaques  sans  nombre  que  m'ont  attirées  mes  Brigands^ 
nne  seule  a  touché  juste  :  je  m'étais  mis  en  tête  de  peindre  les  hommes, 
deux  années  avant  d'en. avoir  rencontré  un  seul.  » 

Yoilà,  en  quelques  mots,  l'histoire  de  Schiller  enfant  et  le  prélude 
de  son  œuvre.  Le  jour  où  le  jeune  géant  brisa  les  liens  qui  l'enchaî- 
naient, le  cri  qu*il  poussa  retentit  par  toute  l'Allemagne.  Un  poète 
dramatique  était  né,  et  ce  poète  qui  s'accuse  d'avoir  peint  les  hommes 
avant  de  les  avoir  vus,  ce  poète,  sans  le  savoir,  venait  d'exprimer  la 
situation  de  son  pays  et  de  son  siècle. 

Jean-Christophe-Frédéric  Schiller  naquit  à  Marbach,  jolie  petite 
Tille  du  Wurtemberg,  au  bord  de  ce  doux  Neckar  que  tant  de 
poètes  ont  chanté.  Il  avait  failli  naître  dans  un  camp;  son  père,  qui 
était  alors  lieutenant  d'infanterie,  se  trouvait  à  quelques  lieues  de  là, 
occupé  avec  son  régiment  aux  exercices  d'automne  ;  on  raconte  que  la 
mère,  étant  allée  le  voir,  ressentit  sous  la  tente  les  premières  douleurs 
de  l'enfantement.  Elle  put  cependant  être  ramenée  à  Marbach,  et  c'est 
là  que,  le  10  novembre  17S9,  elle  mit  au  monde  ce  fils  destiné  à  une 
gloire  si  pure^  Le  père,  saisi  d'une  pieuse  émotion,  prit  le  nouveau- 

1.  Cest  aussi  le  10  novembre  que  sont  nés  deux  autres  personnages  chei*s 
i  FÂllemagne  du  Nord,  le  grand  réformateur  du  seizième  siècle  et  Tun  des 
béros  de  la  guerre  de  1813,  Luther  et  le  général  Scharnhorst.  Ce  rapproche- 
ment ne  serait  plus  possible  si  Schiller  était  né,  non  pas  le  1 0  novembre , 
mais  le  i  1,  comme  l'a  prétendu  M.  Gustave  Sch^rab.  Le  registre  des  baptêmes 
de  Marbach,  consulté  par  M.  Schwab,  fixe  en  effet  au  11  novembre  1759  la 
naissance  de  Tenfant,  et  M.  Schwab  s'était  cru  autorisé  à  rectifier  d'une  ma- 
nière définitive  l'erreur  commise  jusque-là  par  tous  les  historiens  littéraires. 
Le  dernier  biographe  de  Schiller,  M.  Emile  Palleske,  est  heureux  de  rétablir 
la  date  du  10  novembre  et  le  rapprochement  qui  en  résulte.  Les  arguments 
ài  M.  Palleske  sont  péremptoires.  11  rappelle  d'abord  que,  du  vivant  du 


290  GOETHE  ET  SCHILLER. 

né  dans  ses  bras,  et  TéleTant  vers  le  ciel  :  «c  Être  des  êtres,  s'écrîa-t-îl, 
je  te  le  recommande  ;  accorde-lui  la  force  de  l'esprit ,  supplée  par  ta 
grftce  à  ce  que  le  manque  d^éducation  m'empêchera  de  faire  pour 
mon  enfant  !  »  ^ 

Ce  père  du  poëte,  Jean-Gaspard  Schiller,  était  un  homme  simple, 
laborieux ,  sévère  pour  lui-même  et  pour  les  autres,  un  vrai  type 
d'honneur  et  de  vertu  populaire.  «  Puisse- je,  dira  le  poète  en  appre- 
nant sa  mort,  puissé-je  sortir  de  ce  monde  aussi  pur  qu'il  en  est 
sorti,!  »  Â  vingt-deux  ans,  il  était  entré  en  qualité  de  chirurgien- 
barbier  dans  un  régiment  de  hussards,  et  il  y  avait  gagné  bientôt 
des  épauleltes  de  sous-officier.  Licencié  en  1748,  à  la  paix  d'Aix- 
la-Chapelle,  il  reprit  du  service  au  commencement  de  la  guerre  de 
Sept  ans ,  fut  admis  comme  enseigne  dans  le  régiment  du  prince 
Louis  de  Wurtemberg  et  fit  vaillamment  plusieurs  campagnes.  Ce 
fut  pendant  cette  guerre  que  son  fils  vint  au  monde.  La  guerre  finie, 
Jean-Gaspard  Schiller  vint  tenir  garnison  à  Ludwigsbourg,  et  pour 
occuper  ses  loisirs  il  se  livra  à  des  travaux  d'agriculture  et  de  jardi- 
nage qui  lui  attirèrent  bientôt  les  faveurs  du  souverain.  Il  avait  établi 
à  Ludwigsbourg  une  pépinière  qui  prospérait  à  merveille;  le  duc 
Charles  de  Wurtemberg,  informé  dé  ses  succès,  lui  confia  la  direction 
de  ses  jardins  et  de  ses  parcs,  dans  ce  beau  château  de  la  Solitude 
qu'il  avait  fait  construire  au  milieu  des  bois.  C'est  là  que  l'ancien 
chirurgieiï-barbier,  revêtu  désormais  du  titre  de  capitaine ,  acheva 
tranquillement  ses  jours.  Il  était  fort  apprécié  de  son  souverain  et 
Jouissait  de  l'estime  universelle.  Tout  privé  qu'il  était  de  culture  litté- 
raire, il  sentit  vivement  la  gloire  de  son  fils.  Chaque  fois  que  Schiller 
envoyait  à  la  librairie  Cotta  le  manuscrit  d'une  œuvre  nouvelle,  il 
avait  soin  de  le  faire  communiquer  d*abord  à  son  père;  et  n'était-ce 
pas  un  spectacle  touchant  de  voir  le  vieux  jardinier  de  la  Solitude 
feuilleter  avec  émotion  les  pages  de  Wallemtein  ou  de  Guillaume 
Tell?  Un  des  biographes  de  Schiller,  M.  Gustave  Schwab,  à  qui 
nous  empruntons  ces  détails,  nous  dit  que  les  mains  de  l'excellent 

poète,  c'est  toujours  le  40  novembre  que  sa  famille  a  fêté  Tanniversaire  et 
sa  naissance  ;  mais  la  preuve  décisive,  c'est  un  mémoire  manuscrit  intitulé  : 
Gumcuhan  mtœ  metarn,  dans  lequel  le  père  do  poète  a  exposé  lui-môme  les 
principaux  événements  de  sa  carrière.  Ce  manuscrit,  daté  de  la  Solitude, 
i7  mai  i789,  était  resté  inconnu  à  tous  les  biographes;  M.  Palleske  s'en  est 
servi  le  premier,  et  il  y  a  trouvé  cette  date  du  10  novembre  1759  sur  laquelle 
il  n'y  a  plus  de  doute  possible  désormais. 


GCETHE  ET  SCBILLEB.  231 

père  tremblaient  de  jdte.  Je  le  Tois  dici  ému,  inquiet,  trooblé  ou 
channé  tour  à  tour,  comprenant  avec  son  ccmu*  ce  que  son  esprit 
B'eniendaît  pas^  se  rappelant  peut-être  la  prière  qu'il  foisait  le  l&no^ 
membre  1759,  et  remerciant  Dieu  de  TaToir  si  pleinement  exaneée. 

Lii  mère  du  noble  poète  était  aussi  un  exoeUenk  type  des  classes 
populaires  en  Allemagne,  le  type  gracieux  et  pur  en  feœ  du  type 
rustique,  la  douceur  a£Gsctueuae  à  côté  de  la  rudesse  honnête.  Elle 
s'appelait  Élisabelh-Doroibée  Kodweiss»  Son  grand  ^père  et  son 
aieui  étaient  boulangers  à  Marbach  ;  son  père ,  aubergiste  et  mar- 
chand de  bots,  awt  amassé  laborieusement  une  petite  fortune  qui 
fut  engloutie  presque  tout  entière  dans  les  inondations  du  Neckar. 
Le  pauvre  homme,  à  peu  près  ruiné,  obtint  conmie  une  aumône  une 
place  de  gardien  de  irille  [thonDart)  avec  un  misérable  logement  près 
des  remparts.  Elisabeth-Dorothée  était  mariée  déjà  quand  ce  mat* 
heur  frappa  son  père;  e\le  ne  souffrit  pas  des  rigueurs  de  Tindigence 
et  reçut  ntôme  une  certaine  éducation  qui  développa  heureusement  les 
purs  instincts  de  son  âme.  Bile  aimait  la  lecture  et  la  musique;  elle 
chantait  des  mélodies  populaires  en  s*acoompagnant  sur  la  harpe  ;  on 
a  conservé  d  eUe  quelques  strophes  adressées  à  son  mari,  accents 
candides,  paroles  sans  art,  murmure  confus  et  harmonieux  d'un 
coBor  tendre.  C'était  bien  une  fille  du  peuple  souabe  :  simple,  dévouée, 
pieuse,  naïvement  sassible  au  charme  de  la  nature.  Dorothée  Schiller 
eut  une  influence  manifeste  sur  l'esfM'it  et  le  cœur  de  son  fils.  Pett* 
dant  que  le  père  était  a  Tarmée,  die  dirigea  seule  à  Marbach  les  pre* 
miers  pas  de  Tentant,  et  grava  dans  son  âme  ces  impressions  que 
rien  n'efface.  «  Je  le  vois  encore ,  disait  plus  tard  sa  sœur  ahiée 
Christq>hine,  quand  *  il  épelait  la  Bible,  et  que,  joignant  les  mains, 
il  levait  ses  yeux  vers  le  ciel;  avec  ses  longs  cheveux  blonds  et  bou- 
dés, il  avait  l'air  d'un  ange.  » 

Ce  petit  ange  rustique  avait  six  ans  lorsque  son  père  alla  s'étaUir 
sur  la  frontière  du  Wurtemberg^  dans  le  village  de  Lorch,  où  le 
fixaient  ses  fcmctions  d'officier  recruteur.  Il  fallut  quittar  Marbach  et 
la  maison  du  grand-père  Kodweîss;  on  le  confia  bientôt  au  pasteur 
de  Lorch,  l'excellent  Moser,  dont  le  poète  un  jour  conservera  le  son- 
Tenir  et  le  nom  dans  une  scène  célèbre  de  ses  Brigands.  Ce  fut  lui 
qui  enseigna  les  éléments  du  latin  et  du  grec  au  futur  poète  de 
la  Fiancée  de  Messine;  il  lui  inspira  sans  doute  aussi  une  ardeur 
enfantine  pour  la  théologie,  et  l'ambition  d'expliquer  aux  honunes  k 
parole  de  Dieu,  «c  Je  veux  être  prédicateur,  »  disait  l'écolier  du  pas- 


232  GOETHE  ET  SCHILLER. 

leur  Moser  quand  il  rentrait  le  soir  au  foyef  paternel,  et,  s'arran- 
geant  une  sorte  de  chaire  avec  un  fauteuil ,  il  prononçait  devant  sa 
mère  et  ses  trois  sœurs  de  petits  sermons  improvisés,  «c  Schiller  ne 
se  trompait  pas,  a  dit  un  de  ses  biographes*  ;  il  est  devenu,  en  effet, 
un  prédicateur,  mais  ce  n'est  pas  dans  une  chaire ,  c*est  sur  la  scène 
qu'il  a  prêché  ;  ce  n'est  pas  à  une  communauté  de  croyants,  c'est  à  la 
grande  famille  humaine  que  s'adressait  sa  voix  puissante,  d 

Après  trois  années  passées  à  Lorch,  la  famille  Schiller  fut  appelée 
à  Ludwigsbourg  (1768),  et  sept  ans  plus  tard,  nous  l'avons  dit, 
l'humble  officier  du  duc  Charles  était  nommé  directeur  des  jardins 
de  la  Solitude^.  De  1768  à  1773,  Schiller  commença  ses  études  à 
l'école  de  Ludwigsbourg;  là,  sous  la  discipline  assez  brutale  d'un 
maître  capricieux,  sa  franche  et  impétueuse  nature  se  déploya  soudai- 
nement. Si  Goethe,  à  vingt-six  ans,  apparaissait  comme  un  jeune  dieu 
à  la  cour  de  Weimar,  Schiller,  dès  la  première  enfance,  apparut  à  ses 
camarades  comme  un  jeune  fils  des  Niebelungen.  Fier,  hardi,  prompt 
à  la  bataille,  toujours  prêt  à  se  sacrifier  pour  ses  amis,  on  ne  résistait 
ni  à  la  vigueur  de  sa  colère  ni  à  la  générosité  de  son  cœur.  Il  était  tou- 
jours, et  de  toute  manière,  à  la  tête  de  sa  classe.  Longtemps  encore 
après,  ses  condisciples  ne  parlaient  qu'avec  admiration  de  la  singu- 
lière influence  exercée  si  naturellement  par  l'écolier  de  Ludwigs- 
boui^.  Ce  jeune  Siegfried  aux  cheveux  blonds  n'avait  pas  encore 
renoncé  à  la  théologie;  il  apprenait  l'hébreu  en  même  temps  que  le 
grec  et  le  latin.  A  treize  ans,  après  qu'il  eut  reçu  la  confirmation,  ses 
parents  étaient  décidés  à  le  faire  entrer  dans  une  des  quatre  écoles 
théologiques  du  Wurtemberg,  'espèces  de  petits  séminaires  où  l'on 
avait  conservé  certaines  traditions  du  catholicisme  et  dont  les  élèves 
portaient  la  soutane.  Mais  ce  n'était  pas  la  discipline  catholique  d'un 
séminaire  protestant  qui  devait  accomplir  chez  ce  mâle  jeune  honmie 
les  desseins  de  la  Providence  ;  il  aurait  trouvé  là  de  sublimes  extases 
qui  l'eussent  dédommagé  de  la  contrainte;  son  ardent  génie,  aussi 
amoureux  de  l'action  que  de  l'idéal,  l'aurait  placé  peut-être,  conome 
Luther,  mais  avec  d'autres  principes,  parmi  ces  novateurs  qu'un 
poète  appelle  les  chevaliers  de  l'Ësprit-Saint.  Dieu  lui  réservait  des 
destinées  différentes.  Pour  faire  jaillir  le  poétique  génie  de  son  cœur 

1.  Hoffmeister,  Le&enScAt7(er5;  tomel,  p.  40. 

2.  Nous  suivons  ici  Topinion  de  M.  Emile  Palleske  ;  selon  MH.  Hoffmeister, 
Gustave  Schwab,  Edouard  Boas,  ce  serait  en  1770  que  Jean-Gaspard  Schiller 
aurait  été  placé  au  château  de  la  Solitude. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  233 

et  lui  imprimer  un  élan  Tictorieux,  il  fallait  une  compression  étouf- 
fante, un  joug  sans  dédommagement,  l'intolérable  joug  d'un  cloître 
militaire.  Suivons  Schiller  à  la  Karls-Schide. 

Ce  n'était  pas  un  homme  ordinaire  que  le  duc  Charles  de  Wurtem- 
berg. Esprit  vif,  hnagination  turbulente,  il  avait  le  sentiment  des 
choses  élevées,  et  s'il  avait  reçu  une  éducation  plus  complète,  s'il 
avait  pu  se  soustraire  à  l'oisiveté  ou  aux  dissipations  de  sa  chai*ge,  il 
aurait  sans  doute  laissé  un  nom  dans  l'histoire  de  son  pays.  Ces 
petites  souyerainetés  allemandes  du  dix-huitième  siècle,  n'imposant 
aucun  devoir  et  ne  subissant  aucun  contrôle,  étaient  des  postes  péril- 
leux pour  les  âmes  les  plus  fortes  ;  après  avoir  follement  dépensé  sa 
jeunesse  et  son  âge  mûr,  le  duc  Charles  voulut  honorer  la  fin  de  sa 
vie  par  un  emploi  sérieux  de  ses  facultés  et  de  son  pouvoir.  If  com- 
prenait la  valeur  de  la  science,  et  regrettait  amèrement  tout  ce  qui 
manquait  à  la  culture  de  son  esprit  :  l'ambition  lui  vint  d'attacher 
son  nom  à  des  établissements  utiles,  à  une  série  d'écoles  modèles  des- 
tii^s  à  faire  des  agriculteurs  et  des  soldats.  De  ces  projets,  un  peu 
confus  d'abord,  était  sortie  en  premier  lieu  une  espèce  d'académie  de 
musique  et  de  danse,  établie  au  château  de  la  Solitude;  la  pensée  du 
fondateur  se  transforma  bientôt,  l'école  de  la  Solitude  fut  remplacée 
par  une  grande  institution  militaire,  connue  au  dix*huitième  siècle 
sous  le  nom  de  Kark-Schule^  école  de  Charles.  L'école  de  la  Solitude 
avait  été  fondée  en  1770;  la  première  transformation  avait  eu  lieu 
Tannée  suivante;  en  1775,  l'œuvre  était  complète  :  l'établissement, 
pourvu  de  tous  ses  professeurs,  rempli  d'élèves  venus  de  divers  points 
de  l'Allemagne,  était  transporté  à  Stuttgardt  avec  le  titre  à' Académie 
militaire.  En  réalité,  c'était  un  cloître.  Séparés  du  monde  entier,  les 
élèves  vivaient  là  comme  des  moines  dans  une  abbaye.  La  discipline 
était  aussi  impérieuse  que  les  études  étaient  fortes.  On  y  apprenait 
les  mathématiques  et  les  langues  anciennes,  l'histoire  et  la  géogra- 
phie, la  religion  et  les  sciences  naturelles,  le  droit  et  la  médecine, 
la  musique  et  les  arts  du  dessin;  on  y  apprenait  surtout  à  dépouiller 
toute  initiative,  à  se  transformer  en  chifire,  à  obéir  comme  une 
machine.  Chacun  des  élèves  devait  être  le  règlement  en  action.  Cos- 
tumes, attitudes,  mouvements  du  corps,  tout  cela  prévu  et  déterminé 
avec  une  précision  impitoyable  ;  on  devine  de  quelle  liberté  jouissait 
Imtelligence.  Toute  la  journée,  d'heure  en  heure,  le  duc  Charles 
pouvait  savoir  exactement  ce  que  faisait  chaqiiè  élève  de  son  acadé- 
mie. Ce  pédagogue  passionné  voulait  absolument  former  des  hommes 


234  GOETHE  ET  SCHILLER. 

d^élite  comme  le  père  de  Frédéric  le  Grand  formait  des  soldats  et  des 
caporaux.  Un  tel  régime,  on  le  comprend,  pouyait  produire  à  la  fois 
beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal,  suirant  la  nature  des  esprits. 
L'académie  de  Charles,  éleyée  bientôt  par  Fempereur  Joseph  II  au 
rang  des  écoles  supérieures  de  l'Empire,  attira  peu  à  peu  des  disciples 
Tenus  de  toutes  les  contrées  de  l'Europe;  la  Suède,  la  Pologne,  la 
Russie,  la  France  même  et  l'Angleterre  y  étaient  représentées.  Parmi 
tant  d'esprits  si  difiérents,  il  en  est  sans  doute'  qui  puisèrent  dans 
celte  rude  discipline  un  sentiment  profond  de  la  règle  et  un  ardent 
amonr  du  travail;  on  sait  que  notre  grand  Cuvier  et  l'illustre  natura- 
liste allemand  Kielmever  ont  été  élèves  de  l'académie  de  Charles. 
Combien  d'autres,  frémissant  sous  le  joug,  ne  recueillirent  là  que 
des  inspirations  de  révolte  ! 

Schiller  n'avait  que  treize  ans  et  deux  mois  quand  le  duc  Charles 
le  fit  entrer,  malgré  ses  parents  et  malgré  lui-même,  dans  le  redou- 
table cloître  (17  janvier  1773).  Le  duc,  occupé  à  recruter  des  élèves, 
se  faisait  rendre  compte  chaque  année  de  l'état  des  écoles  primaires  du 
Wurtemberg  ;  le  brillant  écolier  de  Ludwigsbou^^  ne  pouvait  échap- 
per à  ses  réquisitions.  En  vain  le  père  et  la  mère,  qui  voulaient  faire  de 
leur  fils  un  ministre  de  l'Évangile,  en  vain  le  jeune  écolier,  bien  dé- 
cidé à  être  théologien,  essayèrent-41s  de  résister,  l'offre  du  prince  devint 
un  ordre;  il  fallut  renoncer  à  la  théologie,  endosser  Tuniforme,  ap- 
prendre l'exercice,  apprendre  à  s'asseoir  et  à  se  lever,  à  marcher  et  à 
rester  inunobile,  à  vivre  enfin  sur  un  signe  du  chef  et  aux  sons  du 
tambour.  Tout  en  achevant  ses  humanités ,  il  devait  comma^rer  l'étude 
du  droit;  ainsi  l'avait  décidé  le  maître.  On  comprend  qu'un  enfant  de 
treize  ans  n'ait  pu  concevoir  un  goût  très-vif  pour  cette  étude  du  droit, 
si  noble,  mais  si  sévère,  et  qui  suppose  d'abord  la  préparation 
littéraire  et  morale  de  l'esprit.  Avec  un  instinct  plus  sûr  que  les  règle- 
ments de  ses  chefs,  il  réservait  toute  son  ardeur  pour  ses  humanités. 
La  première  année  de  son  séjour  à  l'académie,  il  obtint  le  prix  de 
grec;  l'antiquité  Tenchantait,  et  il  traduisait  les  poètes  latins  avec 
amour.  Ce  ne  furent  pas  cependant  ces  études  littéraires  qui  éveillè- 
rent chez  lui  le  génie  poétique;  nous  avons  un  écrit  de  sa  main,  com- 
posé à  cette  époque,  où  il  se  peint  naïvement  Ini-mêipe  et  déclare 
ses  prédilections  :  «  Je  serais  heureux,  dit-il  encore  en  1774,  de  don* 
ner  un  théologien  à  mon  pays.  »  Ce  qui  le  fit  poëie,  ce  fut  le  besoin 
de  protester  contre  une  éducation  oppressive.  La  poésie  fut  pour  lui 
le  refuge  de  la  liberté.  Un  jour,  un  de  ses  camarades  ayant  résisté  i 


GCETHE  ET  SCHILLER.  235 

je  ne  sais  quelle  injonction  du  directeur,  Schiller  lui  adressa  une 
ode.  Ce  camarade ,  nommé  Scbarffenstein ,  qui  depuis  est  deyeuu 
génâral,  et  à  qui  Ton  doit  d'intéressants  détails  sur  la  jeunesse  de  son 
gl<Nrieax  ami,  avait  lui-même  des  goûts  poétiques  très-décidés;  ils 
formèrent  bientôt  avec  deux  autres  de  leurs  condisciples,  Hoven  et 
Pelersen,  une  espèce  de  société  littéraire,  société  secrète,  bien  entendu, 
dont  les  séances  confidentielles  avaient  lieu  à  voix  basse,  aux  heures 
de  récréation  et  pendant  les  loisirs  du  dimanche.  Hoven  méditait  tm 
roman  à  la  Werther^  Petersen  un  drame  bourgeois,  Scbarffenstein 
mie  pièce  chevaleresque,  Schiller  voulait  faire  une  tragédie,  mais 
me  tragédie  dont  les  héros  fussent  empruntés  à  la  société  de  son 
siècle,  et  il  avait  choisi  pour  sujet  le  suicide  d'un  étudiant.  VÉtU" 
éiant  de  Nassau,  tel  était  le  titre  de  son  œuvre.  On  vbit  quelle  était 
l'influence  de  Goethe  sur  nos  impatients  prisonniers.  Au  moment 
même  où  l'auteur  de  Werther  et  de  Gœtz  de  Berlichingen  allait  s'é- 
tablir à  la  cour  de  Weimar,  au  moment  où  la  période  dT assaut  et 
iirruption,  comme  disent  nos  voisins,  semblait  interrompue,  un 
nouvel  assaut,  une  irruption  nouvelle  se  préparent  dans  l'ombre  de 
Tacadémie  de  Charles,  sous  l'œil  trompé  de  ses  surveillants,  au  milieu 
d'un  régiment  d'automates  ! 

Schiller,  qui  décidément  avait  pris  l'étude  du  droit  en  dégoût,  fut 
autorisé  à  suivre  le  cours  de  médecine  (1775).  Cette  science  de  l' homme 
captiva  son  esprit  philosophique;  les  écrits  de  Haller  et 'de  Boérhaave 
provoquaient  ses  méditations;  il  fit  des  progrès  rapides,  obtint  des 
prix,  des  récompenses,  et,  cinq  ans  après,  il  couronna  ses  travaux  par 
une  dissertation  des  plus  remarquées  sur  les  rapports  du  physique 
et  du  morale  C'est  au  mois  de  décembre  1780  que  Schiller,  ses 
épreuves  brillamment  soutenues,  fut  nommé  médecin  militaire  et 
quitta  l'académie  de  Charles.  Mais  sa  grande  œuvre,  pendant  sa  der^ 
nière  année  de  réclusion,  l'œuvre  qui  allait  décider  de  toute  sa  vie,  ce 
n'était  pas  cette  dissertation  médicale,  c'était  un  drame,  un  drame 
sauvage,  monstrueux,  un  drame  tout  rempli  de  déclamations  force- 
nées, drame  de  génie  toutefois,  et  dont  les  violences  même  attestaient 
un  poète  de  premier  ordre.  J'ai  nommé  les  Brigands. 

1.  Cette  dissertation  n'était  pat  une  thèse  pour  le  doctorat,  comme  Font 
cm  plusieurs  des  biographes  de  Schiller.  Ce  fut  seulement  Tannée  suivante, 
en  17Sly  que  l'académie  de  Charles,  élevée  par  l'empereur  d'Allemagne 
Joseph  H  au  rang  d'université,  eut  le  droit  de  délivrer  des  diplômes.  M.  Emile 
Pallëske  a  très-nettement  élucidé  toutes  ces  questions  de  détail. 


236  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

Où  avait-il  pris,  cet  étudiant  cloîtré,  tous  ces  types  extraordinaires? 
Où  avait-il  trouvé  Vimage  de  Charles  Moor?  D'où  lui  venait  l'idée 
d'armer  ainsi  la  jeunesse,  de  rassembler  les  cœurs  les  plus  francs,  les 
plus  généreux^  d'en  former  une  troupe  de  bandits,  et  de  les  lancer, 
le  fer  et  le  feu  à  la  main,  contre  la  société  tout  entière?  La  société, 
pour  lui,  c'est  l'académie  de  Charles;  il  n'en  connaît  pas  d'autre.  La 
tyrannie  qui  l'étouffé,  devenue  chaque  jour  plus  intolérable  à  mesure 
que  ses  facultés  grandissent,  a  fini  par  lui  donner  la  fièvre  chaude. 
Tout  son  être  se  révolte,  et  ces  idées  de  révolte  prenant  un  corps,  il  se 
représente  la  jeunesse  de  son  temps,  obligée,  pour  vivre,  pour 
déployer  ses  forces,  de  déclarer  la  guerre  à  toutes  les  institutions 
humaines.  Charles  Moor,  c'est  lui;  c'est  sa  liberté  qu'on  étouffe,  c'est 
sa  personnalité  qui  proteste,  a  Je  veux  vivre,  j'ai  le  droit  de  vivre,  et 
la  société  me  refuse  ce  droit;  eh  bien  !  formons-nous  une  société  nou- 
velle. Toutes  les  sociétés  ont  commencé  par  la  violence;  les  premières 
tribus  humaines  ont  été  des  associations  armées;  créons  un  monde, 
et  recommençons  l'histoire;  notre  société  de  bandits  sera  plus  juste 
que  cette  vieille  société  despotique  où  les  plus  nobles  cœurs  sont  con- 
damnés d'avance  à  mourir.  )> 

Ces  déclamations  furieuses,  Schiller  les  écrivait  dans  la  fièvre.  Il 
composait  son  drame  le  soir,  la  nuit,  en  cachette,  et  les  précautions 
qu'il  était  forcé  de  prendre  redoublaient  sa  fureur.  A  ces  violences  de 
langage,  à  ces  inventions  monstrueuses,  comment  ne  pas  reconnaître 
un  écolier  en  délire,  un  écrivain  qui  veut  peindre  les  hommes  avant 
den  avoir  rencontré  un  seul?  C'est  là  qu'est  la  déclamation  ;  voyez 
maintenant  le  génie.  Dans  cette  éruption  de  feu  et  de  lave,  il  y  a  des 
matières  impures  qui  seront  un  jour  des  diamants.  Ce  tableau  d'ima- 
gination, tout  insensé  qu'il  est,  se  trouve  répondre  à  la  situation 
générale.  Au  moment  où  Schiller  écrivait  les  Brigands^  il  y  avait  en 
Allemagne  un  sentiment  de  malaise  universel.  Ce  que  le  jeune  poëte 
éprouvait  dans  son  couvent  de  Stuttgard,  des  milliers  d'âmes  l'avaient 
ressenti  dans  les  liens  de  l'ancien  régime.  Des  institutions  surannées 
entravaient  partout  le  libre  essor  de  la  vie;  les  esprits  étouffaient. 
De  1770  à  1780,  pendant  que  Schiller,  séparé  du  monde,  étudie  le 
droit  et  la  médecine  sous  la  rude  discipline  de  l'académie  de  Charles, 
l'esprit  de  révolte  éclate  de  tous  côtés  sous  les  voiles  de  la  poésie.  La 
littérature  des  générations  nouvelles  n'est  qu'une  protestation  ardente 
et  confuse  contre  le  vieux  monde.  Voltaire,  en  1764,  dans  une  lettre 
au  marquis  de  Chauvelin,  annonçait  l'imminence  d'un  bouleverse* 


r' 


GOETHE  ET  SCHILLER.  237 

ment  social,  et  s*écriait  aTec  envie  :  a  Ce  sera  un  beau  tapage.  Les 
jeunes  gens  sont  bien  heureux;  ils  verront  de  belles  choses.  »  Et 
deux  ans  plus  tard,  en  1766,  écrivant  à  d'Àlembert,  il  ajoutait  :  «  Ne 
pouniez-vous  point  me  dire  ce  que  produira  dans  trente  ans  la  révo- 
lution qui  se  fait  dans  les  esprits  depuis  Naples  jusqu'à  Moscou?  Je 
suis  trop  vieux  pour  espérer  de  voir  quelque  chose;  mais  je  vous 
recommande  le  siècle  qui  se  forme.  y>  Ce  siècle  était  déjà  tout  formé 
au  delà  du  Rhin,  lorsque  Schiller,  comme  un  jeune  géant,  étouffait 
dans  son  cachot.  Savaient-ils  exactement  ce  qu'ils  voulaient,  tous  ces 
poètes,  tous  ces  rêveurs  impétueux,  un  MûUer,  un  Lenz,  un  Wagner, 
qui  se  livraient  dans  leurs  drames  à  de  titaniques  fureurs?  Non, 
certes;  mais  la  révolution  était  commencée  :  on  démolissait  les  bas- 
tilles sous  forme  allégorique  et  idéale;  presque  tous  les  héros  de  leurs 
drames  sont  de  hardis  aventuriers  qui,  au  nom  du  droit  naturel,  se 
constituent  justiciers  suprêmes  et  réforment  une  société  inique.  Aucun 
scrupule  ne  les  arrête  :  vols,  crimes,  et  les  crimes  même  les  plus 
Tils,  tous  les  moyens  leur  sont  bons.  Une  année  avant  l'apparition 
des  Brigands,  un  compatriote  de  Gœthe,  un  homme  qui  était,  comme 
Schiller,  l'admirateur  passionné  de  Jean-Jacques  Rousseau ,  Maxi- 
milien  Elinger,  donnait  un  drame  intitulé  les  Escrocs.  Un  jeune 
homme,  fils  d'un  riche  négociant,  est  Chassé  de  chez  son  père  par  les 
intrigues  et  les  calomnies  d'un  aventurier  qui  veut  usurper  sa  place  ; 
devenu  aventurier  à  son  tour,  il  tombe,  de  chute  en  chute,  dans  une 
compagnie  d'escrocs  qui  exploitent  sur  les  tapis  verts  la  cupidité  des 
joueurs.  Il  est  bientôt  le  roi  des  filous  et  remue  les  pièces  d'or  à 
pleines  mains.  Devinez-vous  ce  que  le  poëte  va  faire  de  ce  per- 
sonnage avili?  Un  demi -dieu  réformateur  du  monde.  Le  héros 
de  Klinger  exerce,  les  cartes  à  la  main ,  une  sorte  de  justice  so- 
ciale; il  ne  vole  que  les  riches,  et  si  ces  riches  qu'il  dépouille  ont 
eux-mêmes  dépouillé  leur  prochain,  comme  il  triomphe  en  vidant 
leur  bourse!  Quant  aux  pauvres,  aux  malheureux,  à  ceux  qui  ne 
jouent  que  par  désespoir  et  pour  demander  au  sort  la  réparation  des 
injustices  humaines,  notre  escroc,  s'attribuant  le  rôle  d'une  provi- 
dence terrestre,  les  renvoie  du  jeu  les  mains  pleines.  N'est-ce  pas 
amsi  que  François  Moor,  dans  le  drame  de  Schiller,  a  chassé  son 
frère  de  la  maison  paternelle  ?  N'est-ce  pas  ainsi  que  Charles  Moor,  à 
la  tète  de  ses  bandits,  exerce  la  justice  dans  les  forêts  de  la  Bohême  et 
sur  les  montagnes  du  Danube?  Schiller  ne  connaissait  pas  les  Escrocs 
de  Klinger;  il  n'avait  pas  lu  un  seul  de  ces  drames  où  Lenz,  Wagner, 


23S  GŒTBB  ET  SCHILLER. 

Frédéric  Muller  et  tant  d'autres  exprimaient  tumullueusemeiit  les 
sourdes  colères  de  rAtlemagne.  De  toute  cette  littérature  fiévreuse 
de  1770  à  J780,  quelques  livres  senlemeat  étaient  tombés  entre  ses 
mains  :  le  Gœtz  et  le  Werther  de  Gœtbe,  les  principaux  drames  de 
Lessing,  le  Jules  de  Tarentey  de  Leisewitz;  je  ne  parle  pas  de 
VVgolin  de  Gerstenberg,  un  peu  antérieur  à  cette  période  (i768), 
drame  violent,  informe,  et  qui  dut  son  succès  à  Timitation  de 
Shakespeare  bien  plutôt  qu  a  des  inspirations  révolutionnaires.  Les 
œuvres  de  Jean-Jacques,  les  biographies  de  Plutarque,  voilà  surtout 
les  lectures  qui  enflammaient  Tàme  de  Schiller*  Mais  n*y  a4-il  pas 
dans  le  génie  une  puissance  divinatrice?  Ces  colères  qui  oouvairat 
dans  Fombre^  ces  murmures,  ces  cris  étouffés,  ces  transports  de  la 
fièvre,  le  poëte  semble  avoir  tout  entendu  au  fond  de  son  cloître.  On 
dirait  qu'il  a  recueilli  toutes  ces  plaintes,  et  que,  chargé  de  les  expri^ 
mer  publiquement,  il  a  jeté,  au  nom  de  plusieurs  milliers  d'hommes, 
cette  clameur  formidable. 

Le  drame  de  Schiller,  malgré  tant  de  scènes  impossibles,  est  si 
bien  en  rapport  avec  la  situation  générale  des  esprits  que  la  critique 
a  pu  faire  des  rapprochements  singuliers  entre  les  inventions  da 
poëte  et  les  événements  de  89.  <£  La  génération  à  laquelle  Schiller 
adressait  son  drame,  dit  M.  Gustave  Schwab,  n  avait  pas  encore  dis- 
paru de  la  scène ,  qu'on  vit  se  lever  dans  un  pays  voisin  et  bientôt 
dans  le  monde  entier  des  hommes  pareils  aux  compagnons  de  Charles 
Moor,  des  hommes  qui  pouvaient  dire  comme  lui  :  Mon  ceuvre^  c*e$t 
d exécuter  la  loi  du  talion;  mon  métier,  c'est  la  vengeance.  »  On 
sait  les  paroles  que  prononce  François  Moor,  lorsqu'il  prend  posses- 
sion de  la  seigneurie  de  son  père  :  «  Un  jour,  je  le  jure,  j'amènerai 
les  choses  à  ce  point  dans  mes  domaines,  que  les  pomnaes  de  terre  et 
la  petite  bière  soient  le  régal  des  jours  de  fête ,  et  malheur  à  qui  se 
présentera  devant  moi  avec  des  joues  vermeilles  !  La  pâleur  de  la 
misère,  l'effroi  livide  de  l'esclavage,  voilà  les  couleurs  que  j'aime;  je 
vous  habillerai  de  cette  livrée-là.  »  Ce  cri  de  haine  rappelle  à 
M.  Schwab  celui  que  poussa  le  financier  Foulon  pendant  la  iamine 
de  89  :  <c  S'ils  ont  faim,  qu'ils  broutent  de  Therbel...  Patience  1  que 
je  sois  ministre ,  je  leur  ferai  manger  du  foin.  Mes  chevaui  en  man-» 
gent.  »  Et  se  rappelant  alors  tout  ce  qui  suivit,  Foulon,  arrêté  par  k 
peuple,  traîné  à  pied  jusqu'à  Paris^  avec  une  botte  de  foin  sur  le  dos» 
un  bouquet  d*orties  à  la  main,  un  collier  de  chardons  au  oou,  puia 
pendu  et  décapité  en  place  de  Grève^  il  se  demande  si  ce  ne  sont  pas 


GŒTHfi  ET  SCHILLER.  239 

là  des  emprunts  que  la  réalité  a  faits  à  la  poésie  des  Brigands* 
«Douze  ans  après  Tapparition  de  sa  poésie,  ajoute  le  biographe, 
Schiller  fut  nommé  citoyen  français  par  un  décret  de  la  Convention 
nationale  '  •  »  Ces  rapprochements  font  bien  comprendre  tout  ce  qu'il 
y  avait  d'originalité  et  de  puissance  dans  ce  drame  désordonné,  yéri- 
table  prédiction  du  génie,  peinture  anticipée  d'une  catastrophe  inéyi- 
table.  II  y  en  a  un  antre  cependant  que  M.  Schwab  a  oublié,  et 
^qui  achève  de  peindre  Tinspiration  du  poète:  Lorsque  Charles  Moor, 
à  la  dernière  scène  du  drame,  dépose  le  commandement,  lorsqu'il 
congédie  les  exécuteurs  de  ses  vengeances  et  qu'il  s'écrie  avec  déses- 
poir :  c(  Oh!  malheur  à  moi,  misérable  fou,  qui  ai  cru  pouvoir  per- 
fectionner le  monde  pai*  le  crime  et  rétablir  les  lois  par  l'anarchie! 
J'appelais  cela  vengeance  et  justice.  Je  m'arrogeais  le  droit,  ô  Provi- 
dence !  d'aiguiser  ton  glaive  ébréché  et  de  réformer  tes  sentences  par- 
tiales. Mais,  ô  vanité  d'enfant!  me  voilà  au  bord  d'un  gouGPre,  au 
bord  d'une  vie  abominable,  et  je  reconnais  aujourd'hui,  avec  des 
grincements  de  dents,  avec  des  hurlements  de  douleur,  que  deux 
hommes  tels  que  moi  renverseraient  de  fond  en  comble  l'édifice  du 
monde  moral.  Grâce  pour  l'enfant  qui  a  voulu  usurper  ton  pouvoir! 
A  toi  seule  appartient  la  vengeance.  Tu  n'as  pas  besoin  de  la  main  de 
l'homme.  Sans  doute,  je  ne  saurais  pkis  rappeler  le  passé  :  ce  qui  est 
détruit  est  détruit;  ce  que  j'ai  renversé  ne  se  relèvera  plus  jamais,  non, 
jamais  plus...  mais  il  me  reste  encore  un  moyen  de  réparer  l'ordre 
troublé...  »  Lorsque  Charles  Moor,  disais-je,  s'élève  ainsi  au-dessus 
de  lui-même,  ne  croit-on  pas  entendre  le  noble  Schiller  du  temps  de 
la  révolution,  celui  qui  jugeait  l'Assemblée  constituante  avec  une 
raison  si  ferme,  celui  qui  écrivait  à  Kœrner,  le  21  décembre  1792  : 
a  Je  ne  puis  résister  à  la  tentation  de  me  mêler  au  procès  du  roi.  Cette 
entreprise  me  paraît  assez  importante  pour  occuper  la  plume  d'un 
honmie  raisonnable;  un  écrivain  allemand  qui  élèverait  dans  cette 
affaire  une  voix  éloquente  et  libre  produirait  sans  doute  quelque 
impression  sur  ces  cerveaux  en  délire.  » 

Le  drame  des  Brigands  était  déjà  terminé  lorsque  Schiller  quitta 
l'aeadànie  de  Charles.  Croyez-vous  que  le  poète  sent  libre  enfin? 
Nen,  il  est  libre  dans  Stuttgart,  libre  de  courir  les  tavernes,  de  s'oi»* 
trer  avec  sea  compagnons,  de  s'abandonnera  la  fougue  des  sens  pour 

I.  M»  Gustave  Schwab  se  trompe;  C6  décret,  on  le  verra  plus  Loin»  n'a  pas 

été  Toté  par  la  Convention  mais  par  l'Assemblée  législative. 


240       '  GOETHE  KT  SCHILLER. 

se  dédommager  de  la  contrainte  du  cloître,  ce  sont  là  les  résultats 
ordinaires  d'une  compression  étouffante;  mais  si,  dans  cette  crise 
périlleuse  %  ses  passions  peuvent  se  déchaîner,  sa  pensée  est  encore 
sous  le  joug.  L'étudiant  de  la  Karls-Schule,  devenu  chirurgien  mili- 
taire, est  toujours  soumis  à  une  tyrannique  surveillance;  écrire, 
publier,  faire  représenter  une  œuvre  comme  ce  drame  des  Brigands  j 
assurément ,  pour  le  chirurgien  du  duc  de  Wurtemberg ,  c'est  un 
acte  de  révolte. 

Mais  que  de  joies  dans  cette  révolte  !  Ses  amis,  Petersen,  Hovbd, 
Scharffenstein ,  s'associaient  à  toutes  les  émotions  de  la  lutte.  Une 
verve  belliqueuse  les  animait  tous.  Au  moment  où  Schiller  prépa- 
rait l'impression  de  son  drame,  on  délibéra  sur  la  vignette  qui  devait 
orner  la  première  page  ;  un  des  élèves  de  la  section  des  beaux-arts  à  la 
KarlS'Schule  avait  offert  son  burin  à  l'auteur  des  Brigands.  On  avait 
choisi  d'abord  la  scène  où  Charles  Moor  apprend  les  cruautés  com- 
mises par  Franz  sur  son  vieux  père,  et,  appelant  tousses  compagnons, 
les  excite  à  la  vengeance  ;  on  se  décida  eilsuite  à  représenter  un  lion 
furieux ,  la  crinière  hérissée,  les  yeux  jetant  des  flammes,  avec  celte 
légende  au-dessous  :  In  iyrannos.  Les  deux  vignettes  furent  gravées, 
la  scène  de  Charles  Moor  pour  la  première  édition,  et  pour  la  seconde 


1 .  Heureusement  la  crise  ne  fut  pas  longue.  Madame  Caroline  deWolfzogen, 
qui  en  parle  à  mots  couTerts,  nous  dit  que  la  liberté  morale  cliez  le  noble 
po6te  ne  tarda  pas  à  triompher  des  sens.  Schiller  habitait  alors  dans  la  maison 
d'une  certaine  dame  Vischer^  dont  la  réputation  était  légèrement  équivoque. 
11  y  avait  loué  une  chambre  au  rez-de-chaussée  qu'il  occupait  en  commun 
avec  un  de  ses  camarades,  le  lieutenant  Kapff,  bon  vivant,  joyeux  compa- 
gnon, mais  de  mœurs  assez  grossières.  Ces  influences  auraient  pu  être  fu- 
nestes s'il  n'y  en  avait  eu  d'autres  pour  les  combattre,  a  Le  Toisinage  de  sa 
famille,  —  c'est  madame  de  Wolfzogen  qui  parle,  —  le  voisinage  de  sa  fa- 
mille qui  demeurait  à  la  Solitude,  et  à  laquelle  il  était  cordialement  attaché, 
le  désir  de  ne  pas  tromper  ses  espérances,  surtout  un  avertissement  de  sa 
mère  prononcé  avec  l'accent  si  doux  de  la  plus  vive  tendresse,  ce  fut  assez 
pour  réprimer  ces  entraînements  juvéniles  et  rétablir  l'équilibre  dans  l'âme 
du  poète.  »  Je  dois  ajouter  que  M.  Emile  Palleske  a  protesté  contre  les  pa- 
roles de  madame  de  Wolfzogen  et  surtout  contre  les  interprétations  qui  les 
aggravent.  Selon  M.  Palleske,  les  débauches  reprochées  à  Schiller  seraient 
simplement  des  gaietés  d'étudiant;  sa  jeunesse  aurait  été  aussi  pure  qu'ar- 
dente et  impétueuse.  Peut-être  ne  faut-il  chercher  les  excès  dont  on  parle 
que  dans  les  premiers  vers  du  poète,  dans  ces  fougueuses  strophes  à  Laure, 
qui,  voulant  exprimer  l'amour,  ressemblent  par  instants  aux  cris  désordon- 
nés de  l'instinct. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  241 

rimage  du  lion  qui  s'élance.  Dans  la  troisième  édition,  qui  suivit  de 
près  les  deux  premières,  la  vignette  fut  encore  modifiée  ;  au  lieu  du 
lion  partant  en  guerre ,  c*était  le  lion  victorieux,  terrassant  et  déchi- 
rant une  bête  féroce ,  laquelle  représentait  sans  doute  ces  tyrans 
signalés  dans  l'inscription  latine.  On  voit  que  Schiller  et  ses  amis 
prenaient  au  tragique  leur  proclamation  de  la  guerre  sociale.  C'était 
bien  le  révolutionnaire  de  vingt  ans,  qui,  tout  plein  des  souvenirs 
de  Jean-Jacques  et  lui  enviant  ses  triomphes,  avait  dit  un  jour  à 
Scharffenstcin  :  «  Je  veux  écrire  un  ouvrage  qui  soit  digne  d'être 
brûlé  par  la  main  du  bourreau.  » 

La  première  édition,  imprimée  aux  frais  de  Schiller,  ne  portait 
pas  le  nom  du  poëte  ;  on  y  lisait  ce  simple  titre  :  Les  Brigands,  pièce 
de  théâtre.  Francfort  et  Leipzig^  1781.  C'était  un  petit  volume 
in-16,  extrêmement  rare  aujourd'hui,  et  qu'on  paye  au  poids  de  l'or. 
On  ne  le  recherchait  pas  si  avidement  en  1781.  Le  jour  où  Schiller 
en  reçut  les  premiers  exemplaires,  ce  fut  une  véritable  ivresse  chez 
les  poétiques  révoltés  de  Stuttgard  ;  mais  bientôt,  quand  d'autres 
Tohunes  arrivèrent ,  quand  il  y  en  eut  de  longues  colonnes  alignées 
dans  sa  chambre,  on  le  voyait  souvent,  ses  compagnons  nous  le  disent, 
contempler  avec  un  dépit  tragi-comique  ses  bataillons  immobiles. 
Ce  drame  qui  devait  bouleverser  le  monde  allait-il  donc  rester  enfoui 
dans  une  mansarde?  Patience  !  l'heure  de  la  bataille  n'est  pas  loin. 
Un  libraire  de  Manheim,  M.  Schwan,  à  qui  Schiller  a  envoyé  plu- 
sieurs exemplaires  des  Brigands^  est  frappé  de  cette  inspiration  auda- 
cieuse et  s'empresse  de  faire  lire  le  drame  à  l'intendant  du  théâtre , 
M.  le  baron  de  Dalberg.  Une  correspondance  s'engage  entre  l'inten- 
dant et  le  jeune  poëte;  Schiller  emploie  plusieurs  mois  de  l'an- 
née 1781  à  refaire  sa  pièce  pour  le  théâtre  de  Manheim.  Il  eût 
mieux  aimé,  c'est  lui-même  qui  nous  le  dit ,  en  composer  une  toute 
nouvelle,  mais  il  fallait  bien  se  soumettre  aux  exigences  du  direc- 
teur, pour  affronter  enfin  la  grande  épreuve  :  il  se  soumet,  non  sans 
gronder,  et  cette  soumission  ne  l'empêche  pas  de  maintenir  sur  bien 
des  points  sa  conception  première.  Après  bien  des  luttes,  la  pièce 
remaniée  par  l'auteur  est  apprise,  répétée,  mise  en  scène,  prête  enfin 
à  paraître  devant  le  public  aux  premiers  jours  de  l'année  1782. 

Le  13  janvier,  on  lisait  à  tous  les  coins  de  rue  de  Manheim  une 
affiche  de  théâtre  ainsi  conçue  :  Les  Brigands ,  tragédie  en  sept 
actes j  refaite  pour  le  théàti'e  par  Fauteur,  M.  Schiller.  A  l'affiche 
était  jointe  une  proclamation  écrite  par  Schiller  et  corrigée  par  Dal- 

Tome  X .  —  3  8*  Ti^raison.  I B 


242  GŒTHE  ET  SCHILLER. 

berg,  dans  laquelle  le  poëte  expliquait  aux  spectateurs  Fintentioa 
morale  de  sa  pièce.  Au  moment  où. il  allait  frapper  un  coup  si  fort 
sur  la  société  de  son  époque  «  Fauteur  des  Brigands  évoquait  arec 
une  confiance  hardie  Fidée  de  la  Providence.  «  Nul  ne  sortira  de  ce 
spectacle,  s'écriait-il ,  sans  avoir  appris  que  la  main  de  la  Providence 
sait  employer  même  un  coquin  à  Taccomplissement  de  ses  décrets,  et 
qu'elle  peut  dénouer  d'une  façon  surprenante  les  nœuds  les  plus  em- 
brouillés du  destin.  »  Cette  affiche,  celte  proclamation  solennelle, 
tout  annonçait  un  événement.  Il  y  avait  déjà  quelques  semaines  que 
l'attention  publique  était  vivement  excitée;  on  savait  que  l'élève  de  la 
KarlS'Schule  avait  écrit  un  drame  d'un  genre  tout  nouveau  ;  on  savait 
que  les  premiers  artistes  de  l'Allemagne  lui  prêtaient  leur  concours, 
et  l'on  voyait  déjà  dans  cette  représentation  des  Brigands  le  signal 
d'une  révolution  littéraire.  De  toutes  les  villes  voisines  une  foule 
immense  était  accourue.  Le  spectacle  avait  été  annoncé  pour  cinq 
heures  précises;  dès  une  heure  de  l'après-midi,  la  salle  était  pleine. 
Enfin  la  toile  se  lève,  Franz  Moor  est  en  scène  et  la  ténébreuse  intri- 
gue se  déroule  :  or,  soit  que  les  acteurs  fussent  un  peu  émus  de  cette 
affluence  extraordinaire,  soit  que  les  exigences  des  spectateurs  fussent 
accrues  par  les  bruyantes  annonces  de  la  pièce ,  soit  plutôt  que  le 
public  ait  eu  besoin  de  s'accoutumer  peu  à  peu  aux  inventions  vio- 
lentes du  jeune  poète ,  les  trois  premiers  actes  ne  produisirent  pas 
tout  reflet  qu*on  avait  attendu;  mais  que  dire  des  quatre  autres? Us 
dépassèrent  tout  ce  qu'on  pouvait  espérer.  Le  public  était  pris;  tous 
les  cœurs  battaient  à  l'unisson  de  cette  poésie  véhémente,  et  les  exa- 
gérations du  dialogue  disparaissaient,  pour  ainsi  dire,  au  sein  de  l'é- 
motion universelle.  IfQand ,  si  célèbre  depuis  cette  date ,  et  qui  n'a- 
vait alors  que  vingt-six  ans ,  interpréta  d'une  façon  magistrale  le 
personnage  de  Franz  Moor.  Boeck  fut  admirable  dans  le  rôle  de 
Charles;  il  était  seulement  un  peu  trop  petit,  au  gré  de  Schiller, 
pour  un  chef  de  brigands.  Madame  Toscani  sut  exprimer  selon 
l'idéal  du  poëte  la  généreuse  et  touchante  figure  d'Amélie.  Beil  et 
Meyer,  qui  représentaient  les  compagnons  de  Charles  Moor,  contri- 
buèrent vaillamment  au  succès.  Prescpie  tous  étaient  sortis  de  l'école 
du  grand  comédien  Eckhof,  qui,  sous  l'influence  de  Lessing,  avait 
fait  toute  une  révolution  dans  l'art  dramatique  des  Allemands. 
Eckhof  était  à  la  fois  un  acteur  inspiré  et  un  critique  d'un  ordro 
supérieur  :  «  Le  premier,  dit  Nicolaï,  il  se  mit  à  étudier  les  œuvres 
dramatiques  de  tous  les  peuples  d'après  les  mœurs  de  ces  peuples 


GŒTHE  ET  S€HILLEB.  243 

mêmes,  et  à  les  interpréter  chacune  d*une  façon  différente;  méprisant 
cette  déclamation  théâtrale  qui  s'avance  toujoui^  couverte  de  clin- 
quant et  guindée  sur  des  échasses,  il  cherchait  à  reproduire  Taccent 
vrai  de  la  nature.  Il  introduisit  dans  la  tragédie  un  ton  simple ,  éga- 
lement propre  à  exprimer  la  dignité  de  Tâme  et  la  délicatesse  des 
sentiments,  et  ce  ton,  il  sut  merveilleusement  en  graduer  toutes  les 
nuances ,  en  fixer  toutes  les  notes ,  depuis  la  sentence  la  plus  fami- 
lière jusqu'aux  cris  les  plus  ardents  de  la  passion...  Ce  grand  homme 
léfonna  de  fond  en  comble  tout  le  Ihéâtre  de  Hambourg,  et  y  ins- 
troisit  à  son  exemple  un  grand  nombre  d'excellents  comédiens  ;  tous 
les  acteurs ,  toutes  les  actrices  sur  lesquels  on  peut  compter  aujour- 
d'hui pour  le  perfecticmnement  de  l'art ,  se  sont  formés  à  Hambourg 
ou  d'après  les  comédiens  de  Hambourg  ^  d  Ces  détails  ne  sont  pas 
inutiles;  si  les  acteurs  de  Manheim  avaient  appliqué  l'ancienne 
déclamation  à  l'œuvre  révolutionnaire  du  jeune  poète,  ils  l'eussent 
rendue  ridicule  et  burlesque.  Ce  n'est  pas  assez  de  l'inspiration 
ardente  de  SchiUer  et  de  la  fiévreuse  agitation  de  l'esprit  public  pour 
expliquer  le  succès  extraordinaire  des  Brigands;  il  faut  se  rappeler 
ces  disciples  de  Lessing  et  d'Ëckhof ,  ces  comédiens  sincères ,  amou* 
reux  du  naturel ,  habitués  à  reproduire  le  mouvement  vrai  de  la  vie , 
et  qui ,  en  atténuant  les  fautes  du  drame',  y  mettaient  l'empreinte 
d'une  réalité  poignante. 

Schiller  inconnu  à  tous,  excepté  à  deux  ou  trois  amis,  assistait 

dans  une  loge  au  triomphe  de  son  œuvre.  Pour  goûter  une  joie  si 

légitime,  il  avait  été  obligé  de  tromper  la  surveillance  de  ses  chefs  et 

devioler  la  discipline.  Le  duc  Charles,  mécontent  déjà  de  la  publi- 

cati(Hi  des  Brigands ,  ne  lui  eût  certainement  pas  permis  de  partir 

pour  Manheim.  Dans  le  courant  de  l'année  1781,  le  bruit  s'étant 

répandu  que  Schiller  négligeait  la  médecine  et  songeait  à  se  faire 

oonédien,  ses  supérieurs,  au  nom  du  souverain,  lui  avaient  signifié 

on  avertissement  qui  contenait  une  menace.  On  lui  ordonnait  de  se 

conformer  plus  exactement  désormais  aux  exigences  de  son  service  et 

de  ne  pas  s'exposer  à  des  reproches  comme  par  le  passé;  ce  sinon , 

ajoutait  l'avertissement  ducal ,  M.  Schiller  ne  pourrait  imputer  qu'à 

liû-mème  les  mesures  désagréables  qu'on  serait  obligé  de  prendre 

I.  J'emprunte  cette  citation  à  Texcellente  EisMredu  théâtre  allemandy  de 
M.  Robert  Prutz.  Vorksungen  ûber  die  Gesckichte  des  deutschen  ThecOers,  vùn 
R.  PrutsL  1  vol.  Berlin,  1847.  Voy.  page  350. 


344  GCETHE  ET  SCItlLLER. 

contre  lui.  »  Le  maître  qui  parlait  de  la  sorte  aurait-il  pu  autoriser 
le  voyage  de  Schiller  à  Manheim?  Lui  en  faire  seulement  la  de- 
mande, c'eût  été  le  brafer  ea  lace.  Schiller  partit  secrètement, et 
revint  quelques  jours  après,  sans  que  personne  eût  soupçonné  sou 
absence.  Il  revint,  comme  on  pense,  enivré  de  son  triomphe,  l'imagi- 
nalion  enflammée  et  toute  remplie  de  projets.  Ce  premier  contact 
avec  la  réalité,  ses  conversations  avec  les  comédiens,  cette  étude  com- 
parée du  public  et  du  théâtre,  toiit  cela  redoublait  son  ardeur. 
Maintes  idées ,  maintes  figures  vivantes  se  levaient  autour  de  lui.  Un 
cortège  de  visions  dramatiques  accompagnait  ses  pas.  Désormais,  il 
avait  conscience  de  son  génie,  il  se  sentait  poète  et  appelé  à  régner  dn 
haut  de  la  scène  sur  les  liommes-de  son  temps.  Régner!  régner! 
Hélas!  ce  roi  futur  n'est  pas  libre.  Le  voilà  de  retour  à  gtuttgart, 
voilà  le  poète  redevenu  chirurgien  de  régiment,  et  le  duc  Charles  loi 
a  dit  :k  Je  vous  défends  de  rien  publier  à  l'avenir  sans  m'avoir  soumê 
votre  travail;  je  vous  défends  de  faire  imprimer  aucune  œuvre  poéti- 
que. »  Schiller  voudrait  se  soustraire  àce  joug  odieux,  déposer  l'uni- 
forme, s'enfuir,  puisqu'il  le  faut,  et  redevenir  un  homme  :  le  peut-il? 
Ud  scrupule  arrète  cette  âme  loyale.  C'est  gratuitement  qu'il  a  été 
élevé  dans  l'académie  de  Charles  ;  n'est-il  pas  engagé  envers  le  duc, 
et  tenu  de  consacrer  à  son  service  l'instruction  qu'il  lui  doit?  Qu'il 
lâche  donc  de  se  soumettre.  Mais  quoi  !  le  joug  est  bien  dur,  la  souf- 
france est  de  toutes  les  heures.  S'il  veut  assister  à  la  seconde  repré- 
sentation des  Brigands  (et  cette  seconde  représentation,  ajournée 
depuis  plusieurs  mois,  préparée  avec  un  soin  nouveau ,  attendue  par 
une  foule  impatiente,  va  être  un  bien  aulre  événement  encore  que  la 
première);  s'il  veut  y  assister,  il  faut  qu'il  se  dérobe  à  tous  les 
regards,  comme  s'il  méditait  un  mauvais  coup.  Précaution  inutile. 
Le  duc  Charles  apprend  bientdt  que  Schiller  est  allé  en  cachette  à 
Manheim  ;  il  le  mande  au  château ,  lui  renouvelle  dans  les  termes 
les  plus  sévères  la  défense  de  publier  aucune  œuvre  de  poésie,  lui 
nterdit  tout  rapjiort,  toute  communication  avec  l'étranger,  (l'élraD- 
;er  !  une  ville  allemande  !  une  cité  des  bords  du  Rhin  !  ]  puis  il  lui 
lonne  l'ordre  de  se  rendre  au  corps  de  garde  principal,  de  remettre 
<n  épée,  et  de  garder  les  arrêts  pendant  quinze  jours.  Ce  n'est  pas 
lut.  Il  y  avait  dans  le  Wurtemberg  une  prison  d'Élat,  la  forlcresse 
Hohenasperg,  où  le  duc  Charles  tenait  enfermés  des  hommes  que 
vénérait  Schiller.  Un  des  plus  illustres  compatriotes  de  l'auteur  des 
~^rigands,  l'impétueux  Scbubart,  expiait  depuis  trois  ans,  dans  les 


GOETHE  ET  SCHILLER.  245 

cachots  d'Hohenasperg,  ses  hardiesses  de  poète  et  de  publieîste. 
Tandis  que  Schiller  gardait  les  arrêts,  du  l*'  au  IS  juillet  1782,  ne 
devait-il  pas  se  croire  déjà  condamné  à  partager  le  sort  de  Schubart? 
A  cette  pensée,  tous  ses  anciens  scrupules  s'évanouissent  ;  il  quittera 
ce  sol  odieux,  où  il  ne  lui  est  pas  permis  de  suivre  l'impérieuse  voca- 
tion de  son  âme. 

Le  22  septembre  1782,  par  une  brillante  soirée,  tandis  que  le  duc 
Charles  recevait  magnifiquement  le  grand-duc  Paul  de  Russie,  qui 
venait  d'épouser  sa  nièce ,  la  jeune  et  belle  princesse  Marie  de  Wur- 
temberg, tandis  que  les  bois  de  la  Solitude  retentissaient  encore  des 
bnfares  du  cor,  des  aboiements  des  chiens  et  des  cris  joyeux  de  l'hallali, 
au  moment  où  le  château  ducal,  illuminé  jusqu'au  faîte,  éclairait  au 
loin  la  forêt,  et  que,  princes  et  gentilshommes,  électeurs,  ducs  et 
grands-ducs ,  se  pressaiept  autour  du  jeune  couple  impérial ,  une 
modeste  cariole  sortait  de  Stuttgart,  vers'dix  heures,  parla  porte  d'Ess- 
ling. — Qui  êtes-vous?  demanda  un  factionnaire. —  Le  docteur 
Ritter  et  le  docteur  Wolf ,  répondirent  deux  Toix  qu'un  observateur 
soupçonneux  aurait  trouvées  peut-être  assez  mal  assurées.  —  Passez  ! 
—  La  voilure  continua  sa  route;  les  deux  voyageurs,  immobiles, 
silencieux ,  la  poitrine  oppressée,  semblaient  épier  quelque  péril  dans 
l'ombre.  Vers  minuit ,  quands  ils  furent  arrivés  sur  les  hauteurs  qui 
dominent  la  vallée,  ils  se  serrèrent  la  main  et  échangèrent  quelques 
paroles.  Le  docteur  Ritter,  c'était  le  poëte  des  Brigands;  le  docteur 
Wolf,  c'était  un  compatriote  de  Schiller,  un  musicien,  plus  jeune 
que  lui  de  deux  années  et  qui  le  vénérait  comme  un  maître.  André 
Streicher,  tel  était  son  nom,  devait  partir  au  printemps  de  l'année  sui- 
vante pour  aller  auprès  d'Emmanuel  Bach,  le  second  fils  de  Tillustre 
Sébastien ,  qui  dirigeait  l'orchestre  de  Hambourg.'  Indigné  du  joug 
qui  pesait  sur  son  ami,  inquiet  du  sort  que  lui  réservait  le  duc 
Charles ,  l'ardent  musicien  avait  avancé  de  six  mois  son  voyage  afin 
de  faciliter  la  fuite  du  poète.  Au  moment  où  ils  allaient  dire  adieu 
aux  vallées  du  Wurtemberg,  une  angoisse  inexprimable  s'empara  du 
coeur  de  Schiller.  Le  château  de  la  Solitude ,  étincelîtnt  de  lumières, 
brillait  au  milieu  des  bois.r  A  la  clarté  de  l'illumination ,  il  montra  à 
André  Streicher  le  logement  qu'occupait  sa  famille  :  «  0  nia  mère  !  » 
s'écria-t'il  avec  un  sanglot  étoufie,  et  il  retomba  sur  son  banc.  Enfin, 
après  plus  d'un  jour  de  marche,  dans  la  matinée  du  24  septembre, 
les  deux  fugitifs  arrivaient  à  Manhl;im. 

Nous  possédons  de  bien  touchants  détails  sur  la  vie  du  poëte  après 


246  GCETHE  ET  SCHILLER. 

sa  fuite  de  Stuttgart.  André  Streicher  a  raconté  lui-même  les  aren- 
tures  de  ce  voyage ,  et  celles  des  mois  qui  suivirent ,  dans  quelques 
pages  d'une  simplicité  eipressive.  Des  biographes  minutieusement 
exacts  ojA  suivi  de  semaine  en  semaine  et  presque  de  jour  en  jour  les 
destinées  errantes  des  deux  amis.  Que  d'illusions  d'abord ,  et  bientôt 
que  de  misères  !  —  a  Celui  qui  jamais  n'a  mangé  son  pain  trempé  de 
larmes,  celui  qui  jamais ,  pendant  des  nuits  pleines  d'angoisses ,  ne 
8*est  assis  sur  son  lit  en  pleurant,  celui-là  ne  vous  connaît  pas,  ô  puis- 
sances célestes  !  »  — ■  Ces  vers,  que  Goethe  a  insérés  dans  Wilhebn 
Mets  ter  ^  semblent  avoir  été  écrits  pour  la  jeunesse  de  Schiller;  ils 
pourraient  servir  d'épigraphe  à  son  histoire.  Si  je  me  proposais  de  la 
raconter  ici ,  cette  histoire  héroïque  et  touchante  des  illusions ,  des 
luttes,  des  défaillances,  des  fureurs  misanthropiques  et  finalement 
des  sérieuses  et  victorieuses  inspirations  du  poète ,  je  le  montrerais 
avec  son  petit  bagage ,  pourvu  de  quelques  florins  à  peine ,  tantôt  en 
compagnie  d'André  Streicher,  tantôt  seul ,  allant  frapper  à  bien  des 
portes,  essayant  de  se  créer  une  destinée  indépendante,  puis  aban- 
donné par  de  faux  amis,  rebuté  par  le  sort,  doutant  de  lui-même, 
mangeant  tm  pain  trempé  de  larmes^  passant  de  longues  nuits 
pleines  d'angoisses  à  pleurer  sur  son  lit ,  jusqu'au  jour  où  une 
femme  d'élite,  une  noble  et  généreuse  patronne  lui  ouvre  sa  demeure 
hospitalière  ;  jusqu'au  jour  plus  heureux  encore  où  une  jeune  fille, 
digne  de  lui ,  devient  la  compagne  de  son  existence ,  jours  bénis  où 
son  génie  se  relève ,  où  son  inspiration  pénètre  peu  à  peu  en  des 
domaines  supérieurs,  où,  passant  de  la  poésie  de  sa  jeunesse  à  une 
philosophie  virile  et  de  cette  philosophie  à  une  poésie  plus  haute,  il 
peut  s'écrier  avec  Goethe  :  Je  vous  connais ^  ô  puissances  célestes! 

Yoilà,  en  résumé,  l'histoire  de  Schiller  depuis  la  nuit  du  22  sq>- 
tembre  1781  jusqu'à  cette  année  1794,  où  commence  son  amitié  avec 
le  grand  poète  de  Weimar.  Pour  retracer  toutes  les  péripéties  de  cette 
douloureuse  et  vaillante  période,  un  volume  ne  suffirait  pas;  mar- 
quons du  moins  les  dates  principales,  et  signalons  en  quelques  traits 
les  transformations  décisives. 

Lorsque  Schiller  prit  le  parti  de  s'enfuir  du  Wurtemberg,  il  a^ait 

!•  Wer  nie  sein  Brod  mit  Traenen  ass, 

>Ver  nie  die  kummervoUen  Naechte 
Auf  seinen  BeUe  ^weinend  sass, 
Der  kennt  euch  nicht,  ihr  himmlischen  Haechte. 

(WilhelmMeisters  Lehrjahre;  llv.  H,  chap.  znx.) 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  247 

déjà  ccmçu  le  plan  de  deux  autres  drames  qui  de^aieut  étre^  sous  une 
forme  bien  différente,  la  continuation  de  Tœuyre  entreprise  dans  les. 
Brigands.  Nous  avons  dit  avec  quelle  passion  Schiller  lisait  les  écrits 
de  Jean-Jacques  Rousseau  ;  un  mot  de  Jean-Jacques,  sur  la  conjura- 
tion de  Fiesque,  lui  inspira  Fidée  de  mettre  cet  événement  sur  la 
scène.  Les  Brigands  étaient  un  cri  de  révolte  contre  la  société  tout 
entière;  la  conjuration  de  Fiesque,  dans  la  pensée  du  poëtc,  devait 
être  un  drame  républicain.  Il  avait  ébauché  ce  drame  à  Stuttgart,  il  le 
termina  en  1783,  dans  le  petit  village  d'Oggersheim,  où  il  avait 
cherché  un  refuge  aux  environs  de  Manbeim.  Froidement  reçu  par 
Dalberg,  qui  craignait  de  se  brouiller  avec  le  duc  Charles,  toujours 
80US  le  coup  d'une  menace  d'extradition  et  voyant  en  perspective 
l'odieuse  forteresse  où  languissait  Schubart,  obligé  de  se  cacher  sous 
de  faux  noms  \  inquiet,  irrité,  on  comprend  dans  quelle  disposition 
d*esprit  Schiller  traça  les  scènes  ardentes  de  la  Conjuration  de  Fiès^ 
que^  et  surtout  le  caractère  du  républicain  Yerrina.  L'autre  drame, 
ébauché  aussi  à  Stuttgart ,  et  qui  portait  alors  le  nom  de  Louise 
Miller  ^,  était  aussi  une  œuvre  toute  frémissante  de  passions  belli- 
queuses. Si  la  société  politique  est  prise  à  partie  dans  la  Conjuration 
de  Fiesque^  c'est  à  la  société  civile  que  s'attaque  l'auteur  de  Louise 
Miller^  et  les  deux  pièces  se  rattachent  manifestement  à  ce  drame  des 
Brigands^  où  toute  la  société  d'avant  89,  société  politique  ou  civile, 
peu  importe,  est  ébranlée  avec  une  titanique  fureur.  Ces  trois  drames, 
conçus  et  exécutés  sous  la  même  inspiration,  écrits  tous  trois  en  prose, 
dans  cette  même  prose  violente,  tumultueuse,  sincèrement  empha- 
tique, forment  une  sorte  de  trilogie  révolutionnaire.  Des  critiques 
ont  indiqué  de  singuliers  rapprochements  entre  maintes  scènes  des 
Brigands  et  certains  épisodes  de  la  révolution  française;  on  pourrait 
frire  le  même  travail  sur  Louise  Miller  ei  la  Conjuration  de  Fiesque. 
Ce  comte  de  Fiesque,  si  acharné  au  renversement  des  Doria,  et  tou- 
jours si  brillant,  si  aristocratique,  au  milieu  des  emportements  de  la 
lutte,  n'^t-ce  pas,  si  l'on  veut,  le  comte  de  Mirabeau  dans  les  der- 
niers mois  de  sa  carrière?  Ne  dirait-on  pas  même,  à  de  certains 

1.  Au  sortir  de  Stuttgart  «  il  avait  pris  le  nom  du  docteur  *Ritter;  à  Man- 
beim, à  Oggersbeim,  il  se  faisait  appeler  le  docteur  Schmidt. 

2.  Louise  Miller  était  le  nom  primitif  du  drame,  le  nom  choisi  par  Schil- 
ler. C'est  plus  tard,  au  moment  de  la  représentation ,  que  Tacteur  Iffland 
conseilla  au  poëte  un  autre  titre,  et  que  Louise  Miller  devint  In^ngtie  ei 
ÀsnouT. 


248  GOETHE  ET  SCHILLER.      # 

moments,  quelqu'un  des  jacobins  de  90,  un  Duport  ou  un  Barnave? 
Derrière  Mirabeau^  derrière  les  premiers  jacobins,  il  y  a  les  girondins 
qui  s'ayancent;  c'est  Verrina,  surveillant  lecomtedeFiesque.  Seule- 
ment l'histoire  est  bien  autrement  complète  que  la  création  du  poète; 
lorsque  le  comte  de  Fiesque  accepte  la  dignité  souTcraine  dans  cette 
république  de  Gènes,  qu'il  a  délivrée  du  joug  des  Doria,  Yerrina  le 
tue,  et  son  rôle  est  Gni.  Sur  la  scène  de  la  révolution,  ce  n'est  pas 
ainsi  que  finissent  les  hommes  auxquels  on  peut  comparer  le  Verrina 
de  Schiller.  Après  le  10  août,  Yerrina  eût  lutté  contre  les  despotes 
de  la  Terreur,  et  serait  mort  en  93  sur  l'échafaud  des  girondins.  Et 
que  dire  de  Lotiise  Miller?  Un  historien  habile,  M.  Hiilebrand,  y 
voit  la  préface  poétique  de  la  révolution  de  89.  Je  ne  sais  si  le  baron 
Ferdinand  de  Walter  peut  être  appelé  un  Mirabeau  bourgeois,  conoime 
le  veut  le  même  critique,  mais  "ces  révoltes  contre  l'inégalité  des 
conditions,  cette  véhémente  revendication  des  droits  de  Thomme,  ces 
outrages  aux  classes  supérieures,  cette  sincérité  de  haine  avec  laquelle 
il  aperçoit  partout  le  crime  et  l'infamie  chez  le  représentant  de  la 
noblesse,  partout  la  vertu  chez  le  plébéien,  ne  sont-ce  pas  là  les  ins- 
pirations qui  fermentaient  en  Europe  à  la  veille  de  89,  et  qui  allaient 
éclater  sous  maintes  formes,  en  ce  tragique  renouvellement  du 
monde?  Plus  tard,  après  89,  quand  Schiller  se  sera  élevé  à  un  idéal 
plus  pur  ;  quand  il  sera  entré  dans  les  domaines  supérieurs  de  la 
pensée,  et  qu'il  jugera  avec  une  raison  si  ferme  les  révolutions  de  92 
et  de  93,  il  voudra  remanier  ces  trois  premiers  drames  de  sa  jeunesse, 
il  essayera  d'atténuer  les  exagérations  du  fond,  les  violences  du  style, 
de  faire  disparaître  ce  que  ses  admirateurs  eux-mêmes  ne  craignent 
pas  d'appeler  des  caricatures  de  la  société.  Vaine  tentative!  ces  dra- 
mes sont  des  dates;  vouloir  les  corriger,  c'est  altérer  l'histoire;  sint 
ut  sunt^  aut  non  sint.  Goethe  lui-même,  consulté  par  Schiller,  fut 
d'avis  qu'on  n'y  devait  rien  changer,  ce  II  faut,  disait-il,  les  livrer  à  la 
postérité,  tels  qu'ils  sont  sortis  d'une  inspiration  violente.  » 

La  Conjuration  de  Fiesque  avait  été  terminée  dans  l'auberge 
d'Oggersheim,  aux  mois  d'octobre  et  de  novembre  1782.  Quelques 
semaines  après,  vers  le  milieu  de  décembre,  Schiller  trouvait  on 
asile  à  Bauerbach,  dans  la  demeure  hospitalière  de  madame  de  Wol- 
,  frogen.  Ce  joli  domaine  de. Bauerbach  est  la  première  des  stations 
heureuses  dans  cette  vie  errante  du  poète.  Jean-Jacques  Rousseau, 
en  son  pauvre  ménage  de  la  rue  de  la  Plâtrière,  écrivait  un  jour  ces 
lignes  empreintes  d'un  regret  si  doux  :  ce  De  toutes  les  habitations 


GOETHE  ET  SCHILLER.  249 

OÙ  j*ai  demeuré  (et  j*en  ai  eu  de  charmantes)  aucune  ne  m'a  rendu 
si  yéritablement  heureux  et  ne  m'a  laissé  de  si  tendres  regrets  que 
111e  Saint-Pierre,  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Cette  petite  île,  qu'on 
appelle  à  Neufchâtel  l'île  de  La  Motte,  est  bien  peu  connue,  même  en 
Suisse.  Aucun  voyageur,  que  je  sache,  n'en  fait  mention.  Cependant 
elle  est  très-agréable  et  singulièrement  située  pour  le  bonheur  d'un 
homme  qui  aime  à  se  circonscrire...  Les  rives  du  lac  de  Bienne  sont 
plus  sauvages  et  romantiques  que  celles  du  lac  de  Genève,  parce  que 
les  rochers  et  les  bois  y  bordent  l'eau  de  plus  près  ;  mais  elles  ne  sont 
pas  moins  riantes.  S'il  y  a  moins  de  cultures  de  champs  et  de  vignes, 
moins  de  villes  et  dé  maisons,  il  y  a  aussi  plus  de  verdure  naturelle, 
plus  de  prairies,  d'asiles  ombragés  de  bocages,  des  contrastes  plus 
fréquents  et  des  accidents  plus  rapprochés.  Comme  il  n'y  a  pas  sur 
ces  heureux  bords  de  grandes  routes  commodes  pour  les  voitures,  le 
pays  est  peu  fréquenté  par  les  voyageurs;  mais  il  est  intéressant  pour 
des  contemplatifs  solitaires  qui  aiment  à  s'enivrer  des  charmes  de  la 
nature  et  à  se  recueillir  dans  un  silence  que  ne  trouble  aucun  bruit 
que  le  cri  des  aigles,  le  ramage  entrecoupé  de  quelques  oiseaux^  et  le 
roulement  des  torrents  qui  tombent  de  la  montagne.  »  Schiller,  em- 
pruntant les  expressions  de  ce  Jean-Jacques  qu'il  aimait  tant  et  qu'il 
a  chanté  en  beaux  vers,  aurait  pu  dire  à  son  tour  :  «  De  toutes  les 
habitations  où  j'ai  demeure,  et  j'en  ai  eu  de  charmantes,  aucune  iie 
m'a  rendu  si  véritablement  heureux  et  ne  m'a  laissé  de  si  tendres 
regrets  que  le  domaine  de  Bauerbach.  »  Bauerbach,  Gohlis,  Dresde, 
Loschwitz,  Rudolstadt,  Iéna,Weimar,  vous  avez  accueilli  le  généreux 
poète  à  des  phases  diverses  de  sa  vie,  et  l'on  peut  dire  qu'à  chacun  de 
Tos  [noms  est  attaché  le  souvenir  de  l'une  de  ses  victoires  morales  : 
mais  le  plus  doux  de  ses  souvenirs,  c'est  celui-ci  ;  la  plus  précieuse 
de  ses  victoires,  c'est  celle  qu'il  remporta  pour  la  première  fois  sur 
lui-même,  lorsque,  dans  cette  solitude  amie,  entouré  de  soins  mater- 
nels de  sa  noble  patronne,  réconcilié  avec  le  genre  humain,  il  renonça 
enfin  à  son  inspiration  misanthropique  et  consacra  le  nouvel  idéal  de 
sa  pensée  purifiée  dans  le  généreux  drame  de  Don  Carlos. 

Don  Carlos  est  à  la  fois  le  couronnement  de  la  première  période, 
dans  la  carrière  dramatique  du  poète,  et  le  signal  d'une  période  toute 
nouvelle.  Des  critiques  allemands  ont  vu  dans  le  choix  de  ce  sujet  le 
pressentiment  et  comme  l'annonce  de  cette  poésie  plus  haute  que  l'au- 
teur de  Wallenstein  et  de  Guillaume  Tell  devait  faire  épanouir  si 
rigoureusement  sur  le  sol  fécond  de  Thistoire.  La  remarque  n'est  pas 


250  GOETHE  ET  SCHILLER. 

juste  ;  on  sait  aujourd'hui  que  rien  ne  fait  soupçonner  dans  œ  besu 
drame  l'art  supérieur  de  Guillaume  TelljdiàeWallenstein.  Le  carae- 
tère  du  fils  de  Philippe  II,  très-curieusement  éclairé  par  la  critique 
de  notre  temps  ^,  est  en  contradiction  absolue  avec  celui  que  le  poëie 
allemand  lui  a  prêté.  Schiller  s'inquiétait  fort  peu  de  construire  son 
drame  sur  le  fondement  de  la  réalité  ;  l'union  du  réel  et  de  l'idéal 
n'était  pas  encore  un  des  principes  de  sa  philosophie  de  l'art  ;  don 
Carlos  était  pour  lui,  au  même  titre  que  lé  marquis  de  Posa,  une 
figure  tout  idéale,  une  personnification  abstraite,  c'est-à-dire  un  être 
sorti  de^son  cerveau,  et  tel  était  chez  le  poète  inspiré  le  dédain  de  la 
vérité  exacte,  que,  confondant  l'orthographe  espagnole  avec  celle  de 
la  langue  portugaise,  il  estropia  longtemps  le  nom  même  de  son 
héros^.  Or,  que  représentent  ces  figures  idéales,  don  Carlos  et  sur- 
tout le  marquis  de  Posa?  Elles  représentent  le  mouvement  d'idées 
inauguré  par  Charles  Moor,  Verrina,  et  Ferdinand  de  Walther;  seu- 
lement, avec  quelle  noblesse  d'âme  ils  accomplissent  leur  rôle  !  Qudlef 
sérénité  d'enthousiasme!  Quelle  patience!  Quelle  foi  dans  l'aTenir! 
Charles  Moor,  Yerrina,  Ferdinand  veulent  renouveler  par  la  violence 
une  société  perverse;  le  marquis  de  Posa  dit  simplement  à  Philippe  II: 
ce  Ce  siècle  n'est  pas  mûr  pour  mon  idéal.  Je  suis  citoyen  des  ^es  qui 
viendront^.  »  Charles  Moor  jette  l'injure  au  vieux  monde  qui  doit 
périr.  Posa  salue  avec  amour  le  monde  régénéré.  Le  souverain  qu'il 
a  voulu  former,  et  qu'il  aperçoit  déjà  ea  imagination,  «  sera  le  roi 
d'un  million  de  rois.  »  Quand  il  va  mourir,  afin  de  conserver  don 
Carlos  à  l'Espagne  :  a  Dites-lui,  s'écrie-t-il  en  s'adressant  à  la  reine, 
•—  dites-lui  de  réaliser  notre  rêve,  cette  divine  conception  de  notre 
amitié,  le  rêve  hardi  d'une  société  nouvelle...  Dites-lui  de  respecter 
les  songes  de  sa  jeunesse,  quand  il  sera  devenu  homme...  Dites-loi 
que  je  dépose  en  soi^  âme  le  bonheur  du  genre  humain.  »  Le  mar- 
quis de  Posa  est  donc  un  Charles  Moor  purifié,  et  si  le  poëte  en  si 

1.  Voyez  la  savante  et  ingénieuse  étude  de  M.  Prosper  Mérimée  :  UHtstO" 
rien  Prescott.  ^Philippe  II,  et  don  Carias, 

2.  «  Pendant  longtemps,  dit  M.  Gustave  Schwab,  Schiller  écrivit  :  ékm  Car- 
los, m  {Schiller'sLeben,von  Gustav  Schwab,  i  voL  Stuttgart,  1840,  p.  159). 

3.  Das  Jabrhundert 
Isl  meinen  Idéal  nicbt  reif.  Ich  Lebe, 

Ein  Bûrger  dereri  vrelche  kommen  werdeo* 

{DonCarlos,  acte  III,  se. x.) 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  251 

eu  de  temps  a  pu  accomplir  un  tel  progrès;  si,  d^une  inspiration 
misantbropique  il  s'est  éleré  sans  efforts  à  cette  sérénité  bienfaisante, 
c'est  que  ces  six  mois  de  recueillement  auprès  de  madame  de  Wolf- 
zogen  araient  suffi  pour  le  rendre  à  lui-même.  Les  biographes  du 
poète  nous  racontent  qu'il  y  avait  à  Bauerbach  un  type  charmant  de 
la  grâce  alleipande,  la  fille  même  de  la  patronne  du  lieu,  la  blonde 
Charlotte  de  Wolfzogen,  et  que  Schiller  devint  amoureux  de  Char- 
lotte. Si  ce  premier  amour  a  contribué,  pour  sa  part,  à  épurer  Tima- 
gioation  de  Tauteur  des  Brigands^  c'est  un  soutenir  de  plus  qui  doit 
consacrer  dans  Thistoire  de  la  poésie  le  nom  de  Bauerbach.  Les 
démons  que  le  couvent  militaire  de  Stuttgart  av^it  déchaînés  dans  le 
cœur  du  poëte,  c'est  Tair  libre  et  pur  de  Bauerbach  qui  les  a  mis  en 
faite.  Quelques-unes  des  lettres  qu'il  écrivit  à  cette  époque,  celles-là 
surtout  où  il  parle  de  son  drame  de  Don  Carlos^  respirent  la  joie  de 
la  délivrance.  Il  semble  qu'il  dise  aux  confidents  de  sa  pensée,  comme 
*ce  marin  grec  que  M.  Edgar  Quinet  entendit  un  jour,  au  milieu  d'un 
wage  :  «  Amis,  voyez,  voyez  les  démons  qui  s'envolent  !  » 

Les  mauvais  jours  cependant  n'étaient  pas  encore  passés  pour  Schil- 
ler. Après  six  mois  de  retraite  à  Bauerbach,  il  retourne  à  Manheim 
(juillet  1783)  pour  y  faire  jouer  ses  nouveaux  drames.  De  cruelles 
déceptions  l'attendaient  encore  pendant  ce  second  séjour  à  Manheim. 
Enfm,  le  17  janvier  1784,  la  Conjuration  de  Fiesque  fut  représentée. 
La  pièce  avait  été  montée  avec  soin,  mais,  malgré  tous  les  efforts  du 
directeur  et  du  poëte,  malgré  le  prologue  éloquent  où  Schiller  expli- 
quait lui-même  son  œuvre  au  public,  malgré  le  talent  des  comédiens, 
le  succès  fut  médiocre.  C'était  Boeck  qui  jouait  le  rôle  de  Fiesque,  et 
UBand  celui  de  Verrina;  tout  l'art  qu'ils  déployèrent  fut  inutile,  le 
drame  parut  froid  et  abstrait.  «  Le  public  n'a  pas  compris  ma  Conr- 
juration  de  Fiesque^  écrivait  Schiller  à  un  ami.  Ces  mots  de  liberté 
républicaine  ne  rendent  ici  qu'un  vain  son .  Le  sang  romain  ne  coule 
pas  dans  les  veines  des  habitants  du  Palatinat.  A  Berlin,  la  pièce  a 
été  demandée  et  jouée  quatorze  fois  en  trois  semaines.  A  Francfort 
aussi,  elle  a  été  bien  accueillie...  »  Ces  jugements  opposés  de  Man- 
heim et  de  Berlin  ont  encore  aujourd'hui  des  défenseurs  dans  les 
rangs  de  la  critique.  Si  M.  Gervinus  voit  dans  la  Conjuration  de 
Fiesque  une  œuvre  bien  plus  importante  que  les  Brigands^  M.  Gus- 
tave Schveab  ne  craint  pas  de  justifier  les  spectateurs  de  Manheim  : 
c  En  restant  froids,  dit-il,  devant  ces  intrigues  politiques,  ces  mono-, 
iogues  sans  fin,  ces  passions  de  l'esprit  où  le  cœur  ne  joue  qu'un  rôle 


252  GCETHE  ET  SCHILLER, 

seœndaire.  Us  firent  preuve  de  goût  et  de  sincérité.  »  Sdiitler,  qui 
avait  hâte  de  réparer  cet  échec,  fit  représenter  le  9  mars  suivant  son 
drame  de  Ltnàse  Miller,  ou  plutôt  d'Intrigue  et  Amour,  suivant  le 
nouveau  titre  que  lui  avait  donné  lEQand.  Cette  fois,  le  succès  (ul 
immense.  Dès  le  milieu  du  drame,  quand  la  toile  tomba  sur  le  second 
acte,  la  foule  électrisée  se  leva  d'un  mouvement  unanime,  et  des 
applaudissements  sans  fin  éclatèrent  de  toutes  paris.  Ce  triomphe  se 
renouvela  sur  maintes  scènes;  Intrigue  et  Amour,  aussi  bien  que  Its 
Brigands,  fît  le  tour  de  l'Allemagne  au  milieu  des  bravos. 

On  voit  par  ces  succès  et  ces  chutes  quelles  étaient  alors  les  dispo- 

siUoDS  de  l'esprit  public  :  les  drames  révolutionnaire»,  mais  reToIu- 

tionnaires  d'une  façon  générale,  et  qui  s'adressaient  surtout  aui 

sentiments,  étaient  préférés  aux  drames  spécialement  politiques.  On 

voulait  des  émotions  violentes,  exagérées,  déclamatoires,  et  non  pas 

des  systèmes.  La  révolution  était  dans  les  cœurs  bien  plutôt  que  dans 

les  intelligences.  Lorsque  Don  Carlos  fut  joué  à  Maoheim,  quatre 

ans  ajircs  (1788),  ce  beau  drame  ne  fut  guère  mieux  compris  que  la 

Conjiiration  de  Fiesgue.  Ne  disons  donc  pas  avec  M.  Gustave  Schwab 

que  les  spectateurs  de  Manbeim  firent  preuve  de  goût  le  jour  où  ili 

accueillirent  sî  froidement  et  Fiesque  et  Don  Carlos,  après  avoir 

applaudi  avec  transport  les  Brigands  et  Intrigue  et  Amour;  ne 

disons  pas  non  plus  avec  M.  Gervinus,  que  la  Conjuration  de  Fiesgm 

est  une  œuvre  bien  autrement  importante  que  les  Brigands,  et  que 

le  poète  a  posé  dans  cette  pièce  les  fondements  de  sa  grandeur  future. 

Drames  bourgeois  ou  drames  politiques,  les  trois  premières  œuvres 

de  Schiller  forment  un  ensemble  unique,  et  tous  les  instincts  de  son 

génie  y  éclatent  à  la  fois  :  même  inspiration,  même  élan,  mêmes 

colères.  Il  ne 'faut  pas,  Gœthe  l'a  dit,. chercher  à  corriger  de  tels 

ivrages;  il  ne  faut  pas  davantage  les  diviser,  les  isoler  l'un  de 

antre,  chercher  dans  celui-ci  ce  qui  ne  serait  pas  dans  celui-là.  Us 

:  tiennent  par  des  liens  indissolubles;  airain  pur  et  scories,  lem^e 

it  de  Qamme  a  tout  produit.  Don  Carlos  seul,  né  d'une  inspîralicHi 

lus  haute,  donne  une  conclusion  à  cette  trilogie  ardente,  et  oune 

a  poète  des  horizons  nouveaux. 

Quelques  mois  après  la  représentation  de  Fiesque  et  d'Intrigue  d 

\mour,  Schiller  entreprend  la  publication  d'un  journal  consacré  à 

Hiles  les  questions  de  théâtre.  La  T/talîe  du  Rhin  {Rheinisc^  Tha- 

a),  tel  est  le  titre  de  ce  recueil.  La  première  page  est  un  cri  de  déli- 

rance  :  le  poêle,  si  souvent  poursuivi  jusque-là,  par  la  crainte  d'être 


GOETHE  ET  SCHILLER.  253 

ramené  captif  dans  les  Etats  du  duc  Charles,  se  met  fièrement  sous 
la  protection  du  public,  de  ce  public  enthousiaste  qui  a  salué  en  lui 
l'interprète  des  générations  nouvelles.  «  Tous  mes  liens  sont  dénoués! 
s*écrie-t-il.  C'est  le  public  à  présent  qui  est  tout  pour  moi  ;  il  est 
mon  étude  de  chaque  jour,  il  est  mon  souverain,  il  est  mon  confident. 
C'est  à  lui,  à  lui  seul  que  j'appartiens  désormais.  C'est  devant  son 
tribunal,  et  devant  nul  autre,  que  je  comparaîtrai;  il  n'en  est  pas 
d  autre  que  je  craigne  et  que  je  révère.  »  Ce  curieux  recueil,  dont  les 
premiers  numéros  paraissent  é\i  commencement  de  1785,  publie  de 
belles  pages  du  poète,  tantôt  des  études  de  critique,  des  dissertations 
sur  Fart,  tantôt  des  fragments  de  ce  Don  Carlos j  qui  était  devenu, 
comme  il  l'écrivait  à  son  ami  Reinwald,  le  compagnon  intime  de  sa 
vie,  sa  maîtresse,  son  amï  de  cœur  [sein  Maedchen,  sein  Busen- 
freund).  Bientôt  cependant  des  difficultés  s'élèvent  entre  Schiller  et 
Imtendant  Dalberg.  Fatigué  de  ces  luttes  vulgaires,  Schiller  prend 
le  parti  de  quitter  Manheim  et  va  recommencer  une  vie  nouvelle  à 
Leipzig,  où  l'appellent  deux  de  ses  meilleurs  amis,  Koerner  et  Ferdi- 
nand Huber.  L'étudiant  émancipé  de  l'académie  de  Charles,  le  poète 
sacré  par  le  succès,  veut  redevenir  étudiant  dans  une  université  libre. 
Puisque  la  poésie  toute  seule,  dans  l'Allemagne  du  dix-huitième 
siècle,  ne  peut  lui  assurer  une  existence  simple  et  digne,  il  reviendra 
à  ses  études  de  médecine  et  tâchera  de  se  créer  une  carrière. 

Si  vous  passez  par  Leipzig,  allez  visiter  les  ombrages  charmants 
de  la  Rosenthal,  et  surtout,  à  travers  ces  prairies,  ces  bois,  ces  fraî- 
ches eaux,  dirigez-vous  vers  le  village  de  Gohlis^  situé  sur  la  droite, 
à  la  lisière  de  ce  beau  parc  ;  c'est  là  que  Schiller,  dans  une  petite 
chamSre  de  paysan,  a  passé  l'été  et  l'automne  de  l'année  1785,  c'est 
là  qu'il  a  composé  plusieurs  de  ses  poésies  lyriques,  et  entre  autres 
ces  belles  strophes  à  la  Joie  : 

«  La  Joie  !  c'est  le  ressort  puissant  de  Téternelle  nature.  C'est  la  Joie, 
la  Joie  qui  fait  mouvoir  les  rouages  de  la  grande  horloge  des  mon- 
des; c*est  elle  qui  fait  sortir  les  fleurs  de  leur  germe  et  les  soleils 
da  firmament;  elle  roule  des  sphères  dans  les  espaces  que  ne  connaît 
pas  la  lunette  de  l'astronome. 

CHŒUR. 

tt  Joyeux  comme  ces  soleils  qui  volent  à  travers  la  splendide  immen- 
sité des  cieux,  frères,  suivez  votre  carrière,  joyeux  comme  le  héros 
qui  vole  à  la  victoire. 


SS4  GŒTHB  EN  SCBILLEB. 

a  Du  miroir  ardent  de  la  vérité,  c'est  elle  qai  sourit  «q  penstnr 
avide;  c'est  elle  qui  guide  le  martyr  vers  la  cime  escarpée  de  h 
vertu;  sur  les  monts  radieux  de  la  foi,  on  voit  fioller  ses  étcndards;à 
travers  les  fentes  des  cercueils  brisiis,  elle  assiste  aux  concerts  des 
anges. 

CHŒUR. 

(I  Souffrez  avec  courage,  millions  d'êtres!  souffrez  pour  un  moade 
meilleur!  Là-haut,  par-dessus  la  t<nte  étoilée,  un  Dieu  puissant  distri- 
buera les  récompenses,  u 

Mais  surtout,  si  vous  vous  arrêtez  à  Dresde,  n'oubliez  pas  An  autre 

pèlerinage  ea  rhonneur  du  noble  poëte.  Quand  vous  aurez  admiré 

les  merveilles  du  Musée,  ie  Pharisien,  du  Titien,  la  Madeleine,  du 

Corrège,  l'incomparable  Ki'er^e  de  Baphaël,  faites-vous  conduire  à 

Loschwilz,  aux  bords  de  l'Elbe,  et  là,  dans  une  riante  vallée,  an 

milieu  des  vignes  qui  couvrent  les  collines,  vous  verrez  soimre  de 

loin  l'hospitalière  maison  où  Scbiller  passa  de  si  heureuses  journées 

auprès  de  Koeroer,  Qu'était-ce  donc  que  ce  Koeruer?  Il  y  a  des 

hommes  éminents  et  simples  qui,  dévoués  au  bien,  passionnés  pour 

le  beau,  traversent  le  monde  sans  bruit,  et  disparaissent  sans  laisser 

de  trace,  n'ayant  eu,  pour  ainsi  dire,  d'autre  tâche  que  de  réjouir  les 

regards  de  Dieu,  en  lui  offrant  un  bel  exemplaire  de  rimmanilé: 

Koerner  est  un  de  ces  hommes.  Il  a  laissé  du  moins  des  vestiges  de 

son  passage  ici-bas,  et  d'immortels  vestiges,  puisqu'il  a  été  l'ami  de 

Schiller,  et  le  père  de  ce  vaillant  Théodore  qui  chanta  si  iièremenl 

les  chasseurs  de  Liitzow,  et  mourut  en  héros  dans  la  guerre  de  1613. 

Un  jour,  en  1784,  pendant  que  Schiller,  revenu  de  BauerlAch  à 

Manheim,  s'y  débattait  contre  les  plus  tristes  difficultés  de  la  vie,  il 

reçut  de  Leipzig  un  paquet  envoyé  par  des  mains  inconnues.  Quatre 

s,  deux  jeunes  hommes  et  deux  jeunes  filles,  lui  adressaient  leur 

trait  avec  toutes  sortes  de  témoignages  d'admiration  et  de  sympa- 

ardente.  L'un  d'entre  eux,  Koemer  était  son  nom,  avait  mis  eo 

iique  quelques-unes  des  strophes  insérées  dans  les  Brigands.  Les 

lee  filles,  Alinna  et  Dora  Stock,  étaient  deux  sœurs,  dont  l'une  élait 

cée  à  Koerner  ;  le  quatrième  de  ces  amis  si  dévoués,  jeune  homme 

line  âgé  de  vingt  ans,  s'appelait  Ferdinand  Iluber:  ilaépouséplus 

[  Thérèse  Heyne,  la  Qlle  de  l'illustre  philologue,  et,  ainsi  que  sa 

me,  il  a  laissé  un  nom  dans  les  lettres.  On  devine  la  joie  de 

iller,  le  jour  où  ces  cœurs  enthousiastes  se  donnèrent  si  naïve- 


GOETHE  ET  SCHILLER.  255 

ment  à  lui  :  représentez-yous  son  bonheur  lorsque,  Tannée  suivante, 
Koenier  ayant  épousé  sa  fiancée  Minna,  le  poète  de  Don  Carlos  allait 
acheyer  la  flgure  du  marquis  de  Posa,  auprès  de  tels  amis,  sous  les 
ombrage  de  Loschwitz  !  Ces  sentiers  de  la  colline,  que  de  fois  il  les  a 
parooarus  en  rêvant  à  ses  poèmes  !  Que  de  fois,  sur  ces  bords  de  TEIbe, 
il  est  monté  dans  sa  barque,  heureux  de  lutter  contre  les  vagues  ou 
de  s'abandonner  au  courant,  heureux  surtout  quand  un  orage  s'ap- 
prochait, quand  le  vent  agitait  les  eaux  du  fleuve,  et  que,  la  tête  nue, 
les  cheveux  flottants,  il  aspirait  le  souffle  de  la  libre  nature  ! 

C'est  auprès  de  Koerner,  c'est  à  Loschvritz  ou  à  Dresde,  qu'il  à 
ébauché  vigoureusement  ces  travaux  si  divers  qui  séparent  d'une 
manière  tranchée  les  deux  périodes  de  sa  carrière  poétique.  Pendant 
ces  deux  ou  trois  années,  depuis  son  dépajrt  de  Manheim,  au  prin- 
temps de  1785,  jusqu'au  mois  de  décembre  1787,  il  y  a  chez  Schiller 
Que  activité  ardente  qui  se  porte  de  tous  les  côtés  à  la  fois.  Tantôt 
cest  l'histoire  qui  l'attire,  et  il  se  propose  de  raconter  les  conjura- 
tions les  plus  importantes,  soit  dans  l'antiquité,  soit  dans  les  temps 
modernes.  Ce  plan  singulier  où  se  retrouve  l'instinct  du  poëte  dra- 
matique, Schiller  ne  le  réalisera  pas;  il  racontera  seulement,  d'après 
Saint-Réal,  la  conspiration  du  marquis  de  Bedmar  contre  la  repu* 
biique  de  Venise,  et^  en  reproduisant  ainsi  une  histoire  sans  critique, 
il  n'y  verra  qu'une  occasion  de  s'exercer  au  style  du  récit*.  Tantôt  il 
s'essayera  dans  le  genre  de  la  nouvelle  et  du  roman;  il  écrira  une 
curieuse  narration,  dont  le  titre,  assez  difficile  à  traduire,  peut  être 
paraphrasé  ainsi  :  L  homme  poussé  au  crime  par  la  perte  de  son  hori' 
mur;  ou  bien  il  commencera  dans  le  Visionnaire  un  long  récit  con- 
sacré à  l'un  des  plus  bizarres  épisodes  de  l'histoire  morale  du  dix- 
huitième  siècle.  Le  premier  de  ces  deux  écrits  est  l'histoire  d'un 
certain  Christian  Wolf,  fils  d'un  petit  aubergiste  de  campagne,  qui, 
atNOKionné  de  bonne  heure  à  lui-même,  va  braconner  dans  les  bois, 

1.  M.  le  comte  Daru,  dans  son  Histoire  de  Venise  ^  et 'surtout  M.  Léopold 
Ranke,  dans  un  mémoire  spécialement  consacré  à  ce  sujet,  ont  dévoilé  toutes 
les  inyentions  théâtrales  et  romanesques  par  lesquelles  Saint-Réal  a  déGguré 
cet  épisode.  Seulement  M.  Daru,  qui  avait  eu  le  mérite  de  signaler  les  prin- 
cipales erreurs  de  Saint-Réal,  a  substitué  à  ces  erreurs  un  système  très- 
babile,  mais  rempli  aussi  d'inexactitudes.  C'est  M.  Ranke  qui,  fouillant  les 
archives  secrètes  de  Venise,  a  démêlé  enfin  la  vérité  dans  cet  imbroglio. 
Voyez  Touvrage  de  M.  Léopold  Ranke  :  Vber  die  Verschicoerung  gegen  Venedig 
imJahre  4618.  Berlin,  1831.  Voyez  aussi  notre  étude  sur  M.  Léopold  Ranke, 
dans  la  hevue  des  Deux  Mondes  (t»  avril  1854). 


230  GOETHE  ET  SCHÏLLER. 

est  jeté  en  prison  avec  des  malfaiteurs,  sort  de  là,  le  désespoir  dans 
rame,  essaye  de  prendre  un  nîétier,  et  bientôt,  se  croyant  voué  pour 
toujours  au  mépris  des  hommes,  flnit  par  devenir  un  chef  de  bandits, 
répouvante  et  le  flér.n  de  la  contrée.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  un  récit 
d'imagination,  c'est  une  histoire  vraie,  dit  l'auteur  [Der  Verbrecher 
aus  verlorenen Ehre^  eine  wahre  Geschichie)]  et  Schiller,  en  effet, 
cite  plusieurs  pages  d'une  espèce  d'autobiographie  écrite  par  le  meur- 
trier lui-même,  lorsque,  pris  et  condaniné,  il  se  préparait  à  porter  sa 
tête  sur  l'échafaud.  Le  Visionnaire^  dont  nous  n'avons  que  la  pre- 
mière partie,  est  un  tableau  du  mysticisme  et  des  illuminés,  à  la 
veille  de  89.  C'était  le  moment  où  Cagliostro  étonnait  la  société  euro- 
péenne ;  où  Nicolaï,  dans  son  célèbre  Voyage  en  Allemagne  et  en 
Suisse,  dévoilait  cet  incroyable  pêle-mêle  de  rose-croix,  de  francs- 
maçons,  d'illuminés,  de  mystiques  de  toute  école  et  de  charlatans  de 
toute  nation,  au  milieu  desquels  les  jésuites  du  dix-huitième  siècle, 
passant  d'un  déguisement  à  l'autre ,  nouaient  et  dénouaient  mille 
intrigues.  Ce  sujet  qui  éveillait  déjà  la  curiosité  de  Gœthe,  et  que 
l'auteur  du  Grand-Cophte  allait  traiter  à  sa  manière,  Schiller  voulut 
le  développer  dans  un  roman.  Le  Visionnaire  est  une  étude  sur  l'al- 
liance du  jésuitisme  et  des  sociétés  secrètes,  au  milieu  du  siècle  de 
Voltaire.  Malheureusement,  l'auteur  abandonna  son  projet,  au  mo- 
ment même  où  il  avait  excité  au  plus  haut  point  l'intérêt  du  lecteur. 
Un  travail  profond  s'accomplissait  peu  à  peu  dans  son  esprit  :  une 
conception  plus  sévère  de  l'art  succédait  à  la  fougue  de  ces  premières 
œuvres.  En  voyant  les  émotions  ardentes  que  soulevait  son  récit  ;  en 
voyant  avec  quelle  impatience  on  attendait  la  suite  des  événements 
publiés  par  lui  dans  un  recueil  périodique,  il  crut  s'être  trompé.  Vous 
vous  rappelez  le  mot  de  Chamfort,  un  jour  qu'on  l'applaudissait  : 
<c  Quelle  sottise  ài-je  dite?  »  s'écria-t-il?  Cette  vive  ironie  est  bien  loin 
du  cœur  de  Schiller;  il  aime  le  public,  il  le  respecte  comme  son  souve- 
rain, mais  il  n'a  pas  abdique  son  indépendance,  et  il  se  juge  lui-même 
avec  la  loyauté  d'un  artiste.  C'était  un  intérêt  philosophique,  et  non 
une  curiosité  banale,  qu'il  avait  voulu  exciter  en  écrivant  le  Vision-' 
naire.  Il  laissa  là  ce  roman,  dont  le  succès  l'eût  détourné  de  son  propre 
travail  intérieur,  et  il  revint  à  ses  méditations.  Les  Lettres  philosophie 
ques  publiées  par  Schiller,  en  1786,  sont  le  premier  symptôme  des 
viriles  transformations  de  son  esprit.  Koerner  venait  de  l'initier  à  cette 
philosophie  nouvelle  qui  s'élevait  à  ce  moment  même  avec  le  génie 
d'Emmanuel  Kant.  Il  y  avait  des  affinités  naturelles  entre  le  mâle 


GOETHE  ET  SCHILLER.  257 

esprit  du  poêle  et  la  sublimité  morale  du  penseur  de  Kœnisberg^,  à 
psurtir  de  cette  date,  Schiller  va  s'attacher  à  Kant;  il  s'assimilera  sa 
doctrine,  il  l'interprétera  librement,  et  bientôt  nous  le  verrons,  s'il 
j  a  une  conciliation  possible  entre  ie  stoïcisme  héroïque  de  Kant  et 
le  conBant  naturalisme  de  Gœlhe,  ce  sera  Schiller  qui  aura  l'honneur 
de  rapprocher  ces  deux  grands  maîtres.  Histoire,  roman,  philoso- 
phie, on  voit  combien  d'inspirations  vivaces  s'épanouissaient  dans 
rame  du  poète,  pendant  les  belles  années  qu'il  passa  auprès  de 
Kocrner. 

Pouvait-il  cependant  rester  l'hôte  éternel  de  Koerner?  Il  lui  tardait 
de  mettre  un  terme  à  sa  vie  errante  et  de  pouvoir  s'écrier  enfin, 
comme  fera  un  jour  son  Guillaume  Tell  :  Ich  stehe  wieder  aufdem 
Meinigen:  <c  Je  suis  sur  un  sol  qui  m'appartient.  »  Au  mois  de  juillet 
1787,  Schiller  s'était  rendu  à  Weimar;  Goethe  voyageait  alors  en 
Italie,  mais  flerder  et  Wieland  avaient  accueilli  avec  joie  le  jeune  et 
illustre  poète.  Ravi  d'enthousiasme,  Schiller  écrivait  à  un  de  ses 
amis  d'enfance,  au  fils  du  pasteur  Moser  :  «  Me  voici  enfin  dans  le 
séjour  que  j'ai  tant  de  fois  appelé  de  mes  vœux,  me  voici  à  Weimar, 
et  il  me  semble  que  je  me  promène  dans  les  vallées  de  la  Grèce.  Le 
duc  est  un  prince  accompli,  le  véritable  père  des  arts  et  des  sciences... 
Tu  connais  les  hommes  dont  l'Allemagne  peut  être  fière,  un  Herder, 
un  Wieland,  et  tant  d'autres;  eh  bien  !  me  voici  dans  les  murs  qu'ils 
habitent.  Oh  !  que  d'excellentes  choses  à  Weimar!  Je  songe  à  m'éta- 
blir  ici  pour  ma  vie  entière,  et  à  retrouver  enfin  une  patrie.  » 

L'heure  approche,  en  effet,  où  la  vie  du  poète  sera  bien  assise,  où 
il  trouvera  enfin  une  patrie,  où  il  trouvera  mieux  encore,  le  renou- 
vellement de  sa  gloire  et  de  son  génie  au  sein  des  plus  douces  joies 
domestiques.  Au  milieu  des  enivrements  de  Weimar,  il  n'oublie  pas 
les  travaux  qui  lui  assureront  bientôt  une  existence  régulière,  il  pré- 
pare son  Histoire  de  F  affranchissement  des  Pays-Bas^  et  bientôt  la 
Providence  va  mettre  sur  son  chemin  la  belle  et  noble  jeune  fille  qui, 
devenue  la  compagne  de  sa  vie,  l'introduira  dans  les  pures  régions 
de  l'idéal.  A  Rudolstadt,  dans  une  agréable  vallée,  aux  bords  de  la 
Saale,  vivait  une  dame  noble,  madame  de  Lengefeld,  avec  ses  deux 
filles,  Caroline  et  Charlotte.  L'aînée,  Caroline,  qui  plus  tard  épousa  en 
secondes  noces  M.  de  Wolfzogen,  et  qui  nous  a  laissé  de  si  intéres- 
sants détails  sur  Schiller,  était  mariée  alors  à  M.  le  baron  de  Beul- 
witz;  la  seconde,  Charlotte,  était  dans  le  premier  épanouissement  de 
sa  grâce  et  de  sa  jeunesse.  Un  jour,  au  mois  de  novembre  1787,. 

Tome  X.  —  38*  UTraisoo»  17 


258  GOETHE  ET  SCHILLER. 

madame  de  Lengefeld  et  ses  ûlles  voient  arriver  à  la  porte  du  domaine 
deux  cavaliers  enveloppés  de  leur  manteau.  Gelait  presque  uo 
événement.  La  maison  était  loin  des  grandes  routes,  et  on  n*y  pou- 
vait arriver  que  par  des  sentiers  de  traverse.  Quels  étaient  ces  visi- 
teurs sur  lesquels  on  ne  comptait  pas?  L'un  d*eux  était  un  ami  de 
la  famille,  le  fils  de  madame  de  WolEzogen,  la  châtelaine  de  Baue^ 
bach  ;  Tautre  était  son  camarade  Schiller.  Schiller  passa  quelques 
jours  dans  la  vallée  de  la  Saale,  et,  quand  il  revint  à  Weimar,  il 
emportait  au  fond  de  son  cœur  Timage  de  Charlotte  de  Lengefeld. 

A  dater  de  ces  heures  enivrantes,  Schiller  travaille  avec  un  redou- 
blement d'ardeur.  Partagé  entre  Weimar  et  Rudolstadt,  quand  il 
habite  la  ville  c'est  pour  se  consacrer  tout  entier  aux  labeurs  de  la 
composition  historique,  et  chaque  fois  qu'il  retourne  aux  bords  delà 
Saale,  c'est  pour  cueillir  avec  Charlotte  de  Lengefeld  les  plus  belles 
fleurs  de  l'imagination  des  Hellènes.  Cette  poésie  grecque  qu'il  con- 
naissait si  peu,  qui  semblait  si  étrangère  à  son  génie  intempérant,  c'est 
dans  la  vallée  de  Rudolstadt,  aux  bords  de  la  Saale,  à  côté  de  cette 
jeune  fille  si  noble  et  si  respectueusement  aimée  qu'il  en  sentit  tout  à 
coup  la  grâce  et  la  splendeur.  Charlotte  de  Lengefeld  croyait  suivre 
les  leçons  d'un  écrivain  célèbre;  c'était  elle,  la  simple  entant,  qui 
ouvrait  à  celte  imagination  ardente  les  domaines  de  l'antique  beauté. 
Sans  le  savoir,  elle  était  comme  une  prêtresse  du  beau,  une  fille 
d'Homère  ou  de  Sophocle,  initiant  le  poëte  germain  aux  divins  mys- 
tères de  la  Muse.  Aussi,  quels  transports  dans  l'âme  du  poëte!  Cetle 
transformation  de  son  goût  littéraire  coïncidait  avec  un  travail  secret 
de  sa  pensée  philosophique  ;  or,  ces  deux  inspirations  nouvelles,  le 
sentiment  du  beau  idéal  et  l'enthousiasme  de  la  dignité  humaine, 
éclatant  à  la  fois  au  fond  de  son  cœur,  il  en  composa  deux  pièces 
immortelles,  les  Dieux  de  la  Grèce  elles  Artistes.  Un  philosophe  jus- 
tement estimé,  M.  Kuno  Fischer,  s'est  appliqué  à  mettre  en  lumière 
les  doctrines  philosophiques  de  Schiller,  dans  un  écrit  où  il  attache 
une  importance  toute  particulière  à  ces  deux  poèmes  ^  M.  Fischer  a 
raison  ;  il  appartient  au  philosophe  de  dévoiler  le  sens  profond  de  ces 
efi^usions  lyriques  et  d'y  retrouver  Li  pensée 'de  Kant,  combinée  avec 
une  pensée  originale.  L'historien  littéraire  a  un  autre  devoir  à  rem- 


it Voyez  Schiller  als  philosopha  von  Kuno  Fischer.  1  vol.  in-S^.  Frandbrt, 
1858.  —  On  trouvera  une  bonae  traduction  de  cet  ouvrage  daas  la  Emme 
Qermanique,  livraisous  de  février  et  de  juin  1859. 


GOETHB  ET  SCHILLER.  259 

ptir  :  il  ne  doit  pas  oublier  les  circonstances  qui  ont  laissé  sur  ces 
deux  poèmes  une  si  touchante  empreinte.  Il  y  a  là,  qui  peut  le  nier? 
une  singulière  beauté  abstraite  ;  il  y  a  aussi  une  beauté  vivaute.  Ces 
méditations  sur  le  beau,  sur  le  rôle  de  la  poésie  et  des  poètes  dans 
réducation  du  genre  humain,  ces  contemplations  religieuses  sur  la 
Teriu  et  Tart,  sont  bien  Tceuvre  du  penseur  qui  prend  son  essor  sous 
riospiratîon  de  Kant;  mais  ces  effusions,  cette  joie  qui  déborde,  cette 
fièvre  de  bonheur  en  un  sujet  si  grave,  ces  élans  presque  mystiques 
qui  viennent  déranger  parfois  Tenchainement  des  idées  et  font  de 
cette  poésie  sublime  et  mystérieuse  le  désespoir  des  interprètes,  tout 
eek  c'est  bien  l'œuvre  de  larliste  qui  s'éveillait  à  une  vie  nouvelle 
auprès  de  Charlotte  de  Lengefeld. 

C'est  aussi  en  1788  que  Schiller,  apprenant  le  peu  de  succès  que 
Dm  Curlos  venait  d'obtenir  sur  le  théâtre  de  Manheim ,  eut  l'idée 
de  iaire  le  commentaire  de  son  drame.  Ses  Lettres  sur  don  Carlos 
sont  une  explication  fière  et  ingénue  des  pensées  qui  lui  ont  inspiré 
ce  poème  ;  elles  indiquent  en  même  temps  le  rôle  civilisateur  qu'il 
Toiîlait  attribuer  au  théâtre.  Cet  éloquent  manifeste  est  bien  placé 
dans  une  période  où  la  pensée  de  Schiller  se  renouvelait  sur  tous  les 
points.  On  sent  qu'il  a  dit  adieu  à  sa  première  inspiration,  et  que,  s'il 
doit  revenir  un  jour  à  la  poésie,  ce  sera  seulement  lorsque  l'histoire 
et  la  morale,  la  philosophie  et  l'esthétique,  lui  auront  révélé  une 
inspiration  plus  haute.  La  récompense  de  cet  ardent  labeur  ne  se  fit 
pas  attendre.  Schiller  souhaitait  une  existence  moins  précaire,  afin  de 
retourner  librement  à  la  poésie  ;  il  la  souhaitait  surtout  depuis  que 
c'était  pour  lui  le  seul  moyen  d'obtenir  Charlotte  de  Lengefeld.  Or, 
un  professeur  de  l'univendté  d'Iéua,  le  savant  Eichhorn,  ayant  été 
appelé  à  l'université  de  Gœttingue,  une  chaire  d'histoire  et  d'esthéti- 
que se  trouva  libre  dans  les  États  du  duc  de  Weimar.  Goethe,  malgré 
le  peu  de  sympathie  qu'il  éprouvait  alors  pour  Schiller,  et  bien  qu'il 
crût  même  avoir  à  se  plaindre  de  lui,  recommanda  le  jeune  poète  à 
son  royal  ami.  Le  grand-duc,  qui  aimait  Schiller,  n'eut  pas  de  peine 
à  se  laisser  persuader,  et,  dès  le  28  décembre  1788,  Schiller  pouvait 
annoncer  à  Charlotte  qu'il  serait  professeur  à  léna  au  printemps  de 
l'année  suivante. 

U  débuta  dans  les  derniers  jours  de  mai  1789,  et  son  succès  fut 
bmense.  Son  discours  d'ouverture,  qui  nous  a  été  conservé,  porte 
oe  titre  :  Qu'e8t'<e  que  f  histoire  universelle,  et  quel  est  le  but  de 
cette  étude?  Un  souftle  généreux  anime  ces  pagea  éloquentes.  Toirt  ce 


260  GOETHE  ET  SGHILLEIU 

qu'il  y  a  eu  dé  meilleur  dans  Tesprit  du  dix-huitième  siècle,  Tamoiir 
ardent  de  Thumanité,  la  haine  de  Toppression  sous  toutes  ses  formes, 
le  sentiment  d'une  solidarité  universelle,  d'une  société  cosmopolite 
réglée  par  le  droit  commun,  éclatent  avec  une  sorte  de  joie  triom- 
phante dans  ce  programme  enthousiaste.  Jean-Jacques  Rousseau,  en 
1749,  avait  insulté  son  siècle  pour  le  réveiller  de  sa  torpeur  morale; 
le  disciple  de  Jean-Jacques,  quarante  ans  plus  tard,  glorifiait  cette 
grande  époque  pour  l'encourager  à  des  progrès  nouveaux.  Comment 
dire  l'enthousiasme  que  provoqua  sa  parole?  Schiller  apparaissait  i 
ses  jeunes  auditeurs  comme  une  espèce  de  marquis  de  Posa.  Il  faisait 
ses  leçons  deux  fois  par  semaine,  le  mardi  et  le  mercredi,  de  six  à 
sept  heures  du  soir.  Il  exposa  d'abord  l'histoire  de  l'antiquité  jusqu'à 
Alexandre  le  Grand ,  puis  Thistoire  des  États  européens  au  moyen 
âge;  mais  c'était  toujours  au  dix*huitième  siècle  qu'il  ramenait  Tes- 
prit  de  ses  auditeurs.  «  C'est  pour  enfanter  ce  siècle  si  profondé- 
ment humain,  s'écriait-il,  que  tous  les  âges  passés,  sans  le  savoir  et 
sans  y  atteindre,  ont  multiplié  leurs  efforts.  Us  sont  à  nous,  tous  les 
trésors  que  le  zèle  et  le  génie,  la  raison  et  l'expérience,  ont  produits 
enfin  à  travers  la  longue  vie  de  l'humanité.  Ces  biens  dont  nous  ne 
jouissons  pas  avec  assez  de  reconnaissance,  habitués  que  nous  sommes 
à  les  posséder  sans  conteste,  l'histoire  vous  apprendra  à  en  apprécier 
la  valeur  :  biens  chers,  biens  précieux,  marqués  encore  du  sang  des 
meilleurs,  des  plus  nobles  enfants  de  la  terre,  et  qui  ont  dû  être  con- 
quis par  le  dur  labeur  de  tant  de  générations  !  Et  quel  est  celui  d'en- 
tre vous,  ayant  un  esprit  pour  comprendre  et  un  cœur  pour  sentir, 
quel  est  celui  qui  pourrait  songer  à  cette  suprême  obligation  sans 
éprouver  un  désir  secret  d'acquitter  envers  la  race  future  la  dette 
qu'il  ne  peut  plus  payer  à  ses  ancêtres?  » 

Si  Fouverlure  du  cours  de  Schiller  avait  été  un  événement  à  léna, 
c'était  un  événement  aussi  à  Rudolstadt.  Les  applaudissements  de 
l'Université  avaient  un  écho  dans  la  vallée  de  la  Saale.  Schiller 
cependant  n'était  pas  encore  fiancé  à  Charlotte  de  Lengefeld;  il  n'avait 
même  pas  osé  déclarer  son  amour.  Charlotte  et  Schiller  s'aimaient 
sans  se  le  dire,  et  la  timidité  était  si  grande  de  part  et  d'autre  que 
cette  situation  aurait  pu  se  prolonger  longtemps;  il  fallut  que  la 
sœur  ainée  intervint  et  déliât  la  langue  des  deux  amants.  Pendant 
les  vacances  de  89,  Schiller  était  allé  retrouver  madame  de  Lenge- 
feld et  ses  filles  aux  bains  de  Lauschstaedt  :  c'est  là  que  madame  de 
Beulwitz  obtint  les  aveux  de  sa  sœur  et  les  transmit  au  poète.  Ils 


J 


GŒTHE  ET  SCHILLER.  261 

étaient  fiancés  dès  lors,  mais  fiancés  secrètement;  ni  Charlotte  ni  .sa 
sœur  n'en  avaient  parlé  à  madame  de  Lengefeld.  On  craignait  les 
préjugés  de  la  famille,  on  craignait  aussi  les  objections  bien  natu« 
relies  d'une  mère.  Schiller  était  de  race  bourgeoise  et  presque  popu- 
laire; madame  de  Lengefeld  était  fort  entichée  de  la  noblesse  de  son 
nom.  A  supposer  même  que  la  célébrité  de  Schiller  empêchât  la 
noble  dame  de  Toir  une  mésalliance  dans  cette  union,  Schiller  était 
pauYre,  et  madame  de  Lengereld  n'avait  pas  assez  de  fortune  pour 
subvenir  presque  seule  au  ménage  de  sa  fille.  Il  fallait  donc  atteur 
dre  que  la  position  de  Schiller  fût  plus  assurée  et  que  sa  demande  eût 
chaDce  d'être  mieux  accueillie.  Professeur  extraordinaire,  il  n'avait 
pas  encore  le  titre  qui  donne  droit  à  un  traitement  de  l'État.  Heu- 
reusement le  grand-duc,  informé  des  embarras  du  poète,  lui  assura 
bientôt  deux  cents  thalers  par  an ,  environ  sept  cent  cinquante  francs 
de  notre  monnaie.  C'était  bien  peu  sans  doute  pour  triompher  des 
alannes  de  madame  de  Lengefeld  ;  mais  on  vivait  modestement  dans 
ces  petites  villes  d'Allemagne,  et  d'ailleurs  Schiller,  dont  le  talent 
de  professeur  et  d'écrivain  grandissait  de  jour  en  jour,  ne  pouvait-il 
pas  compter  sur  les  revenus  de  sa  plume?  De  puissants  amis  lui  vin- 
rent en  aide;  le  chancelier  Dalberg,  frère  du  prince  électeur  de 
Mayence,  et  qui  devait  lui  succéder  prochainement,  promettait  au 
poète  une  position  brillante  aussitôt  qu'il  serait  en  possession  de  sa 
souveraineté.  Tous  ces  arguments  devaient  toucher  madame  de  Len- 
gefeld; on  se  décida  enfin  à  lui  faire  connaître  la  situation.  Schiller 
lui  demanda  la  main  de  Charlotte  au  mois  de  décembre  89  ;  deux 
mois  après,  le  22  février  1790,  le  pasteur  Schmidt  unissait  Schiller 
et  Charlotte  de  Lengefeld  dans  un  petit  village  des  environs  d'Iéna. 

Le  voilà  marié  ;  une  jeune  femme,  un  cœur  d'élite,  va  l'aider  à 
accomplir  sur  lui-même  ce  travail  de  rénovation  qu'il  poursuit  depuis 
plusieurs  années  avec  une  ardeur  inquiète.  Sa  belle-mère,  sa  belle- 
sœur  Caroline,  lui  seront  aussi  d'aimables  auxiliaires.  Schiller  a 
l)esoin  de  la  société  des  femmes*;  il  a  besoin  de  sentir  autour  de  lui 
des  âmes  affectueuses  et  dévouées.  Quand  on  lit  ses  lettres  à  Koerner, 
<m  remarque,  à  partir  du  mois  de  mars  1790,  un  certain  apaisement 
général,  ou  plutôt  une  sorte  de  sécurité  intellectuelle  et  morale  qui, 
lob  de  refroidir  sa  verve,  lui  permet  au  contraire  de  se  déployer  libre- 
ment. De  90  à  92,  Thistoire,  la  philosophie  et  la  poésie  l'occupent  à 
la  fois,  et  dans  chacun  de  ces  domaines,  chaque  pas  qu'il  fait  indique 
une  transformation  de  ses  idées,  une  conquête  de  son  intelligence. 


302  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Gesi  répoque  où  il  écrit  V Histoire  de  la  guerre  de  Trenie^Ans,  ok  il 
s'approprie  par  maintes  pensées  originales  Testhétique  de  Kant,  et 
conçoit  le  premier  plan  de  son  drame  de  Wallensiein.  En  même 
temps,  des  projets  sans  nombre  se  croisent  dans  son  esprit  :  un  jour, 
il  Teut  composer  un  Phitarque  allemand;  une  autre  fois,  c*est  un 
poëme- qu'il  a  en  tête,  un  poème  épique  où  toute  la  civilisatioD 
moderne  devra  être  idéalisée  comme  la  culture  hellénique  dans  les 
poèmes  dllomère,  mais  sans  fausse  imitation  de  la  naiT^é  primitive: 
«  Il  faut,  dit-il,  que  Télégance,  la  finesse  même,  pour  peindre  la 
société  moderne,  soient  unies  à  la  grandeur,  et  que  la  solennité  da 
sujet  se  réflécbis&e  avec  grâce  dans  les  octaves  du  Tasse,  i»  Le  faéros 
de  ce  poëme  devait  être  d'abord  Frédéric  le  Grand  ;  il  Tabandonna 
bientôt  pour  Gustave-Adolphe,  et  finit  par  comprendre  que  sa  voca- 
tion véritable  était  le  drame  et  non  pas  l'épopée.  L'esthétique  surtoat 
l'occupait  avec  passion.  Le  IS  octobre  1792,  il  écrivait  à  Koerner  : 
«  Je  suis  enfoncé  jusqu'aux  oreilles  dans  la  Critique  du  jugement  At 
Kant.  Je  ne  me  reposerai  pas  avant  que  j'aie  pénétré  la  matière  de 
fond  en  comble  et  qu'elle  soit  devenue  quelque  chose  entre  mes 
mains.  Y>  Quelques  semaines  après,  il  ouvrait  à  l'université  d'Iéna  un 
cours  sur  l'esthétique.  Au  bout  de  quelques  leçons,  tout  plein  de  ses 
idées,  maître  d'un  système  enthousiaste  et  viril  où  la  liberté  illu- 
mine de  ses  rayons  tout  l'univers  moral,  il  voulait  résumer  sa  théo- 
rie dans  un  dialogue  intitulé  KalHas.  Ce  dialogue  n'existe  pas,  mais 
nous  avons  la  philosophie  du  beau  telle  que  l'a  conçue  l'auteur  de 
Wallenstein  :  composée  par  fragments,  indiquée  dans  ses  ménwires 
9ur  le  sublime^  sur  la  grâce  et  la  dignité^  sur  la  poésie  naïve  et 
sentimentale j  développée  surtout  dans  sa  correspondance  avec  Koer- 
ner et  dans  ses  admirables  Lettres  sur  téducation  esthétiqvm  du 
genre  humain^  cette  philosophie  de  l'art  est  une  des  plus  merveil- 
leuses productions  de  la  période  où  Schiller  est  entré  en  1790. 

Pendant  que*  Schiller  était  plongé  dans  cette  ccmtemplation  de 
l'idéal,  il  apprit  un  matin  par  les  journaux  que  l'Assemblée  législa- 
tive lui  avait  décerné  le  titre  de  citoyen  français.  Le  26  août  {'792  ', 
pendant  ces  jours  terribles  qui  séparent  la  chute  de  la  royauté  de  la 
proclamation  de  la  république,  au  moment  où  l'Europe  se  lève  contre 
la  France,  où  la  commune  s'organise  avec  des  transports  de  fureur, 
où  les  massacres  de  septembre  se  préparent,  le  26  août,  l'Assemblée 

I.  Et  non  le  6  août^  comme  le  dit  M.  ÉmUe  Palleske. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  263 

législafiye  admettait  solennellement  parmi  les  citoyens  de*  la  France 
on  certain  nombre  d'étrangers  qui  avaient  bien  mérité  du  genre 
homain.  L'un  des  considérants  du  décret  ne  manque  pas  de  gran- 
deur, et  révèle  même  d'une  manière  expressive  les  préoccupations 
de  ceux  qui  l'ont  rédigé.  «  La  Convention  va  se  réunir,  disaient 
les  girondins  vainqueurs  au  10  août  et  déjà  menacés  à  leur  tour; 
au  moment  où  la  France  va  fixer  ses  destinées  et  préparer  celles 
du  genre  humain,  appelons  à  nous  toutes  les  lumières.  Donnons  à 
tons  ceux  qui  ont  sei'vi  Thumanité  le  droit  de  concourir  à  ce  grand 
acte.  »  Lisez  maintenant  la  liste  de  ces  hommes  à  qui  les  girondins 
voudraient  ouvrir  les  portes  de  la  Convention.  S'il  y  a  des  fous 
comme  Ânacbarsis  Cloolz*,  il  y  a  surtout  de  nobles  esprits,  de  véri- 
tables représentants  de  la  liberté.  Lorsqu'on  voit  Vergnîaud  et  ses 
amis,  à  la  veille  des  luttes  de  93,  désigner  ainsi  au  choix  des  élec^ 
teurs  des  libéraux  anglais  tels  que  William  Wilberforce,  Jérémie 
Bentham,  James  Mackintosh,  David  Williams;  des  écrivains  alle- 
mands comme  Joachim-Henri  Campe,  Pestalozzi,  Klopstock,  et  sur- 
tout ces  illustres  citoyens  de  l'Amérique,  un  Madison ,  un  Hamilton, 
un  George  Washington,  ne  semblc-t-il  pas  que  les  derniers  défen- 
seurs de  l'ordre  social  appellent  à  leur  secours  tous  les  libéraux  de 
l'univers  coatre  les  despotes  du  terrorisme^?  La  loi  du  26  août  1792 

* 

I.  Mallieureusement  ce  furent  les  fous  qui  répondirent  à  Tappel  des  giron- 
dins. Quelques  jours  après  le  vote  du  26  août  i792,  Anacbarsis  Clootz  parais- 
sait à  la  barre  de  l'assemblée  et  remerciait  les  législateurs  dans  un  discours 
emphatique  et  grotesque,  terminé  par  ces  mots  :  «  Mon  cœur  est  français, 
mon  âme  est  sans-culotte.  »  Voilà  l'homme  qu'on  avait  associé  à  Klopstock, 
à  Schiller,  à  Washington  I     . 

S.  Cette  proposition  fut  faite  par  Guadet,  un  des  principaux  orateurs  de  Ja 
Gironde.  Quand  on  lit  le  moniteur  du  mardi  28  août  1792,  qui  renferme  la 
lésDce  du  26,  il  est  difficile  de  ne  pas  éprouver  le  sentiment  que  nous  expri- 
nions  ici.  Dans  cette  même  séance,  le  député  Jean  Debry  osa  proposer  à 
l'assemblée  Vorganisatioh  d'un  corps  de  douze  cents  hommes  qui  se  dévoue- 
nneçt  à  combattre  corps  à  corps,  individuellement,  les  rois  qui  venaient  de 
déclarer  la  guerre  à  la  France,  ainsi  que  les  commandants  de  leurs  ai^mées. 
ËQ  d*autres  termes,  on  demandait  à  l'Assemblée  législative  d'organiser  une 
bande  de  douze  cents  assassins.  Vergniaud,  en  quelques  paroles  éloquentes, 
exprima  le  dégoût  que  lui  inspirait  une  telle  pensée.  Jean  Debry  trouva 
cependant  des  défenseurs,  et  le  capucin  Chabot  réclama  d'avance  une  place 
<l&iis  sa  légion.  f.e  contraste,  ce  me  semble,  est  assez  expressif  :  ici,  les 
forcenés  voulant  armer  des  assassins;  là,  Vergniaud,  Guadet,  appelant  au 
secours  de  la  révolution  les  Wilberforce  et  les  Washington, 


264  GOETHE  ET  SCHILLER. 

a  beau  être  conire-signée  Danton,  elle  est  signée  du  nom  de  ClaYÎère, 
et  c>est  Roland  qui  fut  chargé  d  en  adresser  copie  aux  nouveaux 
citoyens  français  nommés  par  l'Assemblée.  Or,  la  liste  de  ces  citoyens 
avait  déjà  été  dressée  et  acceptée,  lorsqu'un  membre  demanda  qu'on 
y  ajoutât  le  nom  de  Schiller.  Seulement,  au  milieu  du  tumulte,  le 
nom  du  poète  mal  prononcé  fut  défiguré  de  telle  façon  qu'il  était 
impossible  de  le  reconnaître.  Quel  était  donc  ce  M,  Gille,  publtciste 
allemand,  si  étrangement  substitué  à  Schiller,  l'auteur  des  Brigands 
et  des  Lettres  philosophiques  *  ?  Ce  fut  seulement  au  bout  de  cinq 
ans  que  Schiller  reçut,  par  l'entremise  de  Campe,  et  la  lettre  de 
Roland,  et  son  diplôme  de  citoyen  français.  Toutes  ces  pièces  sont 
peu  connues;  on  nous  permettra  de  les  reproduire  ici.  Voici  la  leltiç 
de  Roland,  ministre  de  la  République  française,  à  M.  Gille,  publi- 
ciste  allemand  : 

Paris,  le  10  oct.  (792,  Tan  i  de  la  Répablique  frtsçaiie. 

J'ai  l'honneur  de  vous  adresser  ci  joint,  Monsieur,  un  imprimé, 
revêtu  du  sceau  de  l'État,  de  la  loi  du  26  août  dernier  qui  confère  le 
titre  de  citoyen  français  à  plusieurs  étrangers.  Vous  y  lirez  que  la 
nation  vous  a  placé  au  nombre  des  amis  de  l'humanité  et  de  la  so- 
ciété auxquels  elle  a  déféré  ce  titre. 

L'Assemblée  nationale,  par  un  décret  du  9  septembre,  a  chargé  le 
pouvoir  exécuUfde  vous  adresser  celte  loi;  j'y  obéis  en  vous  priant 
d'être  convaincu  de  la  satisfaction  que  j'éprouve  d'être,  dans  cette  cir- 
constance, le  ministre  de  la  nation,  et  de  pouvoir  joindre  mes  senU- 
ments  particuliers  à  ceux  que  vous  témoigne  un  grand  peuple  dans 
l'enthousiasme  des  premiers  jours  de  sa  liberté. 

Je  vous  prie  de  m'accuser  réception  de  ma  lettre,  afin  que  la  na- 

LM.  Gille,  publtciste  allemand;  c'est  ainsi  que  le  nom  de  Schiller  est  écrit 
dans  1  imprimé  de  la  loi  du  26  août,  et  dans  la  lettre  de  Roland  qui  accom- 
pagne cet  imprimé.  M.  Hoffmeister,  qui  reproduit  ces  documents,  les  a  cas 
«ntre  les  mains.  (Voy.  SchillerS  Leben;  3-  édit.  1858.  tome  II,  p.  180.)  Le 
Moniteur  du  28  août  n'écrit  pas  Gille,  mais  Gilleen.  On  sait  avec  quelle  négli- 
gence s  imprimaient  ces  numéros  du  Moniteur.  Il  y  a  plus  d'un  nom  défiguré 
dans  la  liste  des  étrangers  illustres  à  qui  l'assemblée  décernait  le  titre  de 
«itoyens  français  :  Campe  s'appelle  Campre,  Bentham  est  devenu  Benthoon,  et 
Macktntosh  s  est  transformé  en  Makin/losh.  11  est  probable  que  le  GilUers  dn 
JlonKeur,  estropié  de  nouveau  et  rendu  plus  méconnaissable  encore,  a  perdu 
ses  trois  dernières  lettres  dans  l'imprimé,  de  la  loi  du  26  août.  Roland,  qui 
reprodwt  l'orthographe  de  cet  imprimé,  ne  savait  pas  sans  doute  i  qui  il 
.  adressait  sa  missive. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  265 

tion  soit  assurée  que  la  loi  tous  est  parvenue,  et  que  vous  comptez 
également  les  Français  parmi  vos  frères. 

Le  Ministre  de  Tintérieur  de  la  République  française, 

Roland. 
A  M.  GMle,  publiciste  allemand. 

La  lettre  du  ministre  de  la  République  était  accompagnée  du  docu- 
ment que  voici  ;  c'est  Fimprimé  dont  parle  Roland  : 

LOI 

Qui  confère  le  titre  de  citoyen  français  à  plusieurs  étrangers. 

DttSe  août  1791,  ran  quatrième  de  la  liberté. 

L'Assemblée  nationale,  considérant  que  les  hommes  qui,  par  leurs 
écrits  et  par  leur  courage,  ont  servi  la  cause  de  la  liberté  et  préparé 
l'affranchissement  des  peuples,  ne  peuvent  être  regardés  comme 
étrangers  par  une  nation  que  ses  lumières  et  son  courage  ont  rendue 
libre; 

Considérant  que,  si  cinq  ans  de  domicile  en  France  suffisent  pour 
obtenir  à  un  étranger  le  titre  de  citoyen  français,  ce  titre  est  bien  plus 
justement  dû  à  ceux  qui,  quel  que  soit  le  sol  qu'ils  habitent,  ont  con- 
sacré leurs  bras  et  leurs  veilles  à  défendre  la  cause  des  peuples  contre 
le  despotisme  des  rois,  à  bannir  les  préjugés  de  la  terre,  et  à  reculer 
les  bornes  des  connaissances  humaines; 

Considérant  que,  s'il  n'est  pas  permis  d'espérer  que  les  hommes  ne 
fonnent  un  jour  devant  la  loi,  comme  devant  la  nature,  qu'une  seule 
bmille,  une  seule  association,  les  amis  de  la  liberté,  de  la  fraternité 
universelle,  n'en  doivent  pas  être  moins  chers  à  une  nation  qui  a  pro- 
clamé sa  renonciation  à  toute  conquête,  et  son  désir  de  fraterniser 
avec  tous  les  peuples  ; 

Considérant  enfin  qu'au  moment  où  une  convention  nationale  va 
fixer  les  destinées  de  la  France  et  préparer  peut-être  celles  du  genre 
humain,  il  appartient  à  un  peuple  généreux  et  libre  d'appeler  toutes 
les  lumières  et  de  déférer  le  droit  de  concourir  à  ce  grand  acte  de 
raison  à  de3  hommes  qui  par  leurs  sentiments,  leurs  écrits  et  leur 
courage  s'en  sont  montrés  si  éminemment  dignes  : 

Déclare  déférer  le  titre  de  citoyen  français  au  docteur  Joseph 
Prîestly,  à  Thomas  Payne ,  à  Jérémie  Bentham ,  à  William  W  ilber- 
force,  à  Thomas  Clarkson,  à  Jacques  Makinlosh ,  à  David  Williams,  à 
N.  Gorani,  à  Anacharsis  Clootz,  à  Corneille  Pauw,  à  Joachim-Henri 
Campe,  à  N.  Pestalogzi,  à  George  Washington,  à  Jean  Hamilton,  à 
N.  Madison,  à  Fr.  Rlopstock,  et  à  Thadée  Rosciusko. 


2e6  GCETHE  ET  SGHILLGB. 

Du  mhntjovar  : 

•  Un  membre  demande  que  le  sieur  Gille,  publicisie  allemand,  soit 
compris  dans  la  liste  de  ceux  à  qui  TAssemblée  vient  (f accorder  le 
titre  de  citoyen  français.  Cette  demande  est  adoptée  ^ 

Au  nom  de  la  nation ,  le  conseil  exécutif  provisoire  mande  et  or- 
donne à  tous  les  corps  administratifs  et  tribunaux  que  les  présentes 
ils  fassent  consigner  dans  leurs  registres,  lire,  publier  et  afficher  dans 
leurs  départements  et  ressorts*  respectifs,  et  exécuter  comme  loi.  Eo 
foi  de  quoi  nous  avons  signé  ces  présentes,  auxquelles  nous  avons  fait 
apposer  le  sceau  de  l*État. 

À  Parw,  le  tnièma  joar  <!■  moii  de  veptembre  mil  sept  eeot  qntare-Tiogt-deine,  rnlT^ 
\%  liberté. 

Signé  :  Clavière.  Contresigné  :  Dajiton.  Et  icellé  du  ^sceau  de  tBW* 

Certifié  conforme  à  Toriginal. 

Danton. 
L.S, 

A  Pu  il,  de  rimprimerie  nationale  «xécutife  da  Loonc,  i791. 

Cet  hommage  rendu  à  Schiller  par  TAssemblée  législative  est 
l'origine  de  certaines  erreurs  fort  accréditées  aujourd'hui  sur  les  rap- 
ports de  Schiller  et  de  la  Révolution  française.  A  voir  ces  curieux 
documents,  ne  doit-on  pas  croire  naturellement  que  Tauteur  de  Don 
Carlos,  comme  Pestalozzi  et  Joachim  Campe,  avait  accueilli  avec 
enthousiasme  les  promesses  de  89  ;  qu'il  les  avait  peut-être  glorifiées 
dans  ses  vers,  à  Texemple  de  Klopstock?  Il  n*en  est  rien.  Le  poète 
révolutionnaire  des  Brigands^  de  Fiesque  et  de  Louise  Miller,  k 
sublime  rêveur  qui  se  proclamait  citoyen  du  monde  avec  le  marquis 
de  Posa,  Tappréciaieur  intelligent  de  Voltaire  et  de  Montesquieu ,  le 
disciple  passionné  de  Jean-Jacques  Rousseau ,  avait  ressenti  dès  le 
premier  jpur  une  sorte  de  défiance  vis-à-vis  de  la  révolution  fran- 
çaise. Certes,  la  théorie  qui  refuse  aux  races  romanes  le  véritable 
sentiment  de  la  liberté  pour  Tattribuer  presque  exclusivement  aux 
races  saxonnes,  cette  théorie,  à  laquelle  la  France  ne  se  résigne  pas, 

1.  Le  Mtmiiewr  du  28  août  1792  ne  mentionne  pas  cet  incident;  on  voit 
seulement  que  le  nom  de  Gilleers  est  le  dernier  sur  la  liste.  Est-il  besoin  d« 
rappeler  que  le  Moniteur  éiaii  extrêmement  incomplet  dans  le  compte  rendu 
des  séances  de  TAssembléet 


GOETHE  ET  SCHILLER.  2157 

« 

1008  l'espérons  bien ,  et  qu*elle  rérutera  quelque  jour  par  des  argu-  . 
neiHs  sans  réplique,  cette  théorie,  dis-je,  n'était  pas  formulée  du 
iBRpsde  Schiller  comme  elle  Ta  été  de  nos  jours  par  des  écrivains 
éminents^;  on  dirait  cependant  que  Schiller  obéissait  d'instinct  à  des 
idées  analogues.  Il  a  beau  répéter  qu'il  est  citoyen  du  monde,  il  a 
jmrtout  les  yeux  dirigés  vers  les  peuples  de  sang  germanique.  A  la 
fia  de  mai  1789,  au  moment  où  la  France  est  ivre  d'enthousiasme,  à 
l'heure  où  l'Europe  entière  nous  admire,  où  Kant  tressaille  de  joie 
dans  sa  solitude  de  Kœnigsberg,  où  KIopstock  nous  envoie  une  salve 
de  strophes  retentissantes,  Schiller,  dans  ésl  chaire  de  l'université 
d'Iéoa,  glorifie. la  libérale  civilisation  du  dix-huitième  siècle;  et 
nve^vous  quels  peuples  sont  pour  lui  les  représentants  de  la  liberté? 
La  Hdiande,  la  Suisse  et  l'Angleterre;  <k  l'Angleterre,  dit-il,  où 
chacun  ne  doit  sa  liberté  qu'à  lui-même^.  y>  Devinaitnl  déjà  chez  le 
peuple  de  8ft  les  emportements  démocratiques  si  favorables  à  l'étd- 
Uissement  de  la  tyrannie?  Apercevait-il,  dès  ces  premiers  jours  si 
lieaux,  la  société  des  jacobins,  la  commune  et  le  comité  de  salut 
poblic?  Il  est  certain  que  de  mois  en  mois  sa  défiance  ne  fait  que 
s'aocrottre  :  on  en  trouve  maints  témoignages  dans  sa  correspondance 
avec  Koemer.  Les  deux  amis  sont  d'accord  pour  plaindre  ces  têtes 
9ans  direction  [richtimgs  loseKoepfe),  pour  flétrir  ces  coj'wûis  avides 
(k  pouvoir  et  leurs  in f âmes  agents  [verworfene  Werkzeuge  herrsch- 
mchtiger  Bosewichter).  Ils  traitent  parfois  la  Révolution  et  la  France 
avec  une  injustice  qui  nous  révolte;  parfois  aussi  ils  éprouvent  tout 
à  coup  pour  elles  de  loyales  et  douloureuses  sympathies.  Au  mois  de 
décembre  92,  Koemer  se  réjouit  de  nos  victoires  sur  les  Prussiens,  et 
il  écrit  à  Schiller  :  «  J'espère  beaucoup  pour  les  Français  de  l'heu- 
reuse issue  de  cette  guerre.  Le  sentiment  de  leur  force  pourrait  bien 
leur  donner  un  nouvel  élan  moral  ;  on  verrait  alors  la  fin  des  atroci- 
tés qui  n'étaient  que  la  suite  de  la  faiblesse  et  du  désespoir.  »  Au 
moment  où  commence  la  lutte  des  girondins  contre  les  montagnards, 
Schiller,  électrisé  sans  doute  par  quelque  discours  de  Vergniaud, 
recommandé  à  Koemer  la  lecture  du  Moniteutr  :  (c  II  faut  que  tu 
lises  le  Moniteur,  Si  tu  ne  l'as  pas  sous  la  main,  je  te  renverrai.  Les 
léances  de  la  Convention  y  sont  reproduites  avec  tous  les  détails  ;  tu 

i.  U  suffira  de  citer  chez  les  Allemands  M.  Gervinus,  et  parmi  nous  M.  £r- 
lest  Renan  et  M.  Emile  Montégut. 

2.  Ikf  Mensch  ist  frei  an  der  Themse,  und  fur  dièse  Freiheit  sein  eigener 
MiUder, 


268  GOETHE  ET  SCHILLER. 

y  verras  les  Français  dans  leur  force  et  leur  faiblesse,  d  EnBn,  c'est 
à  cette  époque  (décembre  92),  qu'il  conçoit  Tidée  d'adresser  à  la 
Convention  la  défense  de  Louis  XYI;  il  a  même  un  instant  la  pensée 
de  se  rendre  à  Paris  pour  y  accomplir,  au  péril  de  sa  vie,  son  devoir 
de  citoyen  ^ 

Nous  aussi,  nous  avions  alors  un  généreux  poète  qui  entreprit  la 
défense  du  roi,  dans  Tintérét  de  la  France  et  de  la  révolution  de  89. 
Au  moment  où  Schiller  écrivait  à  Koerner  :  «  Ne  pourrais-tu  me 
trouver  un  traducteur  français?  Je  ne  puis  résister  au  désir  de  com- 
poser un  mémoire  pour  le  roi  ;  »  ù  ce  moment-là  même ,  André 
Chénier  traçait  d'admirables  pages,  qui  valent  ses  plus  beaux  vers. . 
L'homme  qui  avait  célébré  le  serment  du  Jeu  de  paume  et  défendu 
contre  Edmond  Burke  les  principes  de  89,  fidèle  jusqu'à  la  mort 
à  sa  foi  politique,  rédigeait  après  le  IS  janvier  93  la  Lettre  de 
Louis  XVI  aux  député^  de  la  Convention,  cette  belle  lettre,  corrigée 
par  Maleshcrbes,  où  l'appel  au  peuple  est  réclamé  une  dernière  fois 
avec  tant  de  noblesse  et  d'éloquence.  Ce.n'est  pas  tout  :  après  avoir 
parlé  au  nom  du  roi,  il  parlait  en  son  nom,  et  son  manifeste  à  tous 
les  citoyens  français,  était  répandu  dans  les  campagnes  par  milliers 
d'exemplaires.  Que  de  pages  il  a  écrites  pour  sauver  la  France,  la 
liberté,  la  Constitution,  pour  sauver  Tidéal  de  89  !  Ce  que  Schiller 
voulait  faire,  c'est  André  Chénier  qui  l'a  fait.  André  Chénier,  Fré- 
déric Schiller,  soyez  à  jamais  unis  dans  le  souvenir  de  la  France, 
comme  vous  l'êtes. sans  doute,  âmes  fraternelles,  dans  les  divines 
régions  de  l 'idéal J 

Ces  tragiques  émotions  ne  furent  pas  inutiles  au  développement 
intellectuel  de  Schiller.  Il  comprit  plus  vivement  que  jamais  la  néces- 
sité de  préparer  le  genre  humain  au  sentiment  vrai  de  la  liberté.  Ses 
Lettres  sur  f  éducation  esthétique  de  f  homme,  un  de  ses  meilleurs 
ouvrages,  sont  manifestement  inspirées  par  le  spectacle  de  la  Révolu- 
tion. Ce  n'était  pas,  disait-il,  aux  révolutions  prématurées,  et  néces- 
sairement violentes,  qu'il  appartenait  de  créer  l'homme  nouveau; 
cet  homme  nouveau,  cet  honune  libre,  libre  de  la  liberté  morale, 
c'est-à-dire  qui  se  domine  et  se  possède,  si  une  éducation  philosophique 
réussit  à  le  former,  et  par  lequel  on  verra  se  déployer  sans  secousses  les 
révolutions  bienfaisantes.  Et  quel  est,  selon  Schiller,  le  vrai  moyen 
de  former  l'homme  libre?  Le  sentiment  du  beau,  l'amour  de  l'idéal, 

4.  Voyez  ses  Lettres  à  Guillaume  de  Humboldt. 


GOETHE  ET  SCHILLEU.  209 

instinct  sublime  que  le  Créateur  nous  a  donné  pour  être  Tinstrument 
de  notre  délivrance,  instinct  confus  d*abord,  mais  réel,  inné  chez 
tous,  et  qui,  exercé,  épuré,  perfectionné,  finit  par  nous  affranchir  de 
tontes  les  tyrannies  de  la  nature  grossière,  philosophe  et  artiste. 
Schiller  semble  dire  à  tous  ses  émules  :  Faciamus  hominemi  Et,  en 
même  temps  qu^il  veut  former  Thomme  de  Tayenir,  celui  que  les 
réyolutions  ne  précipitent  plus  sous  le  joug  du  despotisme,  il  donne 
lui-même  l'exemple  ;  il  devient  de  jour  en  jour  cet  homme  libre  dont 
il  parle  en  termes  si  magnifiques.  Ce  n'est  plus  le  Schiller  d'autre- 
fois; dégagé  de  ses  anciennes  entraves,  on  sent  qu'il  s'élève  d'un  vol 
iacile  vers  les  domaines  de  l'idéal.  L'art,  la  philosophie,  l'amour, 
l'amitié,  épurent  à  la  fois  son  âme  fougueuse,  (juillaume  de  Hum- 
boidt,  qui  a  épousé  en  1791  mademoiselle  Caroline  Dacheroden, 
amie  de  la  famille  de  Lengefeld,  est  devenu  bientôt  l'un  des  confidents 
intimes  de  Schiller.  Fichte ,  le  généreux  Fichte ,  est  aussi  un  des 
frères  de  son  esprit.  A  mesure  qu'il  s'élève  ainsi,  et  qu'une  sorte 
d'attraction  merveilleuse  réunit  autour  de  lui  les  plus  nobles  enfants 
de  l'Allemagne,  n'y  aura-t^il  donc  pas  un  rapprochement  entre, 
Schiller  et  Gœthe? 

Goethe,  qui  connaissait  madame  de  Lengefeld,  avait  rencontré 
Schiller  à  Rudolstadt ,  mais  la  rencontre  avait  été  aussi  rapide  que 
fortuite  ;  il  était  clair  qu'ils  s'évitaient  l'un  l'autre.  Plus  tard ,  ces 
occasions  de  se  voir  se  renouvelèrent  encore,  soit  à  Weimar,  soit  à 
léna,  et  les  deux  poètes  parurent  toujours  empressés  à  se  fuir.  Nous 
avons  dit  avec  quelle  rapidité  Gœthe  s'était  affranchi  lui-même  des 
inquiétudes  de  Werther,  et  comme  son  voyage  d'Italie  l'avait  rendu 
amoureux  de  la  beauté  pure;  Schiller,  avec  son  inspiration  désordon- 
née, n'avait-il  pas  dû  lui  apparaître,  dès  le  piremier  jour,  comme  un 
mauvais  génie?  Au  moment  où  l'auteur  du  Tusse  s'était  efforcé  de 
délivrer  son  pays  des  fausses  imitations  de  Shakespeare,  où  il  avait 
voulu  calmer  la  fièvre  de  l'art  et  inspirer  le. goût  de  l'harmonie, 
Tauteur  des  Brigands  lui  avait  enlevé  son  public;  un  torrent  de  pas- 
sions fougueuses  et  de  paradoxes  déclamatçires ,  c'est  Gœthe  qui 
parie,  roulait  de  nouveau,  comme  en  1770,  à  travers  la  littérature 
allemande.  Les  transformations  mêmes  de  Schiller  semblaient  creu- 
ser un  autre  abîme  entre  les  deux  poètes.  Gœthe,  après  89,  avait 
cherché  un  refuge  pour  sa  pensée  dans  l'étude  des  sciences  naturelles  ; 
la  nature  devenait  sa  loi,  sa  poésie,  sa  philosophie,  sa  religion,  et 
c'était  précisément  alors  que  Schiller,  s'appropriant  le  système  de 


270  GOETHE  ET  SCHILLER. 

Kant,  ordonnait  à  Thomme  de  s*élever  au-dessus  de  la  nature  pour 
atteindre  Tidéal  de  son  ètre«  Sublime  et  viril  enseignement,  à  coup 
sûr,  mais  bien  peu  fait  pour  réconcilier  ces  deujL  esprits.  Kant  êi 
Gœtbe,  ce  sont,  cm  peut  le  dire,  les  deux  pôles,  non  pas  seulement 
du  génie  germanique,  mais  de  la  pensée  humaine.  Quel  accord  esp^ 
rer  entre  le  disciple  de  Kani  et  le  disciple  de  Spinosa,  entre  le 
stoïcisme  héroïque  et  le  naturalisme  confiant?  Aucun  accord,  aucun 
lien  n'était  possible.  Gœthe  le  croyait  sincèrement  et  le  répétait  sans 
cesse;  Schiller^  de  son  côté,  dans  ses  lettres  à  Koerner,  ne  cachait 
point  son  antipathie  croissante  pour  ce  génie  égoïste.  Schiller  fit  plus; 
cette  antipathie,  tant  de  fois  exprimée  dans  ses  épanchements  intimes, 
un  jour  vint  où  ellb  éclata  publiquement.  Dans  la  belle  dissertation 
'esthétique  Sur  la  Grâce  et  la  Dignité  \  Gœthe  est  signalé  comme  le 
type  de  ces  poètes  qui,  devant  tout  à  Tinstinct,  incapables  d'un  eflTort 
viril ,  incapables  de  se  régler  et  de  se  régénérer  eux-mêmes ,  n*ont 
qu'une  floraison  rapide  et  jpassagère.  «  Produits  de  la  nature  et  non 
de  la  volonté  libre,  ils  retournent  bien  vite  à  la  matière  d'où  ils  sont 
nés.  Ces  métécH*es,  qui  avaient  tant  promis,  ne  sont  plus  alors  que 
des  lueurs  ordinaires,  et,  quelquefois,  bien  moins  encore.  »  Injustes 
et  cruelles  paroles!  Gœtbe,  qui  avait  le  sentiment  de  sa  force,  les 
rappelle  sans  amertume.  «  Son  article  sur  la  Grâce  et  la  Dignité^ 
dit-il  simplement,  n'était  pas  de  nature  à  nous  rapprocher.  » 

Il  fallait  pourtant  que  ce  rapprochement  eût  lieu.  Éloignés  tous 
deux  de  la  poésie,  celui-ci  par  l'amour  des  sciences  naturelles,  celui- 
là  par  une  étude  acharnée  de  la  philosophie  kantienne,  ils  avaient 
besoin  de  se  connaître^  de  s'entendre,  de  se  compléter  l'un  l'autre, 
pour  rentrer  dans  leur  voie  et  terminer  leur  œuvre,  a  Ainsi  donc, 
s'écrie  douloureusement  M.  Gervinus,  chez  les  deux  grands  artistes 
qui  avaient  créé  notre  nouvelle  poésie ,  l'activité  poétique  se  trouvait 
tout  à  coup  interrompue  !  Notre  impatience  avait  été  si  vive,  quelques 
années  auparavant,  que  nous  pouvions  à  peine,  dans  notre  froide 
zone,  nous  résigner  à  attendre  l'épanouissement  des  bourgeons  sur 
l'arbre  de  la  poésie  allemande;  maintenant,  les  feuilles  délicates 
commencent  à  se  déployer,  et,  avant  que  le  calice  de  la  fleur  soit 
ouvert,  une  gelée  nouvelle  vient  encore  arrêter  la  sève!  »  Non, 
r  heure  est  venue  où  les  bourgeons  vont  refleurir,  et  la  seconde  flo- 
raison sera  plus  belle  que  la.  première.  L'antipathie  que  les  deux 

t.  ïkber  ÀrmiUhmd  Wwrde.  Ce  travail  fut  publié  en  i7ft3  dans  la  ThMê. 


GOETHE  ET  SCHILLER.  271 

poètes  semblaient  éprouver  Tun  pour  Tautre  cachait,  nous  TaYons 
dit,  une  attraction  involontaire  et  secrète.  Comment  serait-il  possible 
d*eQ  douter,  lorsqu'on  voit  cette  haine,  dont  parle  Gœthe,  faire 
place  si  rapidement  à  une  amitié  si  profonde  et  si  tendre? 

Rien  de  plus  simple  que  la  première  entrevue  d'amitié  entre  Gœthe 
et  Schiller.  On  ne  sent  chez  eux  ni  embarras  ni  effort.  Us  entrent 
de  piain-pied  dans  ces  relations  qui ,  la  veille  encore ,  leur  parais- 
saient impossibles.  Les  travaux  de  Gœthe  sur  les  sciences  naturelles 
aiTaient  été  conune  un  obstacle  de  plus  entre  le  disciple  de  Spinosa  et 
le  disciple  de  Kant;  ce  sont  précisément  ces  travaux  qui  furent  Tocca- 
sion  de  leur  alliance.  Écoutez  ce  que  nous  dit  Gœthe,  dans  ses 
curieuses  notes  sur  Thistoire  de  ses  études  botaniques  :  a  Les  plus 
beaux  moments  de  ma  vie  sont  ceux  que  |*ai  consacrés  à  Tétude  de  la 
métamorphose  des  plantes;  l'idée  de  leurs  transformations  graduelles 
anima  mon  séjour  de  Naples  et  de  Sicile.  Cette  manière  d'envisager 
le  règne  végétal  me  séduisait  chaque  jour  davantage,  et  dans  toutes 
mes  promenades ,  je  m'efforçais  d'en  trouver  de  nouveaux  exemples. 
Mais  ces  agréables  occu])ations  ont  acquis  une  valeur  inestimable  à 
mes  yeux ,  depuis  que  je  leur  dois  l'une  des  plus  belles  liaisons  que 
mon  heureuse  étoile  m'ait  réservées;  elles  me  valurent  l'amitié  de 
Schiller,  et  firent  cesser  la  mésintelligence  qui  nous  avait  longtemps 
séparés.  »  Comment  les  choses  se  sont-elles  passées?  C'est  Gœthe 
encore  qui  nous  le  raconte  dans  ses  Annales,  Un  jour,  à  léna,  pen- 
dant les  premiers  mois  de  1794,  au  sortir  d'une  séance  à  la  société 
d*histoire  naturelle,  Gœthe  et  Schiller  se  rencontrent  à  la  porte.  La 
conversation  s'engage,  Schiller  se  plaint  de  la  méthode  fragmentaire 
adoptée  par  les  naturalistes,  méthode  ingrate,  et  qui  éloigne  les  pro- 
fanes. (cEUe  répugne  même  aux  initiés,  répond  Gœthe;  il  y  a  certai- 
nement une  autre  manière  d'envisager  l'action  de  la  nature  créatrice, 
en  procédant  du  tout  à  la  par  lie,  au  lieu  de  l'examiner  par  fragments 
isolés.'»  Gœthe  expose  sa  méthode;  Schiller  écoute  et  demande 
maintes  explications.  On  arrive ,  tout  en  devisant ,  à  la  maison  de 
Schiller;  on  entre,  on  s'assied;  la  causerie  et  la  discussion  recom- 
mencent de  plus  belle;  l'idéalisme  kantien  de  Schiller  et  le  réalisme 
<le  Gœthe  sont  aux  prises.  Heureuse  soirée  !  Discussion  fécpnde  !  De 
cet  entretien  philosophique  sur  les  transformations  des  plantes  est  née 
œtte  amitié  des  deux  grands  poètes.  D'autres  circonstances  y  contri- 
buèrent encore.  Gœthe  termine  son  récit  par  ces  mots  :  «  Le  premier 
pas  était  fait.  Il  y  avait  en  Schiller  une  singulière  puissance  d'attrac- 


in  GOETHE  ET  SCHILLER. 

tion  ;  il  saisissait  avec  force  tous  ceux  qui  s'approchaient  de  lui.  Je 
m'intéressai  à  ses  projets,  je  promis  de  lui  donner,  pour  son  recueil 
les  Heures,  maintes  choses  que  je  tenais  cachées.  Sa  femme,  qae 
j*aimais  et  appréciais  depuis  son  enfance,  contribua  pour  sa  part  à 
consolider  notre  union.  Ainsi  fut  conclue  cette  alliance  qui  na 
jamais  été  interrompue ,  et  qui  a  fait  tant  de  bien ,  à  nous  den 
d'abord ,  puis  à  bien  d'autres.  Pour  moi,  en  particulier,  ce  fut  un 
printemps  nouveau,  où  toutes  les  semences  germèrent,  où  toute  séTe 
monta,  et  s'épanouit,  et  s'élança  joyeusement  au  dehors.  Le  témoi- 
gnage le  plus  direct,  le  plus  pur  et  le  plus  complet  de  notre  amitié 
est  déposé  dans  le  recueil  de  nos  lettres.  » 

Quelques  semaines  après,  Schiller,  qui  venait  de  fonder  avec  Guil- 
laume de  Humboldt,  Fichte  et  WoUmann,  son  recueil  littéraire 
intitulé  les  Heures,  adresse  une  lettre  à  Goethe  pour  lui  rappeler 
ses  promesses.  La  correspondance  est  commencée  ;  nous  n'avons  plus 
qu'à  laisser  la  parole  aux  deux  poètes. 

(La  faite  à  la  prochaine  litraitoa.) 


o 


LA  POÉSIE  A  CUBA 

ET  Lfi.  POÈTE  PLACIDO 
PAR   M.  F.-R.  CAMBOULIU 


I 

Depuis  plusieurs  années,  le  sentiment  des  arts  est  né  et  s'est  déve- 
loppé au  sein  de  ITnion  américaine.  Ses  poètes,  ses  historiens,  ses  phi- 
losophes, nourris  de  cette  sève  vigoureuse  particulière  à  la  jeunesse  des 
nations  et  tout  empreints  des  couleurs  originales  du  sot  natal,  ont  déjà 
passé  rOcéan  et  annoncé  avec  un  certain  éclat  à  la  vieille  Europe  que 
la  lumière  divine  comptait  dans  le  monde  un  foyer  de  plus.  La  critique 
a  accueilli  avec  joie  cette  bonne  nouvelle  et  s'est  empressée  de  consacrer 
quelques  renommées.  Mais  tout  en  applaudissant  à  ces  premiers  essais 
d'une  littérature  américaine,  moins  encore  pour  ce  qu'ils  sont  en  eux- 
mêmes  qu'en  raison  de  ce  qu'ils  promettent  pour  l'avenir,  elle  a 
remarqué  avec  étonnement  que  le  mouvement  s'arrêtait  au  golfe  du 
Mexique,  et  que,  sauf  de  très-rares  exceptions,  un  lourd  sommeil  con- 
tinuait de  peser  sur  les  immenses  contrées  occupées  par  la  race  espa- 
gnole. La  voix  d'un  poétQ  a  été  entendue  à  Mexico,  comme  pour  faire 
mieux  ressortir  le  silence  qui  régnait  dans  le  reste  du  continent.  Fau- 
drait-il en  conclure  que  le  génie  poétique  de  l'Espagne  ne  passa  point 
la  mer  à  la  suite  des  soldats  dé  Pizarre,  et  que  cette  admirable  nature 
des  tropiques,  à  peu  près  vierge  encore  du  pince'au  de  l'artiste  comme 
dn  soc  de  la  charrue,  appellera  toujours  en  vain  un  talent  national 
capable  de  la  comprendre  et  de  célébrer  ses  magnificences?  on  ne 
saurait*  le  penser.  Ce  ne  sont  point  les  dispositions  naturelles  qui  font 
défaut,  mais  les  circonstances.  Les  dures  nécessités  de  la  vie  ont 
absorbé  jusqu'ici  toutes  les  forces  de  la  race  hispano-américaine. 
L'empire  des  lois  à  fonder,  le  foyer  domestique  à  défendre ,  le  sol  à 
défricher  ne  lui  ont  point  encore  permis  de  respirer  et  de  lever  son 
front  vers  le  ciel.  Mais  viennent  les  jours  de  sécurité  et  d'abondance, 
viennent  les  jours  où  elle  pourra  contempler  la  majesté  de  ses  mon- 
tagnes et  prêter  l'oreille  aux  murmures  de  ses  forêts,  et  les  Long- 
fellow,  les  Poe,  les  Emerson  trouveront,  nous  n'en  doutons  pas,  des 
rivaux  sérieux  au  delà  de  l'Isthme. 

r^ous  n'en  voulons  pour  preuve  que  ce  qui  se  passe  à  Cuba.  Certes, 
la  situation  de  cette  colonie  n'est  pas  des  plus  favorables  au  dévelop- 

Tone  X.  —  38*LiTraisoiu  18 


274  LA  POÉSIE  A  CUBA 

pement  du  génie  artistique.  Le  joug  de  la  mère  patrie  s'appesantit 
de  jour  en  jour,  à  mesure  que  les  éyénementa  semblent  justifier  ses 
inquiétudes.  La  censure  s'y  exerce  avec  une  extrême  rigueur;  les 
meilleurs  esprits  sont  réduits  au  silence  ou  prennent  le  chemin  de 
l'exil.  La  population  est  partagée  entre  le  désir  de  l'indépendance  et  la 
peur  d'une  guerre  servile»  accompagnée  de  toutes  les  horreurs  dont 
leurs  voisins  de  Saint-Domingue  furent  jadis  les  victimes.  Ajoutez  le 
peu  de  relations  sociales  qui  existent  entre  les  diverses  classes  de  la 
population,  surtout  entre  la  bourgeoisie,  enrichie  par  le  commerce,  et 
les  nobles,  possesseurs  d'immenses  domaines^  fiers  comme  les  hidalgos 
dont  ils  descendent,  mais  non,  comme  eux,  affables  envers  les  petits 
et  dignes  envers  le  pouvoir.  Cependant,  comme  après  tout  il  règne 
dans  le  pays  une  sorte  d'ordre  extérieur  et  que  l'on  peut  compter  â 
peu  près  sur  son  lendemain,  on  y  trouve  aussi  un  commencement  de 
littérature  qui  date  déjà  d'une  trentaine  d'années  et  dont  l'avenir  ne 
serait  peut-être  pas  sans  éclat,  si  des  temps  moins  durs  pour  l'intelli- 
gençe  succédaient  à  l'état  de  choses  actuel.  Nous  regrettons  que  les 
bornes  de  ce  travail  ne  nous  permettent  pas  de  remonter  à  l'origine 
de  ce  mouvement.  Nous  aurions  plaisir  à  montrer  un  Padre  Vorela^  on 
moine  éclairé  et  libéral,  très  au  courant  des  idées  modernes,  rejetant 
la  défroque  scolastique  et  initiant  hardiment  la  jeunesse  à  la  philoso- 
phie contemporaine,  sous  les  yeux  de  ses  collègues  de  l'université 
ecclésiastique  qui,  fort  heureusement,  ne  le  comprenaient  pas.  rtous 
dirions  comment  un  de  ses  meilleurs  élèves,  don  Antonio  Saco,  aujour- 
d'hui .proscrit  et  fixé  à  Paris,  ayant  hérité  de  sa  chaire  et  de  ses  doo- 
trinés  vers  l'année  1821,  continua,  avec  un  succès  peu  commun  dans 
les  fastes  de  l'enseignement,  l'œuvre  du  maître,  et  devint  en  peu  de 
temps  l'homme  le  plus  influent  de  l'Ile.  Nous  assisterions  volontiers  i 
l'éducation  intellectuelle  de  ce  petit  peuple,  perdu  an  milieu  de  l'O- 
céa.n,  et  qui,  réveillé  par  la  voix  d'un  moine,  se  met  à  penser,  à  dis* 
enter,  à  écrire;  fonde  des  journaux,  des  académies,  des  concours^ 
dans  lés  instants  de  répit  que  lui  laisse  l'état  de  siège,  et  arrive  promp- 
tement  à  créer  dans  son  sein  un  esprit  public  avec  un  commencement 
d'art  indigène  qui  en  est  à  la  fois  l'expression  et  le  principal  aliment 
La  littérature  à  Cuba  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  erone, 
un  écho  lointain  et  comme  un  prolongement  de  la  littérature  esp»» 
gnole  au  delà  des  mers.  La  langue  est  bien  la  même,  mais  nonTinspi* 
ration  ni  les  caractères.  L'esprit  littéraire  a  soufflé  parmi  les  créoles 
des  Antilles,  juste  au  moment  où  commençaient  leurs  longs  démêlés 
avec  la  mère  patrie.  Il  a  grandi  avec  leurs  grie£s,  avec  leurs  récIanM- 
tions,  et  il  s'en  est  nourri.  La  prose  surtout,  née  des  besoins  de  la  vie 
pratique  et  appliquée  tout  d'abord  à  la  discussion  des  questions  éco- 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  275 

nomiqiies  qui  intéressaient  la  colonie,  a  contracté  de  bonne  benre  des 
habîtiides  de  précision^  de  netteté,  de  simplicité  que  Ton  trouve  bien 
rarement  dans  la  littérature  parement  espagnole.  S'il  fallait  attribner 
à  une  influence  étrangère  les  qualités  qui  distinguent  les  bons  prosa- 
teurs cubains  :  un  Saco,  un  Poey,  un  Écheverria,  c'est  plutôt  pour  la 
France  que  nous  rerendiquerions  cet.  honneur.  Voltaire  et  Montes- 
^en  ont  certainement  passé  par  là.  Quant  à  la  poésie,  bien  qu'elle 
ait  aussi  son  fond  d'originalité  et  qu'elle  ofl&'e  des  nuances  très-mar- 
qaées,  on  peut  dire  cependant  qu'elle  est  moins  indépendante  du  vieux 
génie  espagnol.  Quiconque  aspire  à  la  gloire  des' vers  a  longuement 
pratiqué  son  Herrera  et  son  Luh  de  Léon.  Ce  sont  les  formes  consa- 
crées par  CCS  vieux  maîtres,  et,  jusqu'à  un  certain  point,  leurs  procé- 
dés poétiques  qui  dominent  au  delà  comme  en  deçà  de  l'Océan.  Une 
ehose  pourtant  distingue  la  poésie  cubaine,  non-seulement  des  anfi- 
qnes  chefs-d'œuvre  de  la  muse  castillane,  mais  encore  des  productions 
contemporaines  écloses  dans  la  mère  patrie  :  c'est  comme  dans  l'A- 
mériquedu  Nord,  l'empreinte  profonde  du  sol  natal,  et  je  ne  sais  quel 
goût  du  terroir,  qui,  indépendamment  des  titres  et  des  noms  propres, 
nifOrait  pour  attester  son  origine  transatlantique.  Nous  reviendrons 
natorellement  sur  ce  point  essentiel  en  parcourant  les  écrits  de  Pla- 
cido. Mais  ce  qu'il  nous  faut  signaler  dès  à  présent,  c'est  l'immense 
?ogue  de  la  poésie  à  Cnba  et  k  rôle  important  qu'elle  joue  dans  la  vie 
sociale.  II  n'est  point  de  saint  ayant  une  certaine  clientèle,  qui  ne 
fasse  pleuvoir  des  centaines  de  sonnets,  de  madrigaux,  de  décimas  qui 
remplissent  le  lendemain  les  colonnes  des  Journaux  du  lieu.  Tout  le 
SMmde  s'en  pique  et  chacun  est,  à  son  tour,  chantant  et  chanté.  Les 
mariages,  les  baptêmes,  les  anniversaires,  autant  d'occasions  de  se 
fiTrer  au  penchant  favori.  On  fait  des  vers  à  table,  comme  chez  nous 
de  l'esprit.  Les  vers  sont  les  moU  du  pays.  Là  encore,  la  sérénade  est 
tme  vérité.  La  romance  de  rigueur,  composée  pour  la  circonstance, 
est  chantée  par  l'amant  en  personne,  pendant  que  deux  amis  font  le 
guet  et  tiennent  les  rivaux  .en  respect  L'art  véritable  n'a  rien  à  voir^ 
on  le  comprend,  dans  ces  innocents  divertissements,  et  nous  ne  les 
âgnalons  ici  que  comme  un  trait  de  mcenrs  assez  rare  de  nos  joars, 
même  chez  les  peuples  méridionaux.  Mais  i,  côté  de  ces  producti(His 
éphémères  et  modestement  données  comme  telles  par  les  auteurs 
enx-mémes,  on  rencontre  un  nombre  relativement  très-considérable 
de  poésies  de  toute  sorte,  plus  ou  moins  marquées  d'un  caractère 
littéran^  et  publiées  avec  des  prétentions  de  durée.  Ce  sont  le  plus 
souvent  des  jeunes  gens  qui  ont  fait  quelques  études,  et  qui,  prenant 
pour  génie  l'ardeur  de  rimer  naturelle  au  climat»  publient  leurs  rêve- 
ries amoureuses  à  vingt  ans,  quelque  forte  théorie  historique  ou  sociale 


276  LÀ  POÉSIE  A  CUBA 

à  vingt-cinq,  et  se  taisent  sagement  à  trente,  quand  le  bon  sens  est 
arrivé  et  qu'ils  ont  jeté  leur  feu.  Pourtant,  comme  on  fait  des  folies  i 
tout  âge,  on  a  vu  tel  amant  suranné  des  Muses  payer  tribut  assez  tard 
au  mal  du  pays  : 

a  Et  d'un  laurier  suspect  flétrir  ses  cheveux  blancs.  » 

Enfin  au-dessus  de  cet  immense  chœur  d'improvisateurs  vulgaires 
et  d'amateurs  ambitieux  s'élèvent  les  vrais  poëtes  :  ceux-là  asseï 
rares  comme  partout  et  moins  pressés^  de  publier  leurs  œuvres  com- 
plètes avec  commentaire  et  portrait  ;  pas  tellement  rares  pourtant,  apt 
nous  ne  puissions  en  nommer  jusqu'à  trois  nés  et  élevés  dans  111e 
depuis  le  commencement  du  siècle  :  Dofta  Gertrudis  de  Avellaneda> 
Heredia  et  Placido;  les  deux  premiers  signalés  depuis  longtemps  par 
la  critique  et  déjà  traduits  en  partie  ;  le  troisième  encore  inconnu  en 
Europe,  bien  que  supérieur  par  certains  cOtés  à  ses  deux  compatriotes. 

II 

Placido  naquit  à  Matanzas,  ville  importante  de  l'île  de  Cuba,  vers  le 
commencement  du  siècle,  des  amours  clandestins  d'une  blanche  et 
d'un  noir.  Abandonné  par  ses  parents  et  recueilU  par  une  pauvre 
veuve,  son  enfance  s'écoula  dans  la  misère.  On  ne  sait  ni  où  ni  com- 
ment il  apprit  à  lire.  Un  certain  Ignacio  Yaldès,  ayant  remarqué  ses 
dispositions  pour  la  poésie,  lui  enseigna  la  prosodie  et  lui  prêta  quel- 
ques livres.  Devenu  grand,  Placido  vécut  du  triple  métier  de  charpen- 
tier, de  pêcheur  et  de  poëte;  déjeunant  d'un  coup  de  filet  et  soupant 
d'un  sonnet  pour  noce  ou  pour  baptême,  fourni  à  la  minute  et  à  juste 
prix.  Plus  tard,  son  talent  l'ayant  élevé  au-dessus  du  commun  des  fai- 
seurs de  vers,  les  journaux  sollicitent  sa  collaboration  et  lui  payent 
quelquefois  ses  articles.  Une  ode  qu'il  publia  à  l'avènement  d'Isabelle, 
le  tira  tout  à  fait  de  l'obscurité  et  lui  valut  les  encouragements  de  quel- 
ques hommes  considérables.  Mais  sa  position  n'en  fut  pas  sensible- 
ment améliorée.  Il  n'y  gagna  que  de  trouver  un  peu  plus  de  crédit  et 
de  pouvoir  s'acquitter  en  chansons,  quand  il  avait  affaire  à  des  créan- 
ciers intelhgents.  L'amour  le  consola  quelquefois  des  maux  de  la  vie 
et  les  aggrava  plus  souvent  encore.  Il  finit  par  se  marier,  afin  «  d'es- 
sayer de  la  misère  à  deux,  et  pour  que  sa  noble  race  ne  pérît  point,  s 
Mais  en  cela  naéme  son  espérance  fut  trompée  :  il  n'eut  point  d'en- 
fants, et  il  cessa  d'être  misérable.  En  somme,  des  jours  moins  durs 
semblaient  se  lever  pour  le  pauvre  poëte,  lorsque  tout  à  coup,  accusé 
d'avoir  trempé  dans  un  complot  des  gens  de  couleur  contre  les 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  «77 

blancs,  il  fut  condamné  à  mort  par  un  conseil  de  guerre,  et  fusillé  le 
29  juin  1844.  . 

Ses  œuvres,  recueillies  quelques  années  après  sa  mort,  furent 
publiées  pour  la  première  fois  à  Barcelone  en  1854.  L'année  sui- 
Tante,  l'éditeur  Vingut,  Havanais  d'origine ,  établi  à  New-York,  en  fit 
paraître  une  seconde  édition  augmentée  d'un  grand  nombre  de  pièces 
empruntées  aux  journaux  de  Cuba.  En  1836,  ce  même  Vingut,  ayant 
pn  se  procurer  une  foule  de  compositions  inédites  que  des  mains 
fidèles  avaient  conservées ,  donna  encore  une  troisième  édition.  C'est 
celle  que  nous  avons  sous  les  yeux  et  qui  bien  certainement  ne  sera 
pas  In  dernière.  La  réputation  de  Placido  s'est  faite  toute  seule;  c'est 
assez  dire  qu'elle  est  fondée  et  qu'elle  ne  peut  que  grandir  avec  le  temps. 

La  première  chose  qui  frappe  en  parcourant  les  œuvres  du  poète  de 
Matanzas,  c'est  l'extrême  variété  de  tons  et  déformes  quiyrègne.  Depuis 
Tépigramme  jusqu'à  l'ode ,  en  passant  par  le  sonnet  et  la  romance , 
Placido  a  coulé  sa  pensée  dans  tous  les  moules  poétiques,  sauf  le 
drame  et  l'épopée.  Encore  pourrait-on  citer  comme  appartenant  à  ce 
dernier  genre  la  légende  du  Fils  maudit,  qui  remplit  une  cinquantaine 
de  pages  du  premier  volume.  L'éloge  et  la  satire ,  la  plainte  doulou- 
reuse et  la  prière  résignée ,  les  aspects  de  la  nature  et  les  peintures 
du  cœur  humain,  tout  cela  se  presse  pêle-mêle  et  comme  au  hasard 
de  l'inspiration  dans  ce  charmant  recueil.  Et  qu'on  n'aille  pas  attri- 
bner  ce  mélange  à  l'inconstance  naturelle  d'un  talent  médiocre  qui 
essaye  de  tout,  précisément  parce  qu'il  ne  se  sent  propre  à  rien.  SI 
l'on  peut'  signaler  dans  le  recueil  de  Placido  des  pièces  d'un  goût 
douteux,  et  qu'il  aurait  été  le  premier  à  exclure  s'il  avait  fait  son 
ehoix  lui-même ,  on  y  trouve  aussi  des  chefs-d'œuvre  dans  la  plupart 
des  genres  ;  des  fables  que  La  Fontaine  aurait  signées,  des  sonnets  à 
contenter  Boileau ,  des  idylles  à  lutter  de  grâce  et  de  fraîcheur  avec 
les  plus  charmants  morceaux  d'Ânacréoii. 

Du  reste,  sous  cette  diversité  de  formes^  c'est  toujours  le  même, 
fond  qui  apparaît;  toujours  la  belle  Cuba,  la  gracieuse  Betne  des 
Antilles.  Placido  est  essentiellement  et  plus  que  tout  autre  le  poète 
de  son  pays.  Nul  n'en  reproduit  avec  autant  de  charmes  et  de  vérité 
les  aspirations ,  les  mœurs ,  le  climat ,  la  végétation  luxuriante.  C'est 
l'unique  rêve  de  son  imagination,  l'unique  source  où  s'inspire  son 
talent.  Son  âme  de  poète  est  formée  des  émanations  de  cette  riche 
nature  au  sein  de  laquelle  s'est  écoulée  sa  vie  entière.  C'est  par  là 
qu'il  se  distingue  d'Heredia  et  d'Avellaneda  ses  compatriotes.  Jeunes 
encore,  ceux-ci  quittèrent  la  terre  natale  et  se  formèrent  sous  d'autres 
inflaences.  Le  souvenir  de  la  patrie  vit  sans  doute  au  fond  de  leur 
cœur  et  se  répand  quelquefois  dans  leurs  écrits  en  strophes  passion- 


278  LA  POÉSIE  A  CUBA 

nées  ;  mais  ils  ont  vécu  sons  d'antres  climats,  ils  se  sont  intéressés  k 
d'autres  hommes,  à  d'autres  événements.  Heredia  a  gouverné  le  Heâ- 
qne,  où  il  est  mort;  Avellaneda  a  charmé  les  salons  de  Madrid,  o&  dk 
brille  encore.  Au  sein  de  leurs  triomphes,  l'un  et  l'autre  ont  un  pen 
perdu  de  vue  le  ciel  des  Antilles.  I^ur  talent  a  quelque  chose  de  plu 
cosmopolite;  on  sent  qu'il  a  mûri  sous  d'antres  latitudes.  Placido, 
lui,  n'a  jamais  quitté  Cuba,  pas  même  Matanzas,  sa  ville  natade.  Son 
cœur  a  battu  de  toutes  les  craintes ,  de  toutes  les  espératices  de  sas 
compatriotes ,  et  le  spectacle  de  la  terre  étrangère  n'est  jamais  venu 
faire  diversion  aux  impressions  du  sol  natal.  Aussi  avec  quel -éclat, 
avec  quelle  transparence  fluide  sa  poésie  ne  réfléchit-elle  pas  cette 
grande  et  bplle  nature  des  tropiques  I  Ce  n'est  pas  qu'il  loi  arrive  ploB 
souvent  qu'à  un  autre  d'en  aborder  directement  la  peinture ,  et  que , 
de  propos  délibéré ,  il  chante  ici  la  végétation ,  plus  loin  les  mon- 
tagnes ou  la  mer,  ou  telle  antre  particularité  du  pays.  C'est  surtout 
par  occasion ,  je  dirai  presque  à  son  insu  qu'il  peint  les  merveHles 
qui  l'environnent.  C'est  dans  la  trame  de  son  style  qoe  se  glissent  les 
magiques  ejQfets  de  soleil,  les  nuits  splendides,  les  brises  parfu- 
mées; c'est  au  détour  d'une  strophe,  dans  une  comparaison,  dans 
une  simple  métaphore,  que  se  montrent  les  hivers  sans  neige  et  sans 
firimas ,  l'ouragan  furieux  ravageant  les  l>ois  d'orangers ,  l'immense 
savane  et  ses  hôtes  redoutables.  Il  en  est  de  même  des  mœurs  locales. 
Placido  ne  décrit  pas  tel  détail  parce  qu'il  le  croit  original  et  de  nature 
à  intéresser,  mais  parce  que  ce  détail  se  nmcontre  sur  son  chemin  et 
qu'il  entre  naturellement  dans  son  plan.  En  lisant  son  recueil  on  peut 
tout  reconstruire,  le  pays,  les  hommes,  la  vie;  ou  plutôt  l'imagination 
émue  nous  transporte  aux  lieux  ou  a  chanté  le  poëte ,  et  noua  avons 
sous  les  yeux  non  pas  une  galerie  de  tableaux  découpant  le  pays  en 
points  de  vue  et  la  vie  en  scènes,  mais  une  immense  toile  pleine  de 
mouvement  avec  son  horizon  et  ses  paysages;  une  contrée  tout 
entière,  hommes  et  choses ,  avec  son  ciel  édi^tant  et  les  bruits  de 
l'ficéan  qui  l'environne. 

Le  charme  de  cette  peinture  naïve  d'un  monde  si  difiére&t  du 
nôtre  est  ce  qui  saisit  d'abord  et  qui  intéresse  le  plus  dans  l'œuvre 
de  Placido.  Mais  cette  sorte  d'originalité,  qu'on  pourrait  à  la  ri- 
gueur attribuer  au  hasard  des  circonstances  autant  qu'à  un  talent  réel» 
n'est  pas  l'unique  mérite  du  poète.  Des  qualités  plus  solides  et  plus 
personnelles  le  distinguent,  qui  suffiraient  en  tout  cas  pour  lui  asaurer 
un  rang  honorable  dans  l'estime  des  liommes  de  goût  Placido  pos- 
sède k  un  degré  éminent  la  faculté  poétique  par  excellence,  le  seas 
de  l'idéal.  Nul  ne  sait  mieux  dépouiller  les  choses  dès  misères,  des  tri- 
vialités qui  les  rabaissent  pour  en  montrer  le  côté  pur  et  élevé.  La  jewie 


ET  LE  POËTE  PLACIDO.  27» 

811e  de  ht  campagne,  brûlée  par  le  soleil  et  déformée  par  les  traranx 
pénibles,  se  pare  en  traversant  son  imagination  de  je  ne  sais  qnelle 
beaaté  qni  lui  est  propre ,  et  qui  remplace  arec  avantas^e  la  grâce  et 
la  fralehenr  perdues.  Sur  les  bords  du  San-Juan,  un  mulâtre  s'apprête 
iiancer  ses  filets  troués  ;  mais  son  front  brille  d'un  éclat  fauve  comme 
Tor  de  Zampoala,  il  chante  sa  maltresse  â  rendre  jalousies  les  blan- 
ches, le  chœur  des  oiseaux  accompagne  sa  romance ,  et  l'amour  con- 
duit sa  nacelle.  Le  pays  entier  se  tran?«figure  ainsi  entre  ses  mains 
sans  perdre  son  caractère.  Ajoutons  enfin  Taîsance ,  le  naturel ,  la 
simplicité  dans  les  sentiments  et  dans  le  style  qui  forment  encore  un 
côté  remarquable  de  son  talent.  Chez  lui  nulle  afifectation,  nulle  exa- 
gération de  fond  ni  de  forme  ;  point  de  fausse  mélancoUe ,  point 
d'ambition  dans  la  plainte ,  point  do  délire  dans  la  joie,  point  de  fré- 
nésie dans  l'amour.  Ses  vers  respirent  je  ne  sais  quoi  d'aatique  qni 
contraste  étrangement  avec  l'excèi  de  la  couleur  moderne  dont  s'en- 
luminent volontiers  dans  son  pays  les  poètes  de  second  ordre.  Par 
Tensemble  de  ses  qualités,  Placido  rappelle,  quoique  de  loin  et  sans 
en  avoir  la  puissance ,  ces  génies  primitifs  que  la  nature  envoie  â 
l'heure  propice  pour  fonder  les  littératures  ;  il  donne  l'idée  de  ce  que 
pourra  être  un  jour  la  grande  poésie  dans  son  pays. 


III  . 


L'ode  sur  l'avènement  d'Isabelle  qni  commença ,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  la  réputation  de  Placido,  fut^ distinguée  entre  cent  autres 
pièces  de  ce  genre  que  les  journaux  de  Cuba  publièrent  â  cette  occa- 
sion. Accablés  sous  le  double  despotisme  du  gouvernement  central  et 
des  lois  exceptionnelles,  nourris  d'ailleurs  dans  les  idées  libérales  qui 
depuis  le  commencement  du  siècle  avaient  pénétré  dans  llle  par  toutes 
les  voies,  les  créoles  avaient  accueilli  avec  enthousiasme  cet  affran- 
chissement  de  la  métropole  dont  ils  comptaient  bien  avoir  leur  part. 
Tans  les  poètes  grands  et  petits  chantèrent  â  l'envi  le  jour  nouveau 
(foi  se  levait  sur  l'Espagne.  Ce  fut  même  durant  plusieurs  années  une 
sorte  de  tradition  poétique  â  Cul^a  que  de  célébrer  l'anniversaire  des 
principaux  événements  qui  se  rapportaient  â  la  révolution.  Le  recueil 
d^- Placido  ne  renferme  pas  moins  de  dix  pièces  sur  ce  thème,  toutes 
aédiées  à  Isabelle  ou  à  sa  mère  et  portant  sur  le  même  fond  l'amour 
de  la  liberté,  le  respect  pour  la  personne  royale,  la  haine  des  factieux 
eldes  traîtres.  La  dernière  de  ces  pièces  présente  seule  ce  caractère  par- 
ticulier, qu'elle  ne  fut  pas  seulement  de  la  part  du  poôte  un  tribut  anx 
idées  régnantes,  mais  encore  nn  acte  de  courage.  L'agitation  qui  régnait 


280  LA  POÉSIE  A  CUBA 

daûs  rile  inquiétait  la  métropole.  On  craignait  àMadrid  que  les  Havanais 
ne  s'avisassent  un  beau  jour 'd'acclamer  la  liberté  pour  leur  propre 
compte.  Aussi  pendant  que  les  cortès,  sous  un  prétexte  quelconque^ 
refusaient  l'entrée  du  congrès  aux  députés  de  Cuba,  le  ministère  con- 
fiait le  gouvernement  de  la  colonie  au  général  Tacon,  homme  de  réso- 
lution et  d'énergie  violente.  Dès  son  arrivée ,  le  nouveau  capitaine 
général  défendit,  sous  les  peines  les  plus  sévères ,  toute  allusion  aux 
événements  politiques.  Journalistes  et  poètes  se  turent.  Placido  seol^ 
selon  sa  coutume ,  éleva  la  voix  le  jour  anniversaire  de  la  naissance 
dlsabelle  et  fit  entendre  l'hymne  suivant  : 

«  Quoi  I  dans  la  poussière,  toi,  lyre  harmonieuse  !  viens  et  résonne  à  Tunis- 
son  de  mon  enthousiasme.  Fais  honneur  au  génie  qui  t'inspire,  célèbre  Is 
vertu,  étonne  les  hommes. 

«Cygnes  harmonieux  de  ma  patrie,  où  sont  les  accents  que  jadis,  au  pôle 
lointain,  emportait  d'ici  le  rapide  Éole?  et  ces  strophes  gracieuses  qo'ai- 
maient  à  écouter  les  ondes  cristallines  du  ruisseau  Apollon?...  Strophes 
douces  et  joyeuses,  alors  que  Dieu  le  permettait  !  votre  cœur  ne  bat  donc 
plus  ?  Soit  !  Mais  à  cette  heure,  où  la  blanche  aurore  couvre  le  firmament 
de  son  manteau  de  neige,  moi,  j'enverrai  au  ciel,  sur  l'aile  des  vents,  l'hymne 
•  de  la  joie.  Qu'il  se  taise  celui  qui  a  peur  ;  moi,  je  ne  crains  rien,  et  jetante. 
Comme  sur  les  autels  du  grand  Jupiter,  le  farouche  Asdrubal  jura  autrelbis 
haine  aux  Romains,  ainsi,  en  présence  du  grand  Dieu  de  la  nature,  j'ai 
juré  haine  étemelle  aux  tyrans. 

«  Aux  splendeurs  matinales  du  soleil  qui  se  levait,  annonçant  le  jour  delà 
naissance  d'Isabelle,  lorsque  la  blanche  et  fraîche  aurore  parait  TOrient  de 
guirlandes  purpurines,  au-dessus  de  l'écume  de  la  vaste  mer,  Cuba  montra 
son  front  couronné  de  palmiers  et  d'orangers,  et  tournant  ses  regards  vers 
la  malheureuse  Espagne,  elle  éleva  la  voix  et  parla  en  ces  termes  au  chef  des 
rebelles,  au  nouvel  Attila  : 

«  Quand  disparaltras-tu,  mortel  pervers,  là-bas,  dans  les  antres  obscurs  da 
rAvern.e?  Quand  vomiras-tu,  pour  le  bonheur  du  monde,  le  flot  de  ton  sang 
impur?  Tu  prétends  régner!  Quel  sera  donc. le  tonnerre  qui  renversera,  qui 
domptera  les  fils  de  la  science?  Peut-être  le  traître  Moreno,  ce  lâche  et 
cruel  bourreau  de  Torrijos  I  » 

«  Tremble  et  fuis,  malheureux  1  le  siècle  ne  veut  plus  de  traîtres  couron- 
nés; et  si  jamais  ta  horde  d'insolents  vandales  pouvait  atteindre  son  détes- 
table but,  tu  ne  serais  qu'Un  esclave  sui;  le  trône,  jamais  un  roi » 

«  Tremble  et  fuis,  malheureux  I  Si  tu  es  rassuré  en  voyant  le  lion  revêtu 
de  sagesse  et  de  calme,  sache  qu'il  n'est  donné  qu'à  la  bonté  et  à  la  dé- 
mence royale  de  contenir  sa  fureur.  Mais,  malheur  à  toi,  si,  secouant  sa 
crinière,  il  se  dresse  sur  son  vigoureux  jarret,  et  bondit  furieux,  et  rugit 
comme  le  tonnerre,  et  s'élance  aux  champs  navarraisl....  d 

C'est  sur  ce  ton  mâle  et  vigoureux,  c'est  avec  cette  rapidité  éner- 
gique et  passionnée  que  Placido  exprime  les  colères  de  toute  une 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  281 

population  déQue  dans  ses  légitimes  espérances  de  liberté.  On  com- 
prend en  effet  que  ces  imprécations ,  qni  dépasseraient  la  mesure  et 
seraient  des  fautes  de  goût  si  elles  ne  s'adressaient  qu'au  prétendant, 
tombent  principalement  sur  le  gouvernement  local,  lequel  du  reste  ne 
8*7  trompa  point.  Le  poète  fut  emprisonné  et  traité  fort  durement 
mais  il  ne  se  corrigea  pas,  il  ne  fît  que  changer  de  tactique.  Ses  ana- 
tbèmes  contre  le  despotisme  prirent  une  autre  forme.  Il  adressa  des 
sonnets  à  la  Grèce ,  à  Venise,  à  la  Pologne,  à  Guillaume  Tell,  à  tous 
les  opprimés ,  à  tous  les  libérateurs ,  et  finit  par  se  réfugier  dans 
l'apologue  qu'il  rendit  pour  un  moment  à  sa  destination  primitive. 
Citons  encore  comme  échantillon  de  cette  poésie  politique  le  sonnet 
à  Guillaume  Tell,  un  des  plus  remarquables  de  tout  le  recueil. 

iSur  un  mont  couvert  d'une  nei^e  éclatante,  lamain  droite  appuyée  sur  son 
arc,  Guillaume  Tell  élève  son  front  héroïque  couronné  d'une  auréole  de  feu. 

■  Dans  la  plaine  est  couché  l'insolent  despote,  le  trait  de  fer  enfoncé  dans  le 
cœur,  et  rendant  à  l'enfer  son  Ame  ténébreuse,  qui  s'échappe  sous  la  forme 
d'ui  serpent. 

I  La  chaleur  l'abandonne  ;  la  terre  lance  à  l'Océan  ses  membres  ensanglan- 
tés, mais  les  vents  et  les  ondes  les  repoussent. 

f  Point  de  pitié  pour  l'impitoyable  1 11  n'est  pas  jusqu'aux  éléments  insen- 
sibles qui  ne  rejettent  de  leur  sein  les  restes  d'un  tyran  1  » 

Au  reste,  Placido  n'était  point  de  ceux  dont  les  cris  de  liberté  signi- 
fiaient au  fond  renversement  de  tout  ordre  et  de  toute  hiérarchie.  On 
pourrait  le  supposer  avec  d'autant  plus  de  raison,  que  sa  couleur, 
péché  irrémissible  à  Cuba,  le  condamnait  à  une  vie  d'humiliations  et 
l'obligeait  à  parler  chapeau  bas  au  dernier  des  blancs.  Il  vous  dira 
bien  qu'il  faut  fuir  les  grands  et  les  riches,  que  leur  société  est  dan- 
gereuse ,  qu'il  faut  nécessairement ,  dés  qu'on  les  approche ,  qu'on 
devienne  leur  esclave  ou  leur  victime,  que  la  compassion  pour  les 
petits  et  les  faibles  est  aussi  rare  qu'un  jour  sans  soleil.  Mais  jamais 
d'attaque,  même  indirecte,  contre  l'ordre  étabU,  jamais  de  plainte  au 
sujet  de  la  condition  où  le  sort  l'a  fait  naître.  La  nécessité  et  la  dignité 
du  travail ,  l'obéissance  aux  lois ,  le  respect  des  magistrats  qui  les 
appliquent  avec  équité  et  modération,  voilà  les  principes  qu'il  pro- 
dame comme  les  fondements  providentiels  des  sociétés  humaines. 

t  Non,  s'écrie-t-il  au  début  d^une  ode  où  il  recommande  ces  principes  aux 
gens  de  labeur,  ses  frères,  —  non,  ce  n'est  point  à  l'homme  de  guerre,  fléau 
de  ses  semblables,  qui,  à  la  tête  des  armées,  tout  couvert  de  sang,  triomphe, 
aTance,  et  sur  des  cadavres  et  des  ruines  s'élève,  que  j'adresserai  mes  chants. 
h  célébrerai  le  travail,  don  précieux,  émanation  du  Tout-Puissant,  dont  la 
main  divine  marque  d'un  sceau  glorieux  les  nations  industrieuses.  »  Et  plus 


tai  LA  POÉSIE  A  CUBA 


loin  :  •  Il  est  juste  d'honorer  les  hoÉnmet  qui,  au  prix  des  plus  pé^Msi 
travaux,  font  exécuter  les  lois,  et  les  ministres  qui  mettent  les  Étals  4  Taferi 
des  attaques  de  Tétranger.  Ceux-là  travaillent  aussi,  et  certes,  une  leiraai 
croissent  les  intrigues,  les  poignards  et  les  poisons.  > 

A  ce  même  ordre  d'idées  se  rattachent  un  certain  nombre  de  fables 
et  de  petits  contes  où  les  dangers  de  l'ambition  et  des  grandem 
humaines  sont  mis  en  contraste  avec  la  sécurité  et  les  douces  joies  de 
la  médiocrité.  C'est  un  bâtiment  superbe  qui  apostrophe  ironique* 
ment  la  nacelle  du  pécheur,  rasant  timidement  la  côte ,  tandis  que 
lui-même ,  livrant  ses  grandes  voiles  au  vent,  gagne  la  haute  mer  oA 
il  est  submergé  par  la  tempête;  ou  bien  un  mouton  ambitieux  qui 
cherche  fortune  dans  la  société  du  lion  et  à  qui  le  roi  des  forêts  fait 
sentir  sa  griiffe  dans  un  moment  de  mauvais  humeur;  ou  bien  encore 
ce  sont  deux  vagues  marchant  côte  à  cîôte,  de  la  haute  mer  au  rivage, 
et  dont  l'une  se  gonflant  outre  mesure,  s'affaisse  sur  elle-même  et  se 
dissout  en  flots  d'écume,  tandis  que  l'autre,  d'une  allure  plus  modeste, 
achève  paisiblement  sa  carrière.  Traduisons  cette  dernière  pièce  qui 
donnera  en  même  temps  une  idée  du  talent  de  Placido  dans  l'apologue. 

«  Poussées  par  une  brise  légère  comme  deux  tendres  compagnes,  deux 
vagues  s'avançaient  dé  la  haute  mer  vers  Tembouchure  du  fleuve.  L'une 
d'elles,  impatiente,  gourmande  la  lenteur  de  son  amie  :  «  Tu  demeures  en 
arrière,  indolente  ;  tu  ne  prospéreras  jamais  si  tu  marches  avec  les  petites. 
Tu  vas  voir  comme  je  me  joindrai  tout  à  l'heure  à  des  vagues  superbes,  et 
m'élèverai  au-dessus  de  la  surface  unie  de  la  mer,  et  submergerai  les  navires, 

et  me  précipiterai  au  rivage.  »  Aussitôt  elle  se  gonfle,  eUe  s'étend Mais, 

succombant  sous  son  propre  poids,  elle  se  dissipe  en  flots  d'écume.  Telle  fut 
sa  fin.  Sa  compagne,  qui  l'avait  vue  s'élever  avec  tant  de  présomption,  pour- 
suit sa  route  silencieuse  et  tranquille,  riant  de  sa  folie.  Tantôt  un  petit 
poisson  aux  riches  couleurs  bondit  et  la  suit  en  jouant  ;  tantôt  le  doux 
sépbyr  l'effleure  de  son  pied  léger.  Ainsi  elle  s'en  va  glissant  jusqu'à  la  rivs, 
où  elle  embrasse  la  taille  d*une  jeune  fille,  et  s'élève  jusqu'à  son  visage,  et 
mouille  sa  chevelure  flottante;  puis,  sur  un  ht  de  sable  fin,  elle^expire  ben- 
reuse  et  satisfaite.  » 

C'est,  sous  un  autre  symbole ,  l'argument  des  Deux  Grenouilles  ;  et, 
en  vérité,  si  La  Fontaine  a  pour  lui  la  rapidité  du  récit  et  la  vivacité 
du  dialogue,  la  grâce  et  la  délicatesse  sont  du  côté  du  poète  cubain  ; 
surtout  si  l'on  veut  bien  ajouter  par  la  pensée  à  notre  pauvre  tradac- 
tion  le  charme  du  vers  et  ces  mille  perfections  de  détail  qn'il  est 
impossible  de  détacher  de  l'original. 

La  religion  a  inspiré  quelques  pièces  à  Placido,  mais  en  petit  dobeh 
bre,  choiq  ou  six  au  pins.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  la  Ttete»,  qu'il  ne  pio- 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  tS3 

teste  fatale  de  son  attachement  à  la  foi  de  ses  pères;  mais  cette  foi 
a'est  pas  le  fond  de  sa  vie;  il  ne  Péroque  que  dans  les  moments  cri- 
tlqaes,  qnand  le  malheur  le  frappe  et  qu'il  a  besoin  de  consolations. 
Je  ne  Toadrais  pas  même  assurer  qn'un  théologien  nn  peu  rigide  ne 
déeonTrit  ci  et  là  quelque  proposition  malsonnante ,  et  sentant  le 
déisme.  Seulement  il  pardonnerait  à  l'auteur,  en  faveur  de  sa  sim- 
plicité. Néanmoins  on  remarque  parmi  ces  pièces  nn  sonnet  à  Jésus- 
CSirist  expirant»  comparable  par  la  grandeur  des  images  et  la  sombre 
tnreor  qui  y  règne  à  ce  que  la  littérature  espagnole  possède  de  plus 
ngourenx  snr  ce  sojet  tant  de  fois  traité. 

Une  classe  de  compositions  assez  nombreuse  et  surfout  fort  mèléei 
c'est  celle  des  félicitations  et  des  éloges  dictés  an  poète  par  Tadmi- 
nfion,  la  reconnaissance,  hélas  I  et  le  besoin.  On  trouve  partout  des 
Muses  sans  pain'  et  des  Montoron.  Placido  avoue  quelque  part  des 
misérea  de  ce  genre,  et  reconnaît  qu'il  ne  fut  jamais  aossi  mal  inspiré. 
Comme  tous  les  vrais  poètes  il  avait  horreur  du  travail  imposé.  Parmi 
ses  éloges,  ceux  qui  sont  désintéressés  se  distinguent  à  première  vue. 
'H  retrouve  toute  sa  verve  dès  que  son  vers  coule  de  l'abondance  du 
eseur.  Je  voudrais  citer  en  entier  la  Siempremca  à  Martinez  de  la 
Bosa,  Utt  Flores  del  tepulcro  à  la  mémoire  d'une  dame  de  haut  rang, 
qai  n'avait  pas  dédaigné  de  tendre  la  main  au  pauvre  mulâtre  et  de 
l'appeler  son  ami;  une  ode  à  la  comtesse  Merlin,  Havanaise  aussi  dis* 
tingaée  par  ses  talents  que  par  sa  naissance ,  et  que  la  société  pari- 
sienne regrettera  toujours.  Elle  résidait  en  France  depuis  long- 
temps, lorsque  ses  affaires  la  rappelèrent  dans  son  pays  où  elle  ne  fit 
qu'un  très-court  séjour.  Au  moment  de  son  départ,  Placido  lui  disait  : 

«  Tu  vas  partir  L..  Pourquoi  sitôt  quitter  le  sol  de  la  reine  des 

mecs  américaines?  Ne  te  proclame-t-elie  pas  sa  plus  brillante  étoile  ?  Ses  lis 
et  ses  orangei-s  embaument  l'air  que  tu  respires;  ton  regard  a  Téclat  et  la 
chaleur  de  son  soleil;  tes  lèvres  le  vermillon  de  ses  œillets;  le  sourire  de 
son  beau  ciel  est  le  tien,  et  le  joyeux  son  de  ta  voix,  qui  pénètre  et  charme 
les  cœurs,  rappelle  dans  sa  douceur  harmonieuse  le  murmure  de  ses  ruis- 
seaux et  de  ses  palmiers 

«  Le  Sagua,  à  Tonde  sonore,  qui  jaillit  du  pied  du  haut  Escam- 

bray,  et  qui  étale  sur  ses  rives  autant  de  fleurs  qu*il  roule  de  paillettes  d'or 
dans  son  lit;  TAgabama  aux  flots  rapides,  le  large  et  profond  Cauto,  qui  se 
couronne  à  sa  source  de  pins  gigantesques,  auraient-ils  moins  de  charmes 
pour  ton  noble  cœur  que  le  climat  brumeux  où  coulent  la  Garonne  et  la 
Seinet...  Vas-tu  chercher  des  triomphes?  Tends  la  main  1...  le  laurier  croit 
tossi  dans  les  savanes  de  Cuba*  • 

Ti'amoor  a  son  tour  et  sa  place  dans  les  vers  de  Placido  ;  mais 


9S4  LA  POÉSIE  A  CUBA 

[dace  {diu  resfrdnte  qo'on  ne  serait  tenté  de  le  supposer  de  la  part 
d'un  poète  qoi  avait  do  sang  africun  dans  les  veines.  En  ontre,  sa 
tendresse,  on  pen  sensneDe,  nn  peu  mélancoltqae  an  besoin,  ne  con- 
naît ni  les  transports  ni  les  violences.  Est-il  trahi  T  II  s'éloigne  en  se 
plaignant  de  l'ingralitode  de  sa  maîtresse  et  en  M  reprochant  sa 
âoplidté,  mais  sans  tons  ces  éclats  de  fnrenrs,  sans  tons  ces  grinee- 
ments  sinistres  qne  l'on  a  cootome  d'atbrîbner  aax  jalousies  méridio> 
nates.  Le  choléra  vient-il  lui  ravir  sa  fiancée,  son  prebiier,  son  véri- 
table amour  T  H  la  pleure  pendant  de  longues  années,  mus  il  ne  va 
pnnt  crier  sa  donlenr  à  l'nnivers,  il  ne  Uaspbème  point  contre  le  de), 
il  n'ouvre  pas  é  plaisir  sa  blessure  posr  la  faire  sa^er  plas  abon- 
dânunent.  i  As-tn  vu  qnelqnefws,  écril-U  A  nn  de  ses  amis,  A  l'oecasioD 
de  ce  dernier  malheur,  as-tu  vu  dans  la  prairie  verdoyante  âne  tige 
dé  lis  onvrir  ses  blanches  fleurs  et  rivaliser  d'éclat  et  de  parfum  avec 
le  rosier  souriant  T  Les  amours  accourent  de  tons  cAtés,  et  au  fond  des 
calices  transparents  savourent  le  doax  nectar.  Mais  voici  qu'un  tan- 
rean  mu(pssant,  séparé  du  troupeau  et  poursuivi  par  des  chiens  affa- 
mésj  écrase  sans  pitié  de  son  pied  pesant  les  blanches  fleurs  que* 
caressa  Cupidon ,  et  la  pauvre  tige  se  relève  nue ,  pleurant  son  édat 
et  son  parfum;  tel  est  l'état  où  m'a  réduit  la  mort  en  m'enlevaot  ma 
bien-3imée  I  ■  Voilà  le  ton  de  l'élégie  chez  Placido.  Son  tempérament 
démentait-il  son  origine,  ou  bien  cette  retenue  dons  la  passion  réputée 
formidable  chez  ses  pareils,  était-elle  un  efTet  de  son  penchant  naturel 
pour  la  sobriété  et  la  mesure  en  toutes  choses  T  C'est  possible  ;  mais 
je  serais  tenté  de  croire  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  particulier  en  lui, 
c'est  qu'il  est  sincère  et  vrai,  c'est  qu'il  se  borne  à  exprimer  ce  qu'il 
sent  et  qu'il  ne  met  point  l'imagination  A  la  place  du  coeur.  Ce  fen 
qui  circule ,  dit-on ,  dans  les  veines  de  certains  peuples  m'a  toujours 
paru  nn  peu  conventionnel.  Le  type  de  l'amour  méridional  sera,  si  l'on 
vent,  l'amour  des  poètes  arabes,  plus  idolâtre  des  formes,  plus  volup- 
tueux encore  dans  sa  molle  rêverie  que  celui  de  Placido.  Mais  l'amoar 
forcené  est  rare  sons  tontes  les  latitudes.  La  ample  nature  forme  peu 
d' Vagoi. 

IV 

Le  patriotisme,  le  sentiment  moral,  la  sympathie  pour  le  mérite 
ersonnel  ont  inspiré  A  Placido  ses  pièces  les  plus  étendues  et  du  ton  le 
lus  élevé,  mais  non  les  plus  achevées  ni  les  plus  originales.  Ce  n'est 
as  qull  fût  dépourvu  des  dons  naturek  qu'exige  la  grande  poéûe 
^que.  Les  fragments  cités  plus  haut,  et  que  nous  avons  pris 
ntre  cent  antres  de  même  valeur,  attestent  suffisamment  qu'il  est 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  285 

capable  â'enfboQsiasme ,  qu'il  sait  trouver  l'image  éclatante,  l'expres- 
sion rapide  et  concise.  Ce  qui  loi  manque ,  c'est  l'art  de  se  soutenir, 
de  gonyemer  son  inspiration,  de  ménager  son  soufQe.  On  trouve  aussi 
(à  et  là  des  strophes  un  peu  vides ,  où  se  trahit  l'absence  de  cette 
forte  culture  intellectuelle  dont  les  plus  heureux  génies  ne  sauraient 
se  passer.  Si  Placido  mérite  le  nom  de  maître,  c'est  dans  l'expression 
des  sentiments  tendres  et  gracieux,  dans  les  petits  tableaux  de 
mœurs,  dans  les  courtes  fantaisies,  partout  où  une  émotion  rapide  et 
quelques  coups  de  pinceau  suffisent.  On  ne  sait  que  choisir  dans  la 
multitude  des  petits  chefs-d'œuvre  de  ce  genre  que  reqferme  son 
recueil.  Mi  barqutlla^  où  il  compare  sa  destinée  de  poëte-batelier 
fêté  partout  où  il  lui  plaît  d'aborder  avec  celle  des  marins  orgueilleux 
qui  sillonnent  l'Océan  sur  de  gros  navires ,  est  une  idylle  pleine  de 
vérité  et  de  couleur  locale.  Ses  strophes  à  Selmira^  où  il  se  rencontre 
avec  Horace ,  Béranger  et  tant  d'autres  dans  le  développement  de 
cette  pensée  : 

Vous  vieillirez^  6  ma  belle  maîtresse  l 

OflBrent  toute  la  grâce  mélancolique  que  l'on  peut  retrouver  ailleurs, 
avec  une  nuance  de  désintéressement  et  de  réserve  pudique  qui  en 
double  le  charme.  El  consejero  mentido  ou  un  mari  surprenant  sa 
fenune  attablée  avec  un  sien  voisin  sous  un  berceau  de  lierre  jette 
d'abord  les  hauts  cris,  pub  finit  par  prendre  un  verre  et  se  mettre  de 
la  partie,  est  traité  avec  une  simplicité  et  un  enjouement  du  meilleur 
goût.  Les  jeunes  filles  abondent,  de  tous  les  âges  et  sous  tous  les 
aspects.  C'est  la  vegnera^  la  jeune  fille  de  la  plaine,  brunie  par  le 
soleil,  mais  svelte,  légère ,  gracieuse ,  conmie  la  fleur  du  roseau.  Elle 
est  vêtue  de  blanc,  la  taille  serrée  par  un  ruban  rose  ;  sa  tête  est  cou- 
verte d'un  chapeau  de  paille  luisante  qu'elle  a  tissé  de  ses  mains  et 
sur  lequel  une  plume  aux  mille  couleurs  s'agite  au  souffle  de  la  brise. 
C'est  la  fiUe  de  la  ville  qui  se  promène  le  dimanche  avec  ses  com- 
pagnes sur  les  bords  du  son  Juan  et  dont  les  yeux  briUent  comme 
Tétoile  du  soir  lorsqu'eUe  se  lève  derrière  le  pic  d'el  Pan.  Arrivée  au 
bord  de  la  mer,  eUe  rejette  son  chàle  sur  ses  épaules  et  se  baisse  pour 
ramasser  des  coquiUages.  Le  poète  s'approche  avec  de  douces  paroles; 
mais  la  jeune  fille  lui  met  ses  coquillages  dans  la  main  et  s'enfuit  en 
riant,  et  disparaît,  le  laissant  dans  Tobscurité  comme  on  voit  quelr 
quefois  disparaître  derrière  un  nuage  l'étoile  d'e/  Pan.  Ailleurs,  c'est  la 
fleur  de  café  qui  sert  de  terme  de  comparaison  au  poëte  et  de  refrain 
à  son  amoureuse  chanson;  il  la  porte  avec  orgueil  sur  sa  poitrine 
depuis  que  la  beUe  brune  qui  en  a  la  grâce  et  la  modestie,  après  avoir 


SM  LA  POÉSIE  A  CUBA 

prtté  l'oreiDe  A  ses  tonnai»,  m  le  regvda  en  simpimit,  ae  tut  et  «'«a 
aOa,  ■  on  bien  eaeore  c'est  noe  adidescenUi  qne  le  poète  a  ywe  n 
bord  dn  Tayaba,  aux  preniétes  toenn  à»  l'inrore ,  par  me  Iniche 
matinée  d'avriL  Elle  jonait  dans  la  prairie,  tantM  les  cheveux  aa  vent, 
bntM  conronnée  de  jasmin,  et  l'oisean  moqaenr  la  satnaît  de  m 
baixl.  Prés  de  la  cascade  sonore  elle  s'arrête,  et  les  gooltes  qui  Rjait 
lissent  sur  son  visage  j  brillent  comme  la  rosée  sor  la  Sear  da  gn- 
Badier.  Elle  regarde  tranqmUement  les  feailles  flétries  qne  le  tormri 
emporte  dans  son  cours,  sans  songer  qa'n  joor  sa  giiee  et  sa  &■!- 
dienr  seront  emportées  de  mène  par  les  sombres  flots  dn  tranps.  ED* 
s'assied  ssr  l'herbe,  ;aeeorde  sa  guitare  et  dunte  des  chansoBi 
nnonrenses,  comme  si  cet  ai^^  do  eiel  savait  ce  que  c'est  qne  l'a- 
moor.  Sa  dtanson  finie,  elle  se  lève  et  s'cs  va,  sons  slaquiéter  aabe- 
ment  d'un  cœnr  qui  l'a  vue  xatt  fois  et  ne  l'oubliera  jamais.  Je  w» 
essajer  de  tradnire  nne  de  ces  pièces ,  an  risque  de  la  gâter  —  et  de 
me  faire  accuser  d'exagération  par  ceax  qni  ne  sauraient  pas  anei 
combien  la  gr&ce  et  la  simplicité  sont  choses  difficiles  à  reproduire  : 

■  Par  unematînée  d'avril,  avant  que  l'aurore  sereine  oroftt  le  ciel  denaa«. 
et  les  vergers  de  perles, 

Je  me  promeoBis,  le  cceur  joyeux,  sor  la  rive  du  San  Juan.  Dans  un  jardin 
bordé  de  plantes  cboisies, 

Une  corbeille  d'oser  d'une  main,  et  des  ciseaux  Inisanls  de  fatitre,  ose 
belle  fille  coopail  des  fleurs  de  Propolis. 

Je  me  cachai  dans  nne  haie  de  jssmins  et  de  chèvrefoiilles  qui  tuitw- 
seot  UD  Ailonts  et  forment  uoe  volUe  épaisse. 

Son  front  brillait  comme  l'étoile  des  amoureiu,  sou  œil  était  vif  et  tendn, 
ses  tresses  noires  et  abondantes. 

Elle  portait  nn  mantelet  szur  brodé  de  soie  blanche,  chaîne  et  bracelets 
d'or,  peudaalg  de  pierres  fines. 

Se  parlant  à  elle-même,  et  ne  se  doutant  pas  qu'on  renteudait,  elle  pHt 
enire  ses  mains  la  flenr  la  plus  jorease,  et  dit  ntivemeot  : 

■  Detio  a  raison;  tu  es  la  reine  des  jardinsi  Ah  t  si  j'étais  eu  effet tnssi 
)>elle  que  la  fleur  do  lYopolist  * 

Au  doni  WD  de  sa  voix,  je  reconnus  Lsabie  avae  qui  J«  dansai  miDs  fos 
Bx  fêles  de  Pvebl»  Ifueto, 

Et  i  qui,  sous  le  nom  de  Delio,  je  Ss  des  senneats  d'amour.  ■  Qoeil  c'est 
i  que  demeure  ma  Lesbiel  et  elle  se  souvient  de  DelioU..  > 

Puis  elle  choisit  quelques  fleurs,  s'assit  sur  le  gazon,  et,  formant  uae 
elle  guirlande,  elle  s'en  couronna, 

El  courut  se  pencher  sur  le  bord  d'un  vivier  transparent.  EUe  vil  son 
nage  dans  le  cristal  limpide,  et  s'écria  foute  joyeuse  : 

«  Ahl  Delio  sera  sur  le  pont,  et  en  me  voyant  passer,  il  pourra  dire  qae 
I  rais  jolie  oonime  la  fleur  du  Propolis.  ■ 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  297 

Sun  ces  eompositions  de  coorte  haleine,  Placido  D*est  pas  toajoni^ 
tendre  etbDColiqne.  Il  rit  aussi  et  badine,  et  même  mord  quelquefois, 
n  rît,  et  d'abord  de  Ini-même,  de  sa  misère,  de  ses  infortunes.  Non 
pas  qnll  se  roule  dans  son  manteau  troué,  narguant  insolemment  les 
hommes  et  le  sort,  enûé  de  Torgueil  du  cynique,  ou  dévoré  de  Tenvie 
haineuse  du  pauyre  révolté  contre  la  Providence.  Il  n'y  met  pas  tant 
d'appareil  m  d'intention*  H  use  du  rire  simplement,  honnôteraenf  et 
eomme  d'un  palliatif  mis  par  la  bonne  nature  à  la  portée  du  malheu- 
reux. Voulez- vous  connaître  sa  demeure?  Quand  vous  verres  une 
porte  qui  n'est  jamais  fermée  et  pour  cause,  regardez  à  l'intérieur  : 
mus  verrez  d^abord  un  lit  et  deux  chaises  qui  datent  du  temps  de 
àêa  Urrata;  une  table  dont  les  pattes  tremblent  de  vieillesse  ;  sur  une 
eorde  ses  vêtements  de  réserve  pour  les  corpus  et  les  pàques,  deux 
diemiaes.*.  0  amis,  gardez-vous  d'y  toucher!  Ce  sont  des  chemises  de 
poêle,  percées  de  plus  de  trous  qu'il  n'y  a  de  fenêtres  àl'Escurial.  De 
pti^akms,  nulles  nouvelles,  l'un  étant  en  faction  pendant  que  Tantre 
est  à  la  lessive.  Le  reste  à  l'avenant  Si  du  moins  il  pouvait  vivre  en 
ptÔL  dans  son  taudis  I  Mais  divers  fantômes  le  visitent ,  les  uns  pour 
loi  demander  des  sonnets  gratis ,  les  autres ,  hélas  1  plus  terribles, 
pour  lui  demander  de  l'argent.  Certes ,  il  est  plus  heureux  en  prison, 
et  sa  femme  est  folle  de  se  désoler  comme  eUe  fait  Im'squ'on  vient 
l'arrêter.  Elle  n'entend  pas  ses  intérêts.  A  l'abri  des  importuns ,  des 
usuriers  et  des  sots ,  gardé  par  un  piquet  d'honneur,  il  s'endort  tran* 
quille ,  assuré  de  son  déjeuner  du  lendemain.  Ajoutez  une  société 
charmante ,  des  conversations  sans  façon  et  surtout  instructives ,  où 
l'on  apprend  à  enlever  lestement  une  montre  et  sa  chaîne ,  à  vivre 
aix dépens  du  public,  i  déterminer  avec  précision  comment  le  poi- 
gnard entrant  parTépauIe  arrive  droit  au  cœur. 

Sa  verve  n'a  pas  plus  de  fiel  quand  il  s'en  prend  au  prochain.  Le 
trait  est  vif  et  le  ton  sérieux  quelquefois  ;  mais  il  n'y  a  jamais  au  fond 
ni  amertume  ni  colère.  Je  traduirais  volontiers  ici  ses  strophes  contre 
les  grands ,  qai  mettent  leur  honneur  de  chevalier  à  mépriser  et  à 
fealer  le  peuple  ;  contre  les  femmes,  qui  chargent  une  fois  pour  toutes 
le  dimat  de  leurs  péchés  et  s'abandonnent  ensuite  en  sûreté  de  con- 
seienoe  ;  contre  les  orateurs  des  fêtes  et  solennités  politiques,  qui  sont 
de  force  à  féliciter  les  brebis  d'avoir  monseigneur  le  lion  pour  pro- 
tectetr  et  pour  père.  Mais  je  craindrais  de  trop  citer.  Je  vais  me  bor^ 
neran  petit  apologue,  intitulé  k» Oiseaux  où,  sous  une  forme  générale, 
lé  poète  a  consigné  évidemment  un  souvenir  tout  personnel. 

«Orphelin  dès  le  nid,  sans  plumes  et  dans  l'enfance,  un  pauvre  poussin 
piaulait  tristement» 


288  LA  POÉSIE  A  CUBA 

«De  gros  oiseanx  de  toate  espèce,  et  de  stupides  quadrupèdes  passent, les 
uns  à  travers  les  branches,  les  autres  au  pied  de  la  tige. 

«Chacun,  en  Tentendant,  Tinsulte  dans  son  malheur  et  lui  lance  le  sobri- 
quet qui,  dans  sa  pensée,  peut  Tavilir  davantage. 

a  Mais,  lorsquUl  put  voler,  et  qu'ils  virent  qu*il  était  aigle,  humiliés  alors, 
tous  le  saluaient  avec  respect.  » 

On  comprend  que  le  pauvre  poussin  n'est  autre  que  le  poète  Im- 
même, que  sa  couleur  et  son  abandon  exposaient  aux  railleries  insul- 
tantes de  la  foule  avant  que  son  talent  ne  se  fût  révélé.  - 

A  l'exemple  de  notre  André  Chénier,  Placido  voulut  faire  avant 
de  mourir  ses  adieux  à  la  poésie.  Les  pièces  qui  terminent  son  recueil 
sont  datées  de  Saint-Isabelle-de-l' Hôpital ,  où  il  resta  trois  jours  en 
chapelle.  Écrites  d'un  style  ferme  et  qui  ne  trahit  aucun  désordre 
d'idées,  ces  pièces  offrent  un  dernier  et  éclatant  témoignage  de  l'hon- 
nêteté des  sentiments  qui  animèrent  l'auteur  pendant  sa  vie. .  o  fin 
face  de  la  tombe  et  de  Dieu,  on  ne  ment  pas.  »  Placido  y  exprime  avec 
éloquence  sa  foi  aux  grandes  vérités  de  la  religion;  il  proteste  en 
outre  de  son  innocence  et  redoute  bien  plus  que  la  mort  la  tache  dont 
on  va  souiller  son  nom.  Une  lettre  qu'il  écrivit  à  sa  femme ,  à  la  d»- 
nière  heure,  reproduit  le  même  fonds  d'idées ,  et  se  termine  par  cette 
phrase  vraiment  navrante  dans  sa  simplicité  :  a  Je  ne  vous  dirai  pas: 
mes  adieux  à  mes  amis;  je  sais  que  je  n'en  laisse  point.  » 


Depuis  la  mort  de  Placido,  la  poésie  languit  aux  Antilles.  Le  poête- 
charpentier  n'est  pas  encore  remplacé.  Ce  n'est  pas  que  bon  nombre 
de  volumes  de  vers  n'aient  été  publiés  depuis  cette  époque ,  soit  à  la 
Havane  même,  soit  à  l'étranger,  par  des  poètes  cubains.  Mais  dans 
toutes  ces  compositions ,  que  nous  avons  parcourues  avec  une  con- 
science digne  d'un  meilleur  succès,  nous  avons  trouvé  beaucoup  plus 
d'ambition  et  d'ardeur  juvénile  que  de  véritable  inspiration.  Celui-ci 
aspire  tout  ouvertement ,  dès  l'âge  de  vingt  ans ,  à  partager  avec  les 
Byron,  les  Goethe,  les  Lamartine,  la  gloire  dlnterpréter  le  dix-neu- 
vième siècle.  Seulement  comme  ces  grands  maîtres ,  malheureuse- 
ment venus  avant  lui ,  ont  largement  moissonné  le  domaine  du  sen- 
timent ,  et  qu'il  n^est  pas  homme  à  se  contenter  de  l'humble  rôle  de 
glaneur,  il  se  lance  à  corps  perdu  dans  les  champs  encore  intacts  de 
Vidée ,  où  il  compte  bien  réaliser  une  fois  pour  toutes  le  mariage  de 
la  science  et  de  la  poésie.  On  n'a  parlé  jusqu'ici  qu'en  plate  prose  des 
conquêtes  scientifiques  et  industrielles  de  notre  âge.  N'est-il  pas  temps 
d'appUquer  &  toutes  ces  grandes  choses  le  langage  des  dieux,  à  la 


ET  LE  POÈTE  PLACIDO.  289 

place  des  singnlières  théories  que  de  mauvais  plaisants  s'amusent  A  in- 
yenter  chez  nous,  et  qui  vont  égarer  au  delà  des  mers  la  naïve  jeunesse 
qniles  prend  au  sérieux  sur  la  foi  de  leur  origine?  Cet  autre  plus 
modeste,  mais  non  pas  plus  heureux  dans  ses  projets ,  ayant  pris  de 
bonne  heure  la  résolution  de  chercher  dans  le  pays  môme  les  élé- 
ments d'une  poésie  originale,  commence  par  recueillir  pieusement 
les  rares  débris  de  la  langue  aztèque  et  en  émaille  son  style.  Puis  il 
feuillette  non  moins  consciencieusement  ses  Incas  et  son  René  et  nous 
présente  enfin,  sous  je  ne  sais  quel  nom  sauvage,  un  fort  bel  amou- 
reux tout  coufit  en  sentiments  délicats  et  en  rêveries  romanesques. 
Tel  antre  encore  y  va  plus  simplement;  il  se  contente  de  mettre 
Lamartine  en  espagnol ,  tout  en  jurant  ses  n^ands  dieux  qu'il  n'imite 
personne  et  qu'il  écrit  sous  la  dictée  de  son  cœur. 

En  attendant,  la  succession  de  Placido  demeure  toujours  ouverte  ; 
on  dédaigne  l'héritage  du  mulâtre,  et  personne  ne  se  présente  pour 
continuer  son  œuvre.  On  ne  parait  pas  se  douter  que  là  est ,  pour  la 
poésie  hispano-américaine,  la  vie  et  l'avenir.  Les  jeunes  poètes  se  fa- 
tiguent inutilement  pour  découvrir  ici  ou  là  quelque  source  nouvelle  et 
ignorée ,  au  lieu  de  se  placer  tout  simplement  au  milieu  de  ce  large 
courant  national ,  au  plein  centre  de  ce  flot  de  poésie  indigène  qui 
les  porterait  sans  efifort  vers  l'originalité.  Encore  une  fois,  nous  ne 
donnons  point  Placido  pour  un  de  ces  heureux  génies  que  la  nature 
et, les  circonstances  élèvent  de  concert  à  la  perfection,  et  dont  l'in- 
flnence  se  fait  sentir  pendant  des  siècles.  Nous  savons  trop  combien 
il  lui  manque  de  parties  essentielles  pour  être  rangé  parmi  les  véri- 
tables maîtres.  Mais  nous  disons  que,  par  rapport  à  son  pays,  il  a 
montré  et  aplani  la  voie  par  où  ces  maîtres  viendront,  qu'il  en  a  mar- 
qué la  première  étape ,  et  que  c'est  snr  ses  traces  que  la  Muse  ren- 
contrera ses  plus  beaux  triomphes.  C'est  le  titre  qui  le  recommande 
en  ce  moment  à  l'attention  de  la  (Critique ,  et  qui  lui  vaudra  un  jour 
nne  place  honorable  dans  l'histoire  littéraire  de  ces  contrées. 


Tome  I.  —  38*  LitrattoD.  1 0 


DEUX  SOUVENIRS 


PAR  MADEMOISELLE  ERNESTINE  DEOUET. 


À  MONSEIGNEUR  DCPANLOUP. 


«  GMre  à  Dioi  diH  k  CUI,  «  pabwr  UrtMft 


-^SmiTenir  I  mot  charmant  tout  ren^li  d&  myetèrel 
Image  qui  pour  nous  flotte  entre  ciel  et  terre 
Gomme  un  lointain  reflet  de  tout  ce  (jui  n'est  plus!... 
Pour  lire  enoor  des  noms  cent  fois  lus  et  relus, 
Fais  goûter  à  mon  cœur  ta  tristesse  et  tes  charmes, 
0  Tol  de  la  pensée,  âpre  bonheur  des  larmes  ! 
Car  tout  fige  est  fécond  en  douloureux  plaisirs.  •• 
Et  Ton  peut  à  vingt  ans  avoir  des  souvenirs! 

Biais,  de  ces  souvenirs  que  Ton  aime  à  tout  âge, 
Tous,  nous  en  savons  un  dont  la  paix  est  le  gage. 
Celui  des  jours  passés  à  l'omlNra  de  Taptel 
A  lire,  tout  enfant,  dans  le  litre  immortel; 
A  croître  devant  tous  en  sagesse,  en  science; 
Et,  le  coeur  plein  de  calme  et  plein  de  confiance, 
A  recueillir  ainsi,  jour  à  jour,  pas  à  pas. 
Un  bonheur  qu'on  sentait  et  ne  discutait  pas. 

Que  ne  puis-je  revivre  au  temps  que  je  rappelle. 
Alors  que  de  Beaujon  la  modeste  chapelle 
Nous  voyait  réunir,  enfants,  tous  les  jeudis. 
Pour  nous  citer  les  mots  que  le  Sauveur  a  dits, 
Pour  nous  communiquer  la  céleste  parole. 
Autour  du  front  sanglant  nous  montrer  l'auréole, 


DEUX  SOUVENIRS.  291 

Et  devant  ce  beaU'  front,  dont  j'aime  la  pftleur> 
Nous  apprendre  les  mots  d'amour  et  de  douleur! 

Parmi  les  prêtres  saints  qui  parlaiept  dans  le  temple, 

n  en  est  un  surtout  que  de  loin  je  contemple  : 

Il  avait,  jeune  encor,  une  âme  de  vieillard  ! 

n  disait  de  ces  mots...  qu'on  ne  sait  que  plus  tard, 

Et  qu'on  trouve  en  son  coeur  sans  que. rien  les  apprête; 

Sa  présence  à  l'autel  annonçait  une  fête, 

Car  il  nous  montrait  Dieu  sous  les  traits  d'un  ami 

Qu'on  n'aime  point  assez  en  l'aimant  à  demi, 

Puisqu'il  est  à  la  fois,  dans  sa  bonté  profonde. 

Le  principe,  la  fin — et  la  rançon  du  monde  ! 

La  foule  se  pressait  alors  autour  de  nous  ; 

Et  tous,  debout,  assis,  appuyés,  à  genoux. 

Aux  tribunes,  aux  bancs,  dans  les  coins,  près  des  portas, 

Personnes  de  tout  âge  et  gens  de  toutes  sortes, 

Envahissant  l'église,  accouraient,  triomphants. 

Pour  l'écouter  aussi  parler  à  des  enfants  ; 

Pour  lire  dans  ses  yeux  son  immense  tendresse, 

— Mélange  d'espérance  et  de  sainte  tristesse!  — 

Quand,  au  pied  de  la  croix,  nous  couvant  du  regard, 

n  semblait  nous  placer  sous  ce  noble  étendard  ; 

Et  que,  nous  contemplant,  âmes  à  peine  écloses, 

— Lui  qui  savait  la  vie  et  craignait  tant  de  choses!  — 

On  l'entendait  tout  bas,  tout  bas,  dire  au  Sauveur  : 

<c  Oh  !  combien  de  ta  manne  oublieront  la  saveur  ! 

«  A  ton  soufQe  divin  fleurs  tendrement  bercées, 

(c  Par  le  vent  de  l'orage  en  tout  sens  dispersées , 

a  Elles  échapperont,  quelque  jour,  à  nos  soins. 

«  Toi  qui  vois  tout,  mon  Dieu  !  pourvois  à  leurs  besoins; 

<i  Que  jamais!...  r> — Et  ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes; 

Et  sans  comprendre  encor  s^s  secrètes  alarmes. 

Cherchant  cette  pensée  arrêtée  en  chemin, 

Et  tenant  l'Évangile  annoté  de  sa  main. 

Une  enfant  était  là,  muette,  mais  pensive, 

Qui,  devinant  sa  foi,  —  sa  foi  profonde  et  vive! — 

Pleurait  en  lui  voyant  de&  larmes  dsMUs  les  yeux, 


292  DEUX  SOUVENIRS. 

Mais  pleurait  sans  douleur, — comme  l'on  pleure  aux  deux!— 
Sans  admirer  encor  sa  parole  inspirée, 
Elle  en  sentait  l'empire  ;  et  son  âme,  attirée, 
Montait,  montait  toujours...  et  par  lui  grandissait, 
Car  elle  priait  mieux  quand  il  la  bénissait. 

Pour  elle  dans  les  cieux  il  fut  écrit,  sans  doute, 
Que  cette  jeune  enfant  au  milieu  de  sa  route 
Devait  revoir  ce  prêtre  en  un  grand  jour  d'émoi  : 
Ce  prêtre,  c'était  vous;  cette  enfant,  c  était  moi. 


Au  palais  Mazarin  la  foule  était  nombreuse. 
Malgré  tout,  cependant,  je  me  sentais  heureuse  : 
C'était  un  premier  pas  et  mon  cœur  battait  fort; 
Pour  cacher  mon  bonheur  ne  faisant  nul  effort,    ^ 
J'attendais  en  rêvant, — en  espérant  peut-être!  — 
Puis,  au  loin,  je  voyais  un  nuage  apparaître. 
(On  désire  le  jour,  on  aime  l'incertain... 
Et  pourtant  de  la  vie  on  a  peur  par  instinct  !) 
Mais  je  vous  aperçus  en  relevant  la  tête  : 
Votre  présence  encor  annonçait  une  fête  ; 
Et  depuis  quatorze  ans,  pour  la  première  fois. 
Je  vous  retrouvais  là,  comme  aux  jours  d'autrefois. 
Le  sourire  indulgent  et  1  ame  chaleureuse  ; 
Vous  cherchiez  du  regard  à  distinguer  l'heureuse, 
Car  vous  ne  saviez  plus,  ou  vous  ne  saviez  pas, 
Avoir  au  droit  chemin  guidé  mes  premiers  pas, 
Vous,  évêque  aujourd'hui,  juge  à  l'Académie, 
Accueillant  tous  mes  vers  d'une  parole  amie, 
Au  passé  doucement  attachant  l'avenir, 
M'applaudissant  des  mains  qui  m'avaient  su  bénir! 

Et  je  pensai  tout  bas  en  mon  âme  ravie  : 
D  devait  présider  aux  grands  jours  de  ma  vie  ! 
Si  j'avais  pu  vous  dire  alors  :  0  monseigneur, 
Ma  Sceur  de  Charité  révèle  votre  cœur  : 
Cette  foi,  ce  pardon,  cette  mansuétude. 
De  VdjX  de  soulager  cette  incessante  étude, 


DEUX  SOUVENIRS.  29S 

Cest  VOUS,  c'est  votre  Toix!...  ce  sont  vos  pleurs  aussi, 
Que  j*ai  su  retracer  et  qu'on  couronne  ici  ! 

• 
Vous!...  —  Un  soupir  alors  souleyait  ma  poitrine  : 
Un  soupir!...  De  quoi  donc  pou^ais-je  être  chagrine? 
Mon  cœur  avait  parlé,  tous  Tavaient  entendu  ! 
Ah!...  deux  maîtres,  hélas!  avaient  formé  mon  âme  : 
L*un  que  je  retrouvais  plein  de  vie  et  de  flamme, 
Mais  l'autre  que  j'avais  perdu  ! 

Je  vis  en  ce  moment  une  fenêtre  ouverte... 
Je  vis  ce  maître  assis  dans  cette  chambre  verte 
Où  j'avais  si  souvent  écouté  ses  leçons, 
De  son  pain  émietté  nourrissant  des  pinsons  ; 
Puis,  d'un  autre  côté,  j'aperçus  la  chapelle; 
Je  la  revis  plus  calme  et  la  trouvai  plus  belle  ; 
A  l'autel  adossé  je  vis  votre  fauteuil  ; 
Et  je  souris  alors  de  mon  naïf  orgueil, 
Me  retrouvant  soudain,  par  la  pensée  agile. 
Première  au  second  banc,  côté  de  r Évangile  l 
0  mirage,  mirage  !  —  Et  revoir  tout  cela 
Dans  ce  jour  de  succès,  quand  le  public  est  là  ; 
Quand  un  autre  horizon  à  mes  yeux  se  déroule  ; 
Lorsque,  dans  un  instant,  j'appartiens  à  la  foule!.. 
Je  pensais,  j'écoutais,  sans  cesser  d'admirer... 
Et  je  ne  sais  pourquoi  je  me  pris  à  pleurer. 


Depuis,  j'allai  vers  vous,  et  je  vous  dis  :  Mon  père, 
Vous  avez  une  part  dans  ce  début  prospère  ; 
Oui,  si  quelques- épis  germent  sur  ce  terrain. 
C'est  vous  qui  dans  mon^cœur  semâtes  le  bon  grain  : 
—  Un  autre  a  fait  lever  la  sem^tice  fragile  !  — 
Votre  livre  jadis  m'expliqua  l'Évangile; 
Votre  parole  aussi,  qui  savait  l'animer. 
M'apprit  à  le  comprendre  et  m'apprit  à  l'aimer. 
Car  c'est,  nous  disiez-vous  en  notre  humble  chapelle, 
Ou  le  bras  qui  retient. ••  ou  la  voix  qui  rappelle! 


W  &EUX  SOUVEXIRS. 

Mais  rÉtangile  et  yoqs,  mon  père,  en  Térité, 
Ne  m*aYez  pas  tout  ^seuls  appris  la  charité  : 

Un  Tieillard  souriant  sons  sa  l)lanche  eouronne, 
Un  ami  sage  et  doux  que  Téclat  environne, 
Un  maître  que  j'aimais  et  qui  m'aimait  aussi 
A  complété  totre  o^tre  —  et  je  lui  dis  :  Merci  ! 
Merci  !  car  sa  tendresse  a  bercé  ma  souffrance  : 
Le  vieillard  à  l'enfant  a  précbé  l'espérance  I 
Le  maître  à  son  élève  a  redit  chaque  jour  : 
Les  talents  font  la  gloire,  et  les  vertus  l'amour. 

C'était  un  esprit  fin,  mais  un  beau  caractère  : 
En  semant  des  bien&its  il  a  pas$é  sur  terre, 
Lisant  et  pratiquant  TÉvangile  en  chemin, 
Allant  vers  le  coupable  et  lui  tendant  la  main. 
En  vain  de  le  louer  il  me  ferait  défense  : 
A  l'aumône  il  ôtait  ce  qui  fait  qu'elle  offimee  ; 
D'un  sourire  ou  d'un  mot  il  savait  l'embellir; 
L'homme  à  l'homme  chez  lui  donnait  sans  avilir, 
n  riait  bien  souvent  —  mais  pour  sécher  des  larmes  I 
Contre  l'infortuné  son  coeur  était  sans  armes  : 
Pour  ce  cœur  vraiment  bon  et  toujours  généreux, 
Tous  étaient  innocents  s'ils  étaient  malheureux  I 

Puisqu'aimer  fut  sa  loi  jusqu'à  sa  dernière  heure, 
Il  est  juste  qu'on  l'aime  et  juste  qu'on  le  pleure, 
Qu'on  lui  paye  en  respect  les  maux  qu'il  consola  : 
La  charité  pour  lui  fut  un  apostolat  ! 

Non,  je  n'ai  rien  connu  d'aussi  bon  que  cet  homme! 
Devant  vous.  Monseigneur,  il  feut  que  je  le  nomme, 
Dût  ma  -sincérité  n'être  pas  sans  danger  : 
Ce  vieillard,  cet  ami,  ce  mattre  est  Béranger  ! 

Alors  vous  m'avez  dît,  vous,  équitable  prêtre  : 
a  Sans  penser  comme  lui  sur  bien  des  points  peut-être, 
«  J'aurais  aimé  sen  âme;  oh!  oui,  j'ai  regretté, 
«  Quand  je  vous  écoutais  louer  sa  charité, 


DEirX  SOUVBI^ïBS. 

«  De  TLOYQir  pasconmi  cette  âme  -sur  la  tene  I 
«  Des  jugemeais  du  ciel  req)ecl&iit  le  my^ve, 
«  Prioi^  Dieu,  mon  enfant,  de  la  Youloir  bénir, 
«  Puisqu'elle  a  %a  laisser  un  pareil  souvenirl  « 


Et  ma  voix  se  tairait  quand  mon  cœur  parle  encore? 
Et  deyant  les  écueHs  qui  bordent  son  chemin, 
Parce  que  l'un  l'outrage  et  que  l'autre  l'honore. 
Pour  Tanter  ce  prélat  j'attendrais  à  demain? 

Non,  non;  mais  je  suis  femme  et  ne  dois  pas  combattre ;^ 
Dans  les  graves  discords  je  ne  le  suivrai  point  ; 
J'ose  peu  décider  et  ne  yeux  rien  débattre  : 
Dans  son  zèle  d*apotre  est^il  allé  trop  loin?... 

—  c(  Qu'importe,  chère  enfant?  i>  me  répond  le  vieux  maître  r 
«  D'autres  le  jugeront,  tu  dois  le  révérer  ! 

<K  Tu  crois  qu'il  est  sincère  !  —  et  c'est  bien  le  connaître» 
(c  Et  c'est  assez  encor  pour  oser  l'admirer. 

«(  (Non  qu'aveugle,  après  tout,  dans  sa  reconnaissance, 
«c  On  doive  peu  du  vrai  se  montrer  soucieux  ; 
«  Non  que  pour  respecter  il  faille  qu'on  encense 
«  Et  qu'on  mente  à  la  terre  en  regardant  les  cieux  !  ) 

a  Ne  sais-tu  pas  son  cœur,  ne  sais-tu  pas  son  ftme, 

<c  N'as-tu  pas  vu  ses  yeux  pleurer  sur  tes  douleurs, 

<K  Et  sa  main  te  bénir?...  Tu  ne  peux  rien,  ô  femme! 

(c  Tu  ne  peux  rien,  dis-tu?...  Mais  rends-lui  donc  ses  pleurs!  )» 

—  Et  les  vôtres,  à  vous,  ne  faut-il  vous  les  rendre, 
Maître?  Verrai-je  en  paix  insulter  votre  nom. 

Sur  votre  loyauté  feindre  de  se  méprendre?... 
Votre  voix  dirait  :  Oui,  que  mon  cœur  dirait  :  Non  ! 

La  crainte  et  le  devoir  seraient  mis  en  balance? 
Me  taire,  ô  doux  mentor,  n'est-ce  pas  vous  trahir? 


DEUX  SOUVENIRS. 
C'est  votre  rôle,  à  tous,  de  me  dire  :  Silence; 
Mais  c'est  le  mien,  à  moi,  de  tous  désobéir! 

0  justes  que  mon  cœur  aime  sans  les  confondre, 
RsÂsurez-Tous  tous  deux,  maîtres  en  qui  j'ai  ft»  : 
Aux  attaques  du  jour  je  ne  Teux  pas  répondre, 
Je  dis  que  je  tous  aii)ie,  —  et  je  le  dis  pour  moi. 

Je  fus  pauvre;  je  crois  :  c'est  là  tout  le  mystère; 
'  Alors,  maîtres  divers  arec  sincérité. 
Je  TOUS  ai  peiuts  tous  deux  rapprochés  sur  la  terre. 
Dans  l'amour  de  l'humanité. 


L'ANNÉE  LITTÉRAIRE 


CHAPITRE  XXXII. 

Î5   MAI   iS60. 
I 

H.  Henri  Martin  vient  de  terminer  la  quatrième  édition  de  son 
Histoire  de  France.  Les  seizième  et  dix-septième  Yolumes  ont  paru 
en  même  temps.  Le  seizième  nous  mène  jusqu'à  la  conyocation  des 
états  généraux  de  1789,  le  dix-septième  renferme  une  table  analy- 
tique des  matières,  complément  indispensable  d'un  ouvrage  aussi 
important. 

Une  tendance  nouvelle,  à  laquelle  M.  Henri  Martin  prête  un  grand 
éclat,  se  manifeste  depuis  quelque  temps  dans  les  travaux  histori- , 
ques.  Nous  remontons  volontiers  au  delà  de  la  conquête  romaine  et 
de  la  conquête  franke,  pour  rattacher  nos  origines  à  leur  berceau  vé- 
ritable :  nous  redevenons  Gaulois.  Ce  mouvement  n'est  point  un 
caprice  ;  il  y  a  dans  la  civilisation  des  Gaules  un  idéal  supérieur  à 
celui  de  la  civilisation  romaine  et  de  la  civilisation  germanique.  Le 
druidisme  avait  sur  Dieu  des  notions  métaphysiques  inconnues  à  la 
plupart  des  religions  contemporaines.  Le  Gaulois  croyait  à  Timmor- 
talité  de  Tâme;  la  mort  n'était  pour  lui  qu'une  renaissance  :  en  quit- 
tant la  terre,  il  passait  dans  une  nouvelle  phase  de  l'existence,  il  s'in- 
carnait dans  un  autre  corps  et  montait  dans  une  planète  supérieure. 
L'idée  pythagoricienne,  répandue  plus  tard  en  Grèce,  existait  déjà 
dans  la  Gaule  primitive.  Prêtresse  du  culte,  libfe  de  disposer  de  sa 
personne,  la  femme  gauloise  jouissait  d*une  importance  sociale  qu'on 
lui  refusait  partout.  C'est  donc  un  noble  instinct  qui  nous  pousse  à 
revendiquer  notre  origine,  et  à  nous  serrer  autour  de  ce  vieux  tronc 
du  chêne  gaulois  que  ne  purent  déraciner  entièrement  ni  Rome,  ni 
la  Germanie,  ni  l'Église;  arbre  vivace  qui  pousse  encore  des  jets 


298  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

■ 

Tigoureux  dans  les  romans  de  cheyalerie  et  dans  la  cheTalerie  elle- 
même. 

Comment  l'élément  celtique,  supérieur  à  l'élément  latin  et  à  l'élé- 
ment frank,'ful»fl  cependant  vaincu  par  eux? 'M. 'Henri  Martin  nous 
montre  très-bien  les  causes  de  cette  défaite.  La  civilisation  celtique 
repose  9ur  l'exaltation  de  l'individu.  Tant  que  le  sentiment  de  la  soli- 
darité existe  chez  les  nations  celtiques,  elles  se  maintiennent  et  gran- 
dissent. Ce  sentiment  détruit,  il  ne  reste  plus  que  des  personnalités 
.isolées  et  jalouses  les  unes  des  autres.  La  notion  d'une  grande  patrie 
disparait,  de  petites  oligarchies  se  fondent,  la  richesse  s'accumule  en 
quelques  mains.  Méprisé,  haï  par  les  pauvres,  par  les  esclaves^  par 
les  malheureux  qui  forment  la  masse  de  la  société,  le  druidisme  dent 
céder  la  place  au  christianisme,  qui  se  présente  comme  le  défenseur 
des  opprimés.  Au  lieu  d'un  peuple,  la  conquête  ne  trouve  devant 
elle  que  des  individus,  et  elle  en  vient  à  bout  facilement. 

Les  obstacles  infinis  qu'a  rencontrés  la  formation  de  l'unité  fran- 
çaise montrent  jusqu'à  quelle  profondeur  ces  habitudes  de  lutte  indi- 
viduelle et  de  fractionnement  avaient  pénétré  dans  l'esprit  de  nos 
pères  ;  la  centralisation  les  couvre  et  les  dissimule ,  mais  ne  les  sup- 
prime pas.  Nous  comprenons  assez  mal  l'association,  et  nous  avons 
tous  une  certaine  peine  à  nous  ranger  aux  lois  de  la  discipline  et  de 
la  solidarité.  Les  différentes  races,  qui  pendant  si  longtemps  se  sont 
fait  une  guerre  acharnée  sur  notre  sol,  n'étaient  point  faites  pour 
mitiger  le  naturel  gaulois.  La  fusion  entre  les  barbares  ne  s'est 
acconiplie  qu'au  bout  de  plusieurs  siècles,  et  une  des  parties  les  plus 
intéressantes  de  l'histoire  de  M.  Henri  Martin  est  celle  où  il  nous 
montre  comment  s'acheva  peu  à  peu  ce  travail  immense. 

Les  barbares  en  détruisant  l'empire  romain  ont-ils  pleinement 
conscience  de  leur  mission,  ou  cherchent-ils  seulement  à  se  créer  une 
place  au  sein  àe  cet  empire,  à  prendre  leur  part  de  ses  richesses,  de 
son  luxe,  de  sa  civilisation?  Je  serais  tenté  de  partager  cette  dernière 
opinion  en  voyant  avec  quel  empressement  les  chefs  franks  acceptent 
les  dignités  et  les  litres  romains,  avec  quelle  ardeur  ils  usent  à  leur 
profit  des  moyens  de  gouvernement  de  Rome,  surtout  de  sa  fiscalité. 
Sans  le  secours  des  barbares,  Rome  ne  serait  peut-être  point  parve- 
nue à  comprimer  l'insurrection  des  Bagaudes.  Xa  longue  et  san- 
glante rivalité  entre  Frédégonde  et  Brunehaut,  la  lutte  entre  la  Neusr 
trie  et  l'Austrasie  ne  sont  en  définitive  qu'un  duel  entre  deux 
principes  :  l'esprit  romain  qui  commence  à  se  faire  jour  chez  les 


CHAPITRE  XXTIL  299 

barbares,  et  Tesprit  germanique  qui  ne  veut  pas  encore  abdiquer. 
Cette  fois,  par  une  vue  providentielle,  le  passé  semble  l'emporter  sur 
rafvenir,'le  vieil  esprit  m-tofieux  retrempe  les  Frariks  et  leur  com^ 
•monique  I^énergie  nécessaire  *poQr  opposer  une  digue  au  flot  toujours 
grondant  de  rinvasion  saxonne,  cft  'pour  sauver  le  monde  du  sabre 
de 'l'islam. 

En  voyant  les  merveines  de  la  religion  de  Mahomet  à  son  aurore, 
les  progrès  aocon^plis  dans  les  sciences,  les  arts,  les  lettres,  Tadmi- 
nislratioii  sous  les  califes,  on  est  tenté  de  regretter  quelquefois  la  vio- 
loire  de  -Charles-Martel.  L'histoire  ne  justifie  point  ces  regrets.  La 
ciTilisation  du  Coran,  si  brillante  en  apparence,  contient  un  germe 
de  mort.  En  détruisant  la  personnalité  humaine,  on  voit  à  quel  rang 
le  fanatisme  musulman  a  fait  descendre  les  sociétés  orientales. 
Charles-Martel  sauve  réellement  la  civilisation  moderne.  Grâce  à  lui, 
Cfaarlemagne  commence  la  fusion  entre  le  monde  ancien  et  le  monde 
noureau;  son  empire  disparait  non  sans  laisser  des  traces  :  TÉglise 
est  fondée,  les  bases  de  la  féodalité  surgissent  du  sol,  la  renaissance 
des  lettres,  du  commerce,  des  arts,  préparent  Taffranchissement  des 
communes;  Funité  royale  montre  sa  force;  on  voit  se  produire  sur  la 
scènepolitique les  quatre  puissances  dont  les  luttes  doivent  la  rem* 
plîr  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier  :  clergé,  noblesse,  peuple, 
Toyaxrté. 

Tie  clergé  contribue  puissamment  à  la  révolution  qui  substitue  les 
Carlovingiens  aux  Mérovingiens.  Quel  rôle  a  joué  l'Église  jusqu'a- 
lors? D'abord  elle  a  mis  tous  ses  soins  à  se  faire  accepter  des  bar- 
bares, elle  y  est  parvenue  assez  facilement.  11  y  a,  en  effet;  entre  le 
christianisme  et  le  germanisme  un  fonds  commun  de  sentiments  et 
de  doctrines  qu'il  ne* s'agissait  que  d'épurer  :  c'est  à  quoi  l'Église 
trayaille  avec  ardeur  dès  les  commencements.  La  férocité  généreuse 
du  barbare  lui  convient  mieux  que  le  scepticisme  froid  et  l'égoîsme 
raffiné  du  Romain.  Comprenant  que  sa  force  est  tout  entière  dans 
Tmiité,  et  qu'elle  ne  peut  s'imposer  qu'en  réunissant  toutes  les 
volontés  dans  une  seule,  l'Église  se  prend  corps  à  corps  avec  l'héré- 
fie,  et  cherche  à  l'étouffer.  Elle  a  affaire  d'abord  à  l'arianisme  et  au 
gnostidsme;  le  manichéisme  enseigne  ensuite  que  l'homme  a  deux 
âmes  :  Tune  bonne,  l'autre  mauvaise  ;  que  le  bien  et  le  mal  forment 
un  dualisme  étemel;  qu'il  n'y  a  pas  d'incarnation,  et  par  conséquent 
point  de  rédemption.  Plus  tard,  Pélasge  nie  le  péché  originel  et  pro- 
dame le  libre  arbitre  ;  Nestorius  établit  une  distinction  entre  le  Verbe 


300  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

de  Dieu  et  Jésus-Christ,  dans  lequel  il  voit  deux  personnes.  Puis- 
sante par  les  richesses,  par  les  lumières,  par  les  mœurs,  l'Église 
sent  cependant  que  seule  elle  ne  parviendra  pas  à  triompher  de  rhé- 
résie  ;  il  lui  faut  Faide  d'un  pouvoir  fort.  Pépin  et  Charles-Martel, 
rois  en  réalité,  n'en  portaient  point  le  titre,  qu'une  vieille  supersti- 
tion aimait  à  laisser  aux  enfants  de  Mérovée.  Pour  donnera  son  auto- 
rité un  prestige  qui  leur  semblait  nécessaire,  Pépin  s'adressa  à  la 
religion  :  l'évêque  de  Rome  vint  l'oindre,  et  reçut  en  échange  une 
petite  souveraineté.  A  dater  de  ce  moment,  l'Église  et  la  royauté 
unissent  leurs  destinées.  L'Église  a  trouvé  un  bras  docile  qui,  depuis 
la  croisade  contre  les  Albigeois  jusqu'à  la  Saint-Barthélémy  et  la 
révocation  de  l'édit  de  Nantes,  ne  se  lassera  pas  de  frapper  en  sod 
nom. 

Je  ne  suivrai  pas  M.  Henri  Martin  dans  la  nuit  du  dixième  siècle 
ni  dans  le  crépuscule  du  onzième.  La  scolastique,  les  controverses 
entre  saint  Bernard  et  Abélard,  le  réveil  du  platonicisme,  sont  des 
sujets  que  je  ne  puis  qu'indiquer  ici.  L'historien  le  traite  avec  autant 
de  profondeur  que  de  clarté.  Sainte  de  l'amour,  la  nojble  et  touchante 
figure  d'Héloïse  se  détache  au  fronton  du  tabernacle  nouveau  qui  se 
construit  sous  l'inspiration  de  la  femme.  Du  sentiment  frank  uni  au 
sentiment  chrétien  va  naître  un  autre  univers,  dans  lequel  la  femme 
sera  reine.  Fille  de  la  guerre  et  de  la  religion,  la  chevalerie  aura  sa 
double  littérature  et  son  double  idiome.  Les  troubadours  du  pays 
d'oc  formeront  la  langue  brillante,  sonore  et  souple  du  Midi  ;  la  lan- 
gue d'oil,  moins  éclatante  et  moins  harmonieuse,  mais  plus  forte  et 
plus  naïve,  sortira  des  lèvres  des  trouvères.  A  peine  nées,  elles  rem- 
plissent l'Europe.  L'une,  colorée  et  impétueuse,  récite  ses  odes  et 
chante  ses  chansons  ;  Tautre,  ardente  et  réfléchie  à  la  fois,  va  répé- 
tant au  milieu  des  batailles  ses  vers  épiques.  La  Chanson  de  Geste  eA 
une  épopée  ;  la  Chanson  de  Roland  est  l'aurore  de  cette  renaissance 
passagère  de  la  poésie  qu'on  peut  constater  sous  les  Carlovingiens. 
((  Chose  surprenante,  dit  M.  Henri  Martin  à  propos  dela4^hansondê 
Roland^  le  souffle  du  poëme  est  le  patriotisme  !  le  patriotisme  quand 
il  n'y  a  encore  qu'une  simple  communauté  de  mœurs  et  de  langue, 
quand  il  n'y  a  point  de  patrie  politique  1  la  pensée  du  poète  crée  en 
arrière  ce  qui  sera  en  avant,  une  vraie  France,  cette  douke  France 
pour  laquelle  ses  héros  expriment  une  tendresse  si  touchante,  et  c'est 
Charlemagne  qui  en  est  pour  lui  la  majestueuse  personnification.  » 

A  cette  poésie  une  chose  manque  cependant,  le  charme  suprême, 


CHAPITRE  XXXII.  301 

Tamour.  C'est  dans  Félément  celtique  qu'elle  va  bientôt  te  puiser. 
H.  Henri  Martin  nous  montre  comment  la  tradition  celtique,  vivante 
eDCore,  et  transmise  des  druides  aux  bardes,  s'est  adoucie  et  atten- 
drie au  contact  du  christianisme.  Les  esprits  gaulois,  ouverts  depuis 
longtemps  à  la  croyance  de  l'immortalité  des  âmes,  commencent  à 
onnprendre  le  charme  de  leur  éternelle  union.  La  femme  prend  dès 
lors  une  physionomie  nouvelle  aux  yeux  de  l'homme,  et  Tamour 
nait  du  besoin  de  Tinfini.  Désormais  l'amour  est  le  pivot  sur  lequel 
roulent  les  compositions  poétiques  ;  les  romans  de  la  table  ronde , 
lecjcle  d'Arthur  tout  entier,  vivent  de  ce  sentiment  charmant  etnou- 
Teau.  M.  Henri  Martin  excelle  à  peindre  les  grandes  transformations 
philosophiques  et  littéraires,  nul  ne  met  plus  de  patience  et  de  saga- 
cité à  suivre  la  filiation  des  idées,  et  leur  marche  à  travers  les  siècles. 
Nous  n'en  voulons  pour  preuve  que  cette  profonde  et  curieuse  étude 
sur  la  poésie  carlovingienne  dont  je  viens  d'esquisser  les  principaux 
traits. 

Le  règne  de  Philippe-Auguste  me  semble  un  des  meilleurs  frag- 
ments de  ce  grand  ouvrage.  La  lutte  religieuse  qui  mit  de  nouveau 
le  Nord  et  le  Midi  en  présence  forme  un  des  plus  douloureux  épisodes 
de  nos  annales.  Il  est  dur  de  voir  le  pied  des  barons  du  Nord  sur  la 
gorge  des  populations  méridionales.  On  sent  que  la  liberté  et  la  civi- 
lisation rftlent  sous  cette  pression  féroce.  Le  Nord  convoitait  depuis 
longtemps  les  richesses  du  Midi  ;  l'Église  lui  permit  de  les  prendre  ; 
l'hérésie  lui  servit  de  prétexte.  U  n'en  fallait  pas  tant  pour  mettre 
tous  ces  pillards  en  chasse.  La  curée  fut  longue;  elle  commença  à 
Béziers  :  «  Là  eUt  lieu,  dit  la  Chronique^  le  plus  grand  massacre  que 
jamais  on  eût  fait  dans  le  monde,  car  on  n'épargna  ni  vieux,  ni  jeunes, 
pas  même  les  enfants  qui  tétaient.  »  Les  vainqueurs  ayant  demandé 
à  l'abbé  de  Citeaux  comment  ils  distingueraient  les  hérétiques  des 
fidèles  :  «  Tuez-les  tous!  répondit  Arnaud  Amaury,  tuez-les  tous! 
Dieu  connaîtra  les  siens?  » 

Tu  Histoire  de  M.  Henri  Martin  abonde  en  recherches  curieuses  et 
instructives  :  politique,  administration,  philosophie,  littérature,  l'au- 
teur trace  le  tableau  complet  de  nos  transformations  successives.  Dans 
le  moyen  fige,  je  citerai  plusieurs  études  fort  intéressantes,  au  point 
de  vue  de  l'économie  politique,  sur  le  Livre  des  Métiers^  la  Réforme 
monétaire^  le  Gouvernement  des  légistes  et  des  banquiers^  les  Impôts 
en  ferme,  la  Maltâte,  etc.  Une  belle  étude  d'un  autre  genre  est  celle 
intitulée  :  Les  Beaux^Arts  sous  saint  Louis. 


302^  L'ANN.ÈE  LITTÉRAIRE. 

La.  décadence  de  la  France-féodale  conuaieQœaU)q|iiatoszièmefiiède. 
Ce  siècle  s'ouvre  paît  la  bataille  de  Cassels  et  se  termine  par  la  folie 
de  Charles  YL  Que  d'événements  pendant  cette  pémode!  Ïa  grandeur 
et  la  chute  d'Arteweld,  les< guerres  anglaises,  la  fin  de  la  cheTalerie 
féodale  à  Crécy^  la  jacquerie^  la  peste  noine,  les  premiers  états  gjéné» 
raux,  les. tentatives  de  la  bourgeoisie  parisienne  pour  se  saisir  dagoiH 
-vernement,  le  schisme,  les  guerres  civiks  des  Bourguignons  et  des 
Armagnacs.  M.  Henri  Martin  a  éclairé  tous  ces  sujets  d-un  joor 
brillant.  Cette  époque  d'activité  furieuse,  de  maiheucs  et  de  admet 
devait  voir  nattre  V Imitation  de  Jésus^Chnst^  un  des  plus  beau»  et 
des  plus  dangereux  livres  que  les  hommes  puissent  lire»  Ces  quelques 
lignes  de  l'auteur  suffiront  pour  1^  faire  apprécier,  a  Ce  peut  dtie 
avec  les  maximes  de  Y  Imitation^  que  la  personne  humaine  se  sauve 
en  Dieu,  quand  l'humanité,  quand  la  société  semble  perdue;  ce  n'est 
pas  avec  ces  maximes  qu'on  sauve  l'humanité  ni  la  patrie.  Celul^ia 
le  livre  prétend  imiter  avait  apporté  parmi  les  hommes  d'autres 
exemples  que  ceux  de  la  contemplation  soUtaire  :  n'a-t*il  pas  agi  et 
combattu  jjusqa'à  la  mort? 

«  Le  contemplatif  inconnu,  de  VlmitcUion  est  grand,  sans  doute, 
mais  quelqpi'un  de  plus  grand  doit  paraître  :  celle  qpai  tout  à  l'heure 
rapportera  L'idée  du  Seigneur,  le  glaive  de  l'action,  de  la  justice  et 
du  salut  !  Lorsque  le  monde  s'écroule  dans  un  chaos  sanglant,  Tau» 
leur  de  V Imitation,  se  couvre  la  tête  de  sa  robe,  et  laisse  pédr  le 
monde;  l'enfant  de  Domrémy  le  sauvera»  » 

L'espace  me  manque  et  j'hésite  à  pénétrer  dans  Les  détails  de 
cette  Histoire.  Je  me  borne  à  montrer  les  huit  grands  cadres  que 
M.  Henri  Msurtin  a  remplis ,.  avec  une  si  grande  sûreté  de  main  et 
un  si  grand  bonheur  de  composition.  Le  premier  est  consafiré  à  nos 
origines  :  les. fils  de  Japhet,  descendus  des  plateaux  de  l'Asie,  ont 
couvert  l'Ouest  du  flot  de  leurs  migrations.  Le  Gaël  tatoué,  père  des 
Gaulois ,  lance  ses  flèches  armées  d'une  pointe  en  silex  contre  les 
bêtes  féroces  des  forêts  primitives.  Ce  sauvage  a  des  troupeaux  et  du 
blé.  Divisés  en  deux  con|edéoatlons.  Celtes  et  Gaëls  occupent  les  uns 
le  midi ,  les  uns  le  nord  du  pays  qui  doit  être  la  Gaule.  Nos  pèses  se 
civilisent  peu  à  peu  et  forment  une  nation  puissante,  qui  périt  ^oi^ée 
par  les  légionnaÎMs  de  César.  La  Gaule*  romaine  sui^  un  moment 
pour  finir  avec  l'empire.  Les  barbares  envahissent  lesr  provinces  ;  le 
christianisme  se  propage  ;  la  monarchie  de  Charlemagne  se  fende, 
s'élève,  s'écroule,  et  de  ses  débris  ferme  le  royaume  de  France.  Le 


CHAPITRE  XXXIl.  303 

second. tableau  s'ouTre  à.  ravénemeni  de  Robert  le  Fort,. et  se  terme 
iraTéDement  des  Yaloifl.  11  embrasse  les  croisades^  lavformatioades. 
communes,  les  premiess  états  généraux^  et  les  progrès  de  la  royauté 
fisodale.  Les  guerres  avec  l'ÂngleteEre,  de  Philippe  de  Valois  à  Chaiv< 
Ifis  Ylly  remplissent  le  troisième  tableau^  Louis  XX  laisse  la  royauté 
puissante  et  raffermie;  la  conquâtè  de  l'Italie  tente  ses  successeurs , 
ils  descendent  dans  ce  beau  pays;  la  Renaissance  brille  déjà;,  la 
Béforme  commence  à.  pdifidra  :  ce  quatrième  tableau,  s'arrête  à 
Henri  U.  Le  cinqpième  nous  fait  voir  les  Valois  glissant  dans  le 
sang  des  guerres  civiles,  et  les  Roiu*bons  fondant  une  nouvelle, 
dynastie;  Ce  tableau  est  pleia  des  fureucs  de  la  Ligue  „des  coups  de 
poignard  et  d'arquebuse  de  la  politique  italienne.  Le  traité  de  Ver^ 
idns  cicatrise  toutes  ces  plaies  ;  la  France  moderne  se  dégage  aa  mi^* 
lieu  de  la  lutte  soutenue  contre  la  maison  d'Autriche,  depuisHenri  LV 
jusqu'à  Mazarin  :  tel  est  le  sujet  du  sixième  tableau.  Le  règne  de 
Louis  XIV  est  encadré  dans  le  septième.  L'auteur  nous  montre,  en 
terminant ,  la  décadence  de  la  monarchie,  et  la  philosophie  du  dix- 
huitième  siècle  préparant  la  révolution  inaugurée  par  les  états  géné- 
raux, en  1789. 

Il  y  a  des  moments  où  l'histoire  est  plus  qu'une  étude,  et  où  elle 
devient  une  véritable  consolation.  Elle  apprend  la  patience  et  la  rési- 
gnation; elle  enseigne  à  supporter  les  épreuves  passagères  et  à  compter 
sur  le  temps.  Je  l'ai  éprouvé  en  lisant  la  dernière  partie  de  cette  his^ 
toire,  admirable  résumé  des  travaux  et  des  idées  phibsophiques,  his- 
toriques, moraux  et  sociaux  de  nos  pères  du  dix-huitième  siècle. 
Une  histoire  de  France  comme  celle  que  vient  de  terminer  M.  Henri 
Martin  est  un  travail  immense.  Pour  l'accomplir,  il  faut  être  un 
homme  de  l'avexiir,  car  il  n'y  a  que  les  hommes  de  l'avenir  qui  comr 
prennent  bien  le  passé ,  il  faut  en  outre  que  l'auteur  soit  en  commu- 
nion directe  avec  les  idées  générales  de  la  nation  y  qu'il  se  sente  pour 
ainsi  dire  porté  par  le  sentiment  national.  Sans  cela  on  ne  saurait 
réussir.  L'œuvre  littéraire  qui  exige  le  plus  de  talent,  le  plus  de 
patience ,  le  plus  de  cœur,  le  plus  de  bon  sens ,  qui  prend,  la  vie  d'un 
hMume  tout  entière,  une  histoire  de  France,  enfin,  est  une  de  ceUes 
auxquelles  pn  peut  le  moins  promettre  la  durée.  Plusieurs  fois  daus^ 
UE  siècle ,  les  idées  se  modifient ,  l'opinion  change  de  courant ,  le. 
point  de  vue  général  se  déplace.  C'est  ce  (pii  a  jeté  dans  Toubli  tant 
de  travaux  remarquables.  La  gloire  littéraire  de  l'historien  subsiste 
quelquefois,  mais  son  histoire  a  perdu  toute  valeur..  M«  Henri  Martin 


304  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

a  éTité  ce  danger  en  mettant  sa  plume  au  service  de  la  grande  pensée 
moderne  qui  pousse  aujourd'hui  en  avant  notre  patrie,  malgré  toutes 
les  apparences  contraires.  Son  histoire  durera,  parce  qu'elle  est  le 
résumé  exact  et  intelligent  des  notions  les  plus  avancées  de  la  science 
actuelle,  notions  que  l'avenir  se  chargera  encore  de  développer.  Cette 
histoire  décrit  les  hommes  et  les  choses;  elle  nous  fait  assister  au 
développement  successif  des  faits  et  des  idées  ;  elle  embrasse  non-seu- 
lement la  politique,  la  guerre,  l'administration,  leconmierce,  l'in- 
dustrie, mais  encore  l'économie  politique,  la  religion,  la  philosophie, 
la  littérature  et  les  mœurs.  U Histoire  de  France  de  M.  Henri  Martin 
est  le  drame  vivant  de  l'existence  du  peuple  français.  Esprit  sagace 
et  net,  intelligence  vive  et  sympathique,  écrivain  habile  et  distingué, 
on  peut  dire  que  M.  Henri  Martin  a  élevé  un  monument  durable  a  la 
gloire  de  son  pays. 
C'est  une  justice  que  personne  ne  refusera  de  lui  rendre. 

Il 

La  vieille  idolâtrie  monarchique  perd  chaque  jour  un  de  ses  fidèles; 
l'esprit  moderne  se  glisse  partout,  même  chez  les  rédacteurs  de  la 
Gazette  de  France.  Voici,  par  exemple,  M.  de  Lescure  qui  touche  a 
l'arche  sainte,  qui  s'attaque  aux  amours  de  Louis  XIV.  Les  mat- 
tresses  du  grand  roi  !  vous  n'y  songez  pas  !  Discuter  La  Vallière, 
Montespan,  Fontange,  c'est  saper  le  dogme  monarchique  par  la 
base ,  c'est  détruire  la  religion ,  la  morale ,  le  respect,  tout  ce  qui 
fait  enfin  la  force  des  sociétés. 

Je  m'étonne  en  effet  que  M.  de  Lescure  n'ait  pas  compris  qu'il 
allait  porter  le  poignard  dans  l'âme  des  vrais  royalistes,  ses  amis, 
pour  lesquels  les  maîtresses  de  Louis  XIV  sont  des  idoles ,  et  qui 
même  un  peu  aussi  ne  sont  pas  sans  s'agenouiller  devant  celles  de 
Louis  XV.  Ce  qui  porte  à  son  comble  l'audace  de  M.  de  Lescure, 
c'est  qu'il  compare  les  maîtresses  du  régent  à  celles  de  Louis  XTV, 
et  qu'il  donne  hautement  la  préférence  aux  premières.  Mes- 
dames de  Montespan,  de  La  Vallière,  assimilées  à  mesdames  de 
Sabran,  de  Parabère  et  de  Phalaris,  le  faubourg  Saint-Germain 
va  jeter  .les  hauts  cris,  et  le  dernier  des  vidâmes  enverra  Fayant- 
dernier  des  chevaliers  demander  à  M.  de  Lescure  l'heure  et  le  jour 
où  ils  pourront  se  rencontrer  sur  le  pré,  en  dépit  de  messieurs  les 
chers  de  la  connétablie. 


CHAPITRE  XXXIL  305 

Supposons  que  le  dernier  des  vidâmes  perce  de  sa  bretteM.  de  Les- 
eure,  madame  de  Montespan  n'en  sera  pas  plus  ayancée.  Percer  n'est 
pas  répondre.  J'ai  lu  le  plaidoyer  en  faveur  des  maîtresses  du  régent, 
et  j'avoue  que  je  l'ai  trouvé  piquant  et  ingénieux,  «c  Ces  maîtresses^ 
qoe  le  duc  d'Orléans  n'a  prises  à  personne,  il  les  entretient  lui- 
même,  et  ne  les  fait  pas  entretenir  par  la  nation.  Il  s'endette  peut- 
être,  mais  il  n'endette  pas  la  France.  Aussi  désintéressé  que  prodi- 
gue, sa  mère  lui  rend  cette  justice  véridique  que  pas  une  goutte  n'est 
tombée  sur  lui-même  de  cette  pluie  d'or  dont*  il  arrose  ses  courti- 
sanes. Il  n'a  pas  même  voulu  toucher  ce  qui  lui  revient  comme 
admmistrateur  du  royaume.  »  Que  répondra  le  dernier  des  vidâmes 
i  la  citation  précédente,  et  à  celles-ci  :  a  Mesdames  d'Ârgenton,  de 
Sabran,  d'Aveme,  de  Parabère,  dominèrent  l'homme  sans  dominer 

le  prince;  elles  aimèrent,  mais  ne  gouvernèrent  pas ;  aucun 

ministre  n'alla  prendre  à  leur  toilette  l'ordre  du  jour,  et  elles  ne  déci- 
dèrent pas  la  paix  et  la  guerre  d'un  signe  de  leur  éventail.  Le  scan- 
dale de  leur  liaison  fut  si  inofiTensif,  qu'il  n'atteignit  point  même  les 
mœurs  qui,  autour  d'elles,  eussent  pu  rester  pures,  si,  avant  elles, 
elles  n'eussent  été  corrompues.  Elles  n'imposèrent  à  la  cour  ni  leurs 
Tices  ni  leurs  vertus.  Quand  mademoiselle  de  Sery  tomba ,  elle  n'af- 
ficha pas  sa  chute.  On  ne  vit  point,  à  son  exemple,  les  filles  d'hon-' 
neur  s'empresser  de  se  déshonorer.  Quand  madame  de  Parabère  fut 
enceinte ,  la  mode  ne  revint  pas  des  robes  ballantes,  sous  lesquelles 
madame  de  Montespan  étalait,  sous  prétexte  de  les  cacher,  ses  gros- 
sesses adultères.  Quand  elle  se  convertit,  si  elle  se  convertit  jamais, 
on  ne  flatta  point  autour  d'elle ,  par  une  dévotion  hypocrite ,  ces  vel- 
léités de  dévotion » 

Les  historiens  du  tiers  état  semblent  se  faire  un  malin  plaisir, 
depuis  quelque  temps,  d'arracher  des  mèches  à  la  perruque  de 
Louis  XI  Y;  c'est  leur  droit,  mais  qu'un  écrivain  appartenant  à  l'ordre 
de  la  noblesse,  et  attaché  à  la  rédaction  de  la  Gazette  de  France,  s'a- 
muse, de  son  côté,  à  épiler  cet  auguste  couvre-chef,  c'est  ce  qui  me  fait 
éprouver  un  étonnement  que  je  ne  puis  rendre  que  par  ces  mots  :  Signe 
du  temps  I  Le  grand  siècle  honni  par  un  légitimiste,  c'est  à  ne  pas  y 
croire.  Écoutez  plutôt  :  «c  Chose  étrange!  c'est  cette  époque  décriée, 
qu'on  nomme  la  Régence,  qui  réparera,  sur  certains  points,  les  torts 
du  grand  siècle.  Loin  de  nous  faire  assister  à  la  continuation  de  ce 
déplorable  spectacle,  qui  a  fait  gémir  si  longtemps  les  Chevreuse,  les 
B^uvilliers,  les  Bellefonds,  les  Fénelon,  ce  groupe  de  fidèles  indé- 

Tom«  X.  —  3  8*  LiTraisoB.  2 0 


3M  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

pendante,  pli»  amis  de  la  roymité  qua  du  roi  ;  loin  d'achever  la  dégra- 
dation de  la  paternité,  et  de  consommer  Tapothéoee  de  raduUèie, 
c'est  elle  qui  venge  à  la  fois  les  droits  de  la  famille  et  de  k  natim 
outragées.  C'est  elle  qui  abaisse  d'abord  l'orgueil  de  ces  ib  de  IV 
mour  et  un  peu  du  hasard,  auxquels  l'aTeugle  idolfttrie  de  Louis  XIV 
vieillissant  avait,  d'édit  en  édit,  fait  enjamba  la  distance  qui  les  séjps- 
rait  du  trône.  Sous  la  Régence,  comme  sous  Louis  XIY,  il  y  a  des 
adultères  et  des  bâtards,  mais  l'adultère  n'est  plus  glorifié,  et  labiiw- 
dise  reprend  sa  marche  boiteuse  derrière  la  légitimité. 

«(  Le  régent  ne  s'expose  pas  à  recevoir  daas  son  sang  la  leçon  qa'il 
venait  d'infliger  aux  du  Maine.  Brutalement  prévoyant,  il  lie  m 
deux  fils  naturels  au  célibat  par  les  vceux  de  l'épiscopat  et  de  Malte, 
et  loin  d'abandonner  à  une  dangereuse  fécondité  œs  branches  païa- 
sites  de  sa  famille,  il  les  condamne  à  la  stérilité» 

a  En  outre,  continuant  par  son  exemple  à  nous  offrir  un  argumenl 
invincible  contre  ceux  qui  veulent  faire  assumer  à  ce  prince  la  m- 
ponsabilité  d'une  corruption  de  mceurs  qui  avait  commencé  bien 
avant,  et  qui  était  déjà  mûre  à  la  mort  de  Louis  XIY,  le  régent,  qui 
n'affiche  pas  ses  pasuons,  ne  se  pique  pas  davantage  de  les  fure  par- 
tager aux  autres. 

a  n  n'oblige  personne  au  respect  de  ce  qu'il  méprise  et  de  œ  qD*il 
aime.  Aussi  tolérant  pour  les  autres  que  pour  lui-même,  il  s'anraae, 
mais  il  n'empêche  pas  les  autres  de  s'ennuyer.  Il  déteste  les  sermons, 
mais  il  ne  dierche  pas  à  fausser  le  texte  du  prédicateur  et  a  bire 
entrer  de  force,  dans  la  morale  et  dans  la  politique  violées,  la  jusiifr- 
caticm  de  ses  fautes.  x> 

Je  frémis  de  la  hardiesse  de  ces  propos,  qui  retombent  d'aplomb 
sur  la  nuque  du  grand  roi,  et  je  me  demande  ce  que  va  dire  la  Ga- 
zette de  France  en  les  lisant,  a  Qui  ose  parler  ainsi  ?  Un  voltairien, 
un  démagogue,  un  rationaliste,  sans  doute.  Non!  c'est  un  de  mes 
rédacteurs  qui  s'amuse  à  jeter  des  pierres  dans  le  jardin  du  phis  gl^ 
rieux  des  monarques  qui  se  soient  assis  sur  le  trône  des  lis  I  Vilipen- 
der des  dames  qui  ont  été  honcnrées  des  [bontés  du  roi  I  Attaquer  ks 
bâtards,  des  princes  déclarés  par  lui  aptes  à  porter  la  couronne  de 
France  1  Quel  malheur  que  la  Bastille  n'existe  plus  !  comme  je  solli- 
citerais une  lettre  de  cachet  de  M.  de  Saint-Florentin  en  faveur  de 
mon  tndtre  de  collaborateur  I  » 

M.  de  Lescure  mériterait  certes  un  pareU  châtiment,  et  je  conçeii 
parfaitement  la  cdère  de  cette  pauvre  Guxette.  Son  Altesse  Bojtb 


CHAPITRE  XXXIÏ.  387 

le^ë'Orléans,  régenf  de  France,  n'est  pas  en  «fènr  âe  samMé 
auprès  des  pan  légitimistes,  et  toîfà  M.  de  Leseure  qni  se  permet  de 
le  réinbifiier.  M.  de  Lescnre  s'en  défendrait  en  vain,  il  est  pris  petit 
ktégent  d'une  sympathie  secrète  qui  s'étend  sur  toute  la  Régence  i 
«  Yoici  enfin,  s'écrie^-il,  une  époque  sans  préjagés,  originale, 
hsodie,  sceptique,  eii  Ton  peut  aimer,  rire  et  dîanter  qnand  même; 
où  les  vicissitudes  du  système  n'enlèyent  pas  un  habitué  au  bal  de 
rOpéra,  où  rien  n'excuse  un  homme  de  s*étre  fait  sauter  la  cerrelle; 
où  les  maris  eux-mêmes  prennent  leur  parti  et  donnent  carte  blan- 
che aux  femmes  qui  la  donnent  aux  maris  ;  où  tout  le  nionde,  en 
proie  à  un  veKige  contagieux  de  galanterie  et  d'esprit,  est  quelque 
peu  rimeur  ou  amourecrx;  où  Richelieu  écrit  des  billets  que  signenut 
Voltaire,  et  Veltavre  des  billets  que  ne  désavouerait  pas  Richeiîen  ; 
oh  le  prime  rit  teot  le  premier  des  couplets  que  Ton  fait  contre  hii, 
et  prSte  de  l'esprit  à  ses  ennemis;  où  les  plus  fous  sont  les  plus  sages, 
oi  les  plus  sages  sont  les  plus  fous,  où  d'Argenson  ne  compte  plus 
ses  maîtresses,  et  où  d' Aguesseau  est  bien  près  d'en  avoir  ;  où  le 
garde  des  sceaux  se  retire  à  Notre-Dame  du  Traisnel,  dans  un  véri- 
table sérail  sous  la  grille,  et  où  le  chancelier  de  France  se  laisse  ap- 
peler par  madame  d'Estrées  :  ^  Mon  folichon  /»  Certes,  HM.  Arsène 
Houssaye  et  Capefigue  n'auraient  pas  mieux  dît  ;  cependant  j^avoue 
que  ce  livre  de  M.  de  Leseure,  les  Maitrtsses  du  Régent^  ferait  nattre 
eo  moi  d'autres  réflexions  si  je  voulais  m'appesantir  sur  sa  lecture. 
Toutes  les  amours  du  duc  d'Orléans  y  sont  enregistrées,  numérotées, 
cataloguées,  par  ordre  dedate.  fl  y  a  ledossierdespremr^e^ma^/re^^esr; 
la  petite  Léoncnre,  la  Grandval,  mademoiselle  Linet  de  la  Maison- 
aièie  ;  celui  des  grandes  matiresses  :  Charlotte  Desmares,  mademoi- 
selle  Florence,  madame  d'Argenton,  madame  de  Parabère,  madame 
fcSabran^  madame  d'Aveme;  ensuite  deux  dossiers  particuliers  r  tzne 
petite  ina2lre9«e,mademoisdle  Houël;  la  dernière  maîtresse^  madame 
denudariSr  L'inventaire  estcemplet,  aucun  nom  ne  manque  à  la  liste. 
La  question  est  de  savoir  si  elle  valait  la  peine  d'être  dressée,  et  si 
l'aotesT  n'aturait  pas  mâeux  lait  de  laisser  dans  les  ténèbres  ces  chro- 
inques  scaDPdaleuses  et  ces  mémoires  secrets  de  tant  de  malheureuses 
(pli  ont  servi  de  jouet  à  un  libertin,  et  qui  n'ont  d'autres  titres  à  une 
eoriosité  malsaine  que  leur  vénalité,  leur  corruption  et  leurs  débau- 
ches. 11.  de  Leseure  le  dit  lui-même,  les  maîtresses  du  régent  n'ont 
joué  aucun  rôle  politique  ou  littéraire  ;  elles  n'ont  point  fkit  de  mi- 
nistre, elles  n'ont  ni  protégé  ni  combattu  les  philosophes  ;  elles  ont 


l 


308  L'ANNÉE  LITTÉRAIRE. 

soupe  avec  le  régent,  voilà  tout.  Cela  suffit-il  pour  qu*un  homme 
d'esprit  et  de  talent  se  donne  [la  peine  d'écrire  leur  histoire?  M.  de 
Lescure  s'en  est  tiré,  j'en  conviens,  avec  habileté,  et  sans  choquer  les 
bienséances.  C'est  un  tour  de  force  qai  parle  en  sa  faveur  ;  aussi  je 
crois  qu'on  peut  le  renvoyer  des  fins  de  la  plainte,  à  condition  qu'il 
ne  recommencera  plus.  Reste  maintenant  son  affaire  avec  la  GazetU 
de  France.  Celle-là,  je  ne  me  charge  point  de  l'arranger. 

III 

Quelle  destinée  que  celle  de  ce  pauvre  Donizetti,  dont  on  vient  de 
représenter  un  petit  opéra  posthume  au  théâtre  de  l'Opéra-Comique  ! 
Encore  dans  toute  la  force  de  l'âge,  une  maladie  terrible  le  saisit,  le 
dépérissement,  puis  petit  à  petit,  l'anéantissement  complet  de  ses 
facultés.  Il  languit  tristement  dans  une  maison  de  santé  des  environs 
de  Paris,  et  quand  on  le  transporte  en  Italie,  dans  son  pays,  sous  ce 
ciel  qui,  espère-tron,  le  ranimera,  il  ne  reconnaît  plus  rien,  ni  les  per- 
sonnes, ni  les  lieux,  ni  ses  amis,  ni  la  maison  où  il  est  né-,  il  ne  parle 
plus  ;  U  entend  à  peine  :  l'âme  a  quitté  le  corps. — Terrible  problème  ! 
—  et  le  corps  fonctionne  ;  cet  être  sans  nom  qui  ne  pense  plus,  il 
boit,  il  mange,  il  dort,  il  a  une  espèce  de  vie  ! 

J'ai  vu  Donizetti  dans  les  premiers  temps  de  sa  maladie,  à  œ 
moment  où  on  dirait  que  l'âme  s'essaye  à  quitter  sa  demeure,  où  elle 
va  et  vient,  pour  ainsi  dire,  où  elle  a  des  absences  subites  et  mexpli- 
cables,  et  des  retours  si  consolants.  Quelquefois,  il  se  mettait  au  piano  ; 
les  plus  fraîches  mélodies  naissaient  sous  ses  doigts  ;  puis,  tout  à  coup, 
un  bruit  vague,  des  sons  entrecoupés,  des  lambeaux  d'harmonie,  le 
chaos,  le  néant.  On  se  taisait,  on  se  regardait  les  uns  les  autres  dans 
une  espèce  de  terreur  :  l'âme  venait  de  partir.  Un  moment  après,  les 
mélodies  reprenaient  leur  cours,  tendres,  sérieuses,  gaies  (celles-là 
nous  faisaient  le  plus  de  mal)  :  l'âme  était  de  retour.  Pendant  des 
jours,  quelquefois  pendant  des  semaines  entières,  l'âme  voyageuse 
restait  au  logis  où  on  la  croyait  pour  jamais  revenue.  Les  amis  de 
Donizetti  cessaient  alors  de  croire  à  sa  maladie;  ib  se  réjouissaient, 
ils  avaient  retrouvé  l'homme  et  l'artiste  qu'ils  aimaient,  quand  une 
nouvelle  absence  venait  subitement  détruire  leur  illusion.  Peu  à 
peu  ces  absences  devinrent  plus  longues  et  plus  fréquentes.  Si  l'âme 
se  montrait  encore  quelquefois  dans  ce  corps,  c'était  pour  un  moment; 
bientôt  elle  cessa  d'y  paraître,  et  s'envola  pour  jamais. 


CHAPITRE  XXXII.  309 

En  mettant  Rossini  à  part,  Donizetti  est  sans  contredit  le  plus  popu- 
laire des  compositeurs  italiens  en  France;  sa  gloite  a  dépassé  les 
limites  du  dilettantisme.  A  peine  arrivé  en  France,  il  avait  compris 
le  goût  de  notre  public  et  les  nécessités  de  notre  théâtre.  A  TOpéra 
et  à  rOpéra-Comique,  il  obtint  presque  tout  de  suite  deux  succès  qui 
durent  aujourd'hui,  et  qui  dureront  longtemps  encore  :  la  Favorite 
et  la  Fille  du  régiment.  On  en  peut  dire  autant  de  Ltieie  de  Lamer- 
moor,  qui  fut  écrite  pour  TOpéra  de  Naples,  e